Le passé est imprévisible – 2


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Dans cette période troublée où nul ne sait de quoi l’avenir est fait, où la forte chaleur nous tape un peu sur la tête, il est reposant de s’extraire du temps présent, de fouiller dans ses souvenirs, fouiller dans les archives, prendre la loupe pour voir comment la lumière du présent éclaire les événements passés. C’est en cela que le passé est imprévisible.

En relisant ce que j’ai écrit sur ce blog depuis sa création en 2005 et en déambulant dans les riches archives du journal Le Monde, je suis tombé sur un certain nombre d’articles qui méritent d’être lus – ou relus – sachant ce que nous savons !

Je vais en reproduire quelques-uns dans les jours qui viennent. Inutile de chercher la moindre rationalité dans cette sélection. Il n’y en a aucune. J’ai fouillé les archives le nez au vent. Enfin, presque !

Ce deuxième article concerne le regain de tensions entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée orientale. Voici ce que j’avais publié sur ce blog le 20 août 2013 sous le titre : « Jeu d’échec ou jeu de go, en Méditerranée orientale ? »

La gesticulation précède toujours l’engagement de forces militaires. On assiste donc à la classique guerre des communiqués. Jean Guisnel, dans son blog « Défense ouverte », pour le magazine Le Point, annonce l’envoi d’une frégate française en Méditerranée orientale. Aussitôt, l’agence officielle russe Ria Novosti annonce « dans les prochains jours » l’envoi d’un bateau de lutte anti-sous-marine et un bateau lance-missiles en Méditerranée, en prenant soin de préciser que, selon l’état-major des forces navales russes, ces mouvements en Méditerranée n’étaient pas liés à la situation en Syrie mais qu’il s’agissait d’une « rotation prévue ». En fait de rotation, un bateau de lutte anti-sous-marine va rejoindre » les forces navales russes déjà présentes dans cette région qui seront complétées prochainement par la présence du croiseur lance-missiles de la flotte de la mer Noire Moskva, qui achève actuellement sa mission dans l’Atlantique Nord.

L’éditorialiste du journal « L’Orient le Jour » a beau jeu d’écrire que « la sensibilité du monde occidental est bien curieuse () Voilà plus de deux ans qu’il lui indiffère de voir, pêle-mêle, parmi les documents quotidiens de la guerre syrienne publiés sur la Toile, des hommes décapités à la scie électrique, des enfants dépecés par les obus, des familles entières liquidées à l’arme blanche. Plus de cent mille morts recensés et nul ne semblait en avoir cure. Le haut-le-cœur est venu brusquement, au spectacle des gazés de la Ghouta (…) L’usage des armes chimiques est certes horrifiant, mais pourquoi la destruction massive occasionnée par l’aviation larguant des barils d’explosifs et des bombes au phosphore, les enlèvements, les tortures, les exécutions sommaires ne le serait-elle pas tout autant ? »

Quel est le but de cette action « punitive » annoncée depuis plusieurs jours ? L’armée syrienne a eu le temps de prendre toutes ses dispositions, de détruire les preuves de l’utilisation de gaz et d’évacuer les cibles potentielles. Le président est à l’abri et ses avions probablement hébergés en Iran. Quelle est la crédibilité de cette action annoncée et de cette gesticulation, alors qu’il y a peu de temps encore, les autorités occidentales affirmaient qu’une action militaire était impossible en Syrie en raison du risque majeur de déstabilisation de la région et de voir la région s’embraser ?

« Coup de semonce » à l’américaine ou action « punitive » selon la curieuse expression employée par le chef d’État français et le chef de l’opposition syrienne ? Comme avant l’intervention américaine en Irak, de triste mémoire, le gouvernement des États-Unis a conclu à la responsabilité du gouvernement de Bachar Al-Assad dans l’attaque à l’arme chimique, avant même que les experts aient terminé leur mission. Les interventions en Irak et en Lybie qui ont été des erreurs n’ont donc pas servi de leçon. En Irak, c’est aujourd’hui le chaos total. Hier encore, une douzaine de bombes ont explosé à Bagdad et ses environs, tuant près de 70 personnes. Les Américains ont quitté un pays plongé pour longtemps encore dans la guerre civile. En Lybie, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy et à son ami Bernard Henry-Lévy, la situation est identique et représente un risque bien supérieur à la situation à laquelle l’intervention était censée remédier. Le Liban a peur, la population israélienne aussi.

Alors, pourquoi prendre de tels risques ? Les opinions publiques occidentales analysent parfaitement la situation. Elles sont donc très divisées. Un sondage Reuters-Ipsos réalisé entre le 19 et le 23 août indique que près de 60 % des sondés aux États-Unis estiment que leur pays ne devrait pas intervenir en Syrie (contre 9 % seulement d’avis favorables). Près d’un Américain sur deux continue à penser que leur pays n’a pas à se mêler du conflit. Les Français sont partagés sur une intervention militaire, 45 % se disent favorables alors que 40 % y sont opposés, selon un très récent sondage CSA.

Certes, l’emploi d’armes chimiques à grande échelle par le régime syrien, le 21 août, dans un faubourg de Damas, est un tournant. Certes, les efforts diplomatiques n’ont servi à rien. Certes, l’emploi de telles armes de destruction massive met la coopération internationale devant ses responsabilités. L’utilisation de gaz chimique pendant la Première Guerre mondiale avait abouti, en 1925, à l’accord de Genève qui interdit l’usage du gaz sur les champs de bataille. L’emploi de tels gaz létaux en temps de guerre constitue cette « ligne rouge » à laquelle le président des États-Unis s’est référé à plusieurs reprises.

Mais, sanctionner le dépassement de la « ligne rouge » est-il plus important, parce que symbolique, moins lourd de conséquences que le laisser faire qui constituerait un précédent et, une nouvelle fois, accréditerait la thèse selon laquelle la coopération internationale n’a pas les moyens d’imposer sa volonté ? Il est légitime de se poser la question. C’est ce qu’a fait la nouvelle directrice de la rédaction du journal « Le Monde », Natalie Nougayrède, il y a quelques jours dans un excellent éditorial. « Ne pas réagir avec fermeté à l’événement chimique syrien serait ouvrir la voie à l’ensauvagement de notre ère à l’échelle mondiale. Nul ne pourrait alors prévoir quels fanatismes ou quelles tyrannies, demain, recourraient à leur tour à des armes de destruction massive, pensant qu’ils ne s’exposeraient, en retour, qu’à des paroles de dénonciation » écrit-elle.

Le temps serait donc venu de signifier au monde entier, pas seulement à Bachar Al-Assad, mais aussi à l’Iran et à la Corée du Nord, qu’il n’est pas possible de se maintenir au pouvoir en utilisant de telles armes. En cela, ajoute-t-elle, « le massacre de La Ghouta s’apparente à un  » Srebrenica syrien ». Si telle est la décision américaine, quel sera le degré d’implication de la France dans une intervention de nature militaire ? Si une décision du Conseil de sécurité ne peut être obtenue en raison de l’opposition russe et chinoise, la décision du président Obama devra être très habilement motivée s’il ne veut pas prendre une aussi lourde responsabilité que son prédécesseur. Il évalue actuellement les risques encourus. Il faut notamment éviter à tout prix de s’impliquer dans un conflit sunnites-chiites, exploitée par la nébuleuse Al-Qaida, qui est un véritable « papier tue mouches ». Les Russes, habiles joueurs d’échec et les Chinois, qui ont inventé le jeu de go, pourraient-ils se permettre de répondre aux navires américains ? C’est difficilement concevable, mais l’histoire des relations internationales est riche en surprises de toutes natures et le nouveau Tsar est, dit-on, capable de tout et se plaît à le laisser penser.

Alors, partie d’échec ou partie de jeu de go ? Réponse dans quelques jours.

Jeudi 13 août 2020, sous le titre « Tensions entre la Grèce et la Turquie : Erdogan à la recherche de sa ligne rouge en Méditerranée », les journalistes Marie Jégo et Marina Rafenberg publient dans le journal Le Monde, l’article suivant :

Jeudi 13 août, deux rafales, le porte-hélicoptères Tonnerre et la frégate La Fayette, ont participé à un exercice commun avec la marine grecque au large de l’île de Kastellorizo. Situé dans les eaux territoriales grecques, l’endroit est devenu une zone à risque depuis que le navire turc de recherche sismique Oruç Reis, escorté par des bâtiments militaires, y effectue des prospections, au grand dam d’Athènes, qui a placé sa marine et son armée en état d’alerte.

Mue par « sa volonté de faire respecter le droit international », la France s’est portée au secours de la Grèce. Une décision appréciée par les médias grecs, le quotidien Kathimerini saluant, à sa une de jeudi, le « message de fermeté de la France à Ankara ». Jugeant « préoccupante » la situation en Méditerranée orientale, le président Emmanuel Macron a décidé, « en coopération avec les partenaires européens », de renforcer temporairement la présence militaire française dans la zone.

L’exercice naval franco-grec vise à soutenir la Grèce et Chypre, confrontés à l’agressivité croissante du voisin turc. Athènes et Ankara se disputent la souveraineté de plusieurs secteurs de la Méditerranée dans lesquelles pourraient se trouver des réserves d’hydrocarbures.

Les deux parties divergent depuis longtemps sur l’étendue de leurs plateaux continentaux en mer. Mais depuis qu’en janvier 2020, la Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord pour la construction d’un gazoduc de 1 900 km – baptisé EastMed – pour transporter le gaz naturel de la Méditerranée orientale vers l’Europe, la Turquie a redoublé d’agressivité.

Son isolement dans la région est flagrant. Voici des années qu’il n’y a pas d’ambassadeur turc en Égypte, ni en Israël. Avec la Grèce, les relations sont particulièrement orageuses. Avec l’Irak, le torchon brûle depuis qu’un drone turc a tué, mardi, deux hauts gradés irakiens en mission au nord du pays.

En Méditerranée, un accident avec la Grèce avait déjà été évité à la mi-juillet de peu au large de Kastellorizo. L’envoi par la Turquie de son navire Oruç Reis, escorté par 18 bâtiments militaires, avait fortement inquiété Athènes. Le calme était revenu grâce à la médiation de la chancelière allemande, Angela Merkel, dont le pays assure en ce moment la présidence tournante de l’Union européenne (UE).

« Les deux pays avaient promis de renouer le dialogue, qui est tendu depuis le coup d’État manqué en Turquie en 2016. Mais le 6 août, la Grèce a signé un accord avec l’Égypte pour la délimitation de leurs zones économiques exclusives, qui passe outre l’accord turco-libyen signé en novembre dernier, un accord non reconnu par la communauté internationale. Erdogan ne l’a pas supporté », explique Panagiotis Tsakonas, chercheur à la Fondation hellénique pour la politique européenne et étrangère (Eliamep).

Le 10 août, l’Oruç-Reis a repris ses prospections dans les eaux territoriales grecques accompagné de navires militaires turcs. Alarmée, la Grèce a placé sa marine et son armée en état d’alerte, mobilisant la quasi-totalité de ses effectifs dans la région.

Le risque d’une escalade est de plus en plus grand au fur et à mesure que les navires se croisent. « Le danger d’un incident n’est pas à exclure quand tant de forces armées se concentrent dans un espace aussi réduit », a averti le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, lors d’une allocution télévisée adressée à la nation mercredi.

Le même jour, des médias turcs et grecs ont rapporté qu’un accrochage s’était produit entre deux frégates, Limnos battant pavillon grec et Kemal Reis pour la Turquie, lesquelles se seraient « embrassées », une collision dont les détails n’ont pas été révélés. Dans un discours prononcé jeudi devant les membres de son parti, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a semblé suggérer que l’Oruç Reis avait été attaqué pendant son expédition et que la Turquie avait répliqué. « On les avait prévenus qu’ils paieraient le prix fort en cas d’attaque de notre Oruç Reis. Ils ont eu la première réponse aujourd’hui. »

Mercredi, c’est après la collision que le président français a annoncé sur son compte twitter sa décision de renforcer la présence française en Méditerranée. Cette intervention suffira-t-elle à stopper l’ardeur de M. Erdogan, bien décidé à arracher sa part des ressources en hydrocarbures de la région ? « Dans une zone surmilitarisée comme la Méditerranée orientale, un accident est vite arrivé, et il n’est pas sûr que la présence militaire française fasse reculer les navires turcs des eaux territoriales grecques », estime Panagiotis Tsakonas.

Le différend le plus brûlant entre les deux voisins, membres de l’OTAN, est la zone située autour de l’île de Kastellorizo, à 570 kilomètres du continent grec et à 2 kilomètres seulement de la côte turque. « Toutes les îles ont une zone économique exclusive mais le droit international ne précise pas de combien de miles elle doit être. La Grèce a une vision maximaliste qui, en théorie, relierait la zone économique exclusive (ZEE) grecque à celle de Chypre et nierait à la Turquie tout droit d’en avoir une dans cette région. Ankara, au contraire, ne voudrait pas reconnaître à l’île de Kastellorizo le droit d’avoir une ZEE », explique le chercheur.

Soufflant le chaud et le froid, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, accuse Athènes de faire preuve d’une approche « hostile » tout en plaidant pour le dialogue et la négociation. Son but est d’exercer un maximum de pression sur son voisin grec, de façon à l’amener à négocier sous la menace. Il ne restera plus alors qu’à trouver « une formule gagnant-gagnant qui arrangera tout le monde », selon M. Erdogan.

Rien n’est dit sur la façon dont la Turquie compte, elle, s’y prendre pour négocier avec Chypre, un État qu’elle ne reconnaît pas. Clairement, le président turc veut un nouveau partage des eaux, plus en rapport avec le périmètre côtier de la Turquie. Les îles devraient voir leur plateau continental restreint, surtout Kastellorizo. « Il est amusant de prétendre qu’une île de 10 kilomètres carrés a une juridiction maritime de 40 000 kilomètres carrés », a-t-il déclaré.

Il n’est pas certain que l’entretien téléphonique que M. Erdogan a eu jeudi avec la chancelière, Angela Merkel, ait suffi à apaiser ses appétits expansionnistes. « Celui qui a le tampon est le sultan », a déclaré le même jour le chef de l’État turc, plein de faconde, aux militants de son parti, tout en s’en prenant à Emmanuel Macron, accusé de vouloir « rétablir l’ordre colonial » au Liban.

Il y a aussi ces voix, celles de militaires nationalistes souverainistes, qui souhaitent en venir aux mains avec la Grèce. « Le conflit est désormais inévitable. La Turquie doit montrer sa force. Aucun accord ne pourra être conclu avec la Grèce. La Turquie doit faire de l’exploration sismique sur l’île de Meis (Kastellorizo). Cela fait partie de la doctrine Patrie bleue », a déclaré mercredi le général à la retraite Ismail Hakki Pekin, qui prit part à l’invasion de Chypre en 1974.

L’offensive méditerranéenne de M. Erdogan est l’un des volets de son projet expansionniste, exposé dans la doctrine militaire appelée « Patrie bleue ». Populaire dans les cercles militaires « eurasiens », partisans d’une alliance avec la Russie et la Chine, la doctrine vise à assurer le contrôle par la Turquie d’un vaste espace maritime comprenant la mer Noire, la mer Égée et la Méditerranée orientale.

« Nos mers sont notre patrie bleue. Chaque goutte est précieuse », a rappelé récemment Hulusi Akar, le ministre turc de la défense. Alors que la devise turque est à son plus bas par rapport à l’euro et au dollar, alors que le chômage ne cesse d’augmenter, le président turc apparaît d’autant plus tenté par la force qu’il sent le pouvoir lui glisser des mains.

Les rapports de force ont toujours dominé dans les relations internationales, mais ils s’exprimaient dans le respect du droit.

Assistons-nous à la fin les traités internationaux ?

Qui interviendrait si les forces armées turques mettaient un le pied sur une île grecque ?


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