Taïwan J – 3


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Les Taïwanais vont décider de leur avenir, dans trois jours. Les derniers sondages révèlent que les trois principaux candidats seraient au coude à coude. Ils auraient, chacun, autour de 30 % des voix.

La présidente, Tsai Ing-wen, ne se représente pas. William Lai, le candidat du Parti démocrate progressiste, au pouvoir, le plus proche de l’Europe, fait figure de favori. Il est en compétition avec le candidat du Parti nationaliste chinois, le Kuomintang, le parti de Tchang Kai-chek, proche de Pékin, et un troisième candidat qui, avec le soutien des jeunes, cherche à perturber la compétition entre les deux principaux partis.

Du résultat de la consultation électorale de samedi, dépendra probablement le destin des Taïwanais et, dans une certaine mesure, l’avenir de la Chine, des États-Unis et de quelques régions du monde.

Le moment était opportun, pour ARTE, de diffuser, hier soir, « Triades – La mafia chinoise à la conquête du monde », un documentaire de l’excellent Antoine Vitkine sur l’inimaginable activité des mafias chinoises qui se sont engagées dans un combat à mort contre les démocraties, en général, et celle de Taïwan, en particulier. Ce documentaire est terrifiant, mais il faut prendre le temps de le regarder en replay, tant il est important pour comprendre la partie cachée de l’évolution géopolitique mondiale dont on ne parle jamais. Les triades, c’est le nom de cette pieuvre, préparent, ni plus, ni moins, la récupération de Taïwan, par Pékin, sans avoir à engager des moyens militaires.

Jérémy André, pour le journal Le Point daté du 8 janvier, a recueilli les commentaires d’Antoine Vitkine sur cet exploit journalistique. En voici un court extrait :

Le Point : On connaît bien les mafias russes et italiennes, les cartels sud-américains, les yakuzas japonais, mais beaucoup moins les triades chinoises, taïwanaises et hongkongaises. Sont-elles plus petites ou plus discrètes ?

Antoine Vitkine : Ou est-ce tout simplement qu’on connaît mal la Chine ? C’est d’ailleurs un problème même pour certaines polices. Au début de mon enquête, des sources au sein de la police française m’ont confié qu’elles ne pouvaient que difficilement remonter vers les organisations mères qui chapeauteraient des activités criminelles de groupes chinois en France. Ces sources me citaient notamment des obstacles liés à la langue. Je ne dis pas qu’il n’y a aucun spécialiste des triades. Il y a sur ce sujet une poignée de personnes très qualifiées. Mais, plus généralement, la méconnaissance des triades reflète peut-être un rapport général de l’Occident à la Chine.

Pour la plupart des gens, les triades se résument au cinéma hongkongais, et on ne va pas plus loin.

Pourtant, on s’en rend compte en enquêtant sur elles, ces organisations ne sont pas si secrètes. En lisant la presse de langue chinoise, on en apprend énormément et on peut recomposer des organigrammes. Pas sûr qu’on puisse le faire sur la mafia calabraise, par exemple. Paradoxalement, leur soft power [influence, par exemple dans la culture populaire, NDLR] les a – enfin, je crois – protégées des regards historiques et politiques : pour la plupart des gens, les triades se résument au cinéma hongkongais et on ne va pas plus loin.

Quelles sont aujourd’hui les triades les plus influentes au monde ?

La Sun Yee On est peut-être la plus puissante. Basée à Hongkong, elle est bien organisée, très internationalisée et a déconcentré ses activités pour ne pas mener ses chefs en prison. Elle est dirigée par « l’Avocat », l’héritier d’une lignée de parrains, les Cheung.

La 14K, elle aussi basée à Hongkong, est très connue, en particulier à cause de Dent cassé, un de ses anciens chefs qui a tenté de s’emparer des casinos à Macao dans les années 1990 avant d’être arrêté. Elle reste citée dans de nombreuses affaires, comme récemment au Luxembourg dans une enquête sur un réseau d’extorsion de restaurateurs. Mais elle a éclaté en de multiples groupes et n’a plus un chef unique. À Taïwan, l’organisation montante est aujourd’hui Alliance céleste, beaucoup plus locale, qui a vu le jour au sein des prisons dans les années 1980, qui s’étend en Chine, en Asie et maintenant en Occident.

Peut-on parler de « mafias chinoises » ?

Oui, les triades correspondent bien à la définition des mafias, qui ne sont pas juste des groupes criminels, mais reposent sur des traditions culturelles cohérentes, avec un système de serment, des rites d’initiation, des grades. Un jeune personnage du documentaire, surnommé la Clope, explique très bien comment la triade est devenue sa famille. Un député taïwanais m’en parlait pour sa part comme un problème religieux, tant elles sont entremêlées à certains cultes, comme celui du général Guan Yu.

Bref, toutes les triades ont des valeurs et modes de fonctionnement communs, propres à une mafia, sans oublier leurs relations avec les pouvoirs, par la corruption, la collusion ou la menace, qui, là encore, sont des traits distinctifs des mafias.

Elles offrent désormais leurs services dans d’autres régions du monde, comme dans le cas des affaires de blanchiment d’Aubervilliers, où le textile servait à blanchir l’argent de groupes criminels.

Dans quelles activités criminelles sont-elles en pointe ?

Historiquement, le trafic de drogue, la prostitution, les contrefaçons et la contrebande. Et plus récemment le blanchiment et le cybercrime. Le blanchiment est devenu leur spécialité, d’abord grâce à leur position dans les flux économiques chinois, à la jonction entre la Chine et le monde. Les triades, à Hongkong et Macao, blanchissent depuis longtemps l’argent des riches Chinois qui veulent faire sortir leurs capitaux du pays. Et elles offrent désormais leurs services dans d’autres régions du monde, comme dans le cas des affaires de blanchiment d’Aubervilliers, où le textile servait à blanchir l’argent de groupes criminels.

Elles blanchissent les revenus de la drogue de certains cartels mexicains. Elles sont aussi en pointe dans les cybercrimes. Dans des zones de non-droit comme les régions frontalières de Birmanie, de Thaïlande et du Cambodge, elles ont ainsi bâti de gigantesques hangars informatiques d’où elles opèrent toutes sortes d’arnaques sur Internet.

Les Triades sont-elles aussi des armes politiques aux mains du pouvoir chinois ?

Ce serait trop lapidaire d’y voir seulement des instruments du Parti. C’est juste une alliance de circonstance. D’abord parce qu’il est devenu compliqué pour les triades de prospérer en s’opposant au régime chinois, surtout depuis la répression opérée par Xi Jinping contre le crime organisé. Elles vont donc dans son sens par opportunisme. Mais il y a certains cas où elles sont effectivement utilisées comme des armes politiques. En 2019, c’était évident lors de la répression du mouvement hongkongais, où elles ont été envoyées pour tabasser les manifestants. Taïwan présente un autre cas, très particulier, avec la triade Bambou uni, qui s’est engagée pour la « réunification » avec la Chine communiste sous l’impulsion de son chef, Loup blanc. Celui-ci a même créé son parti politique prochinois. Il est également soupçonné de violences et d’intimidations contre des opposants à la Chine communiste.

À l’échelle globale, Pékin s’en sert pour contrôler sa diaspora et étendre son influence politique, en Asie comme en Amérique. Les Hongmen, sortes de fraternités dont sont issues les triades, sont utilisées par le gouvernement chinois dans le cadre du « Front uni », sa stratégie d’influence internationale. Autre exemple, depuis sa libération de prison, le fameux « Dent cassé » propose sa protection à des entreprises qui investissent sur les Routes de la soie en Asie du Sud-Est. Enfin, au Canada, en Australie et aux États-Unis, elles apparaissent dans des affaires de corruption d’acteurs politiques. Il est évidemment difficile de remonter le fil jusqu’au pouvoir central chinois. Mais l’ombre du renseignement chinois plane souvent.

N’ont-elles pas toujours été très politiques ?

Oui bien sûr, elles ont toujours été politiques. Elles ont d’ailleurs commencé au XVIIe siècle en prétendant incarner la défense de la majorité Han contre le pouvoir Mandchou. Et à la faveur des troubles de l’histoire chinoise, elles ont noué des alliances avec tous les pouvoirs politiques. Sun Yat-sen, le fondateur de la République, les a utilisées pour se financer. Puis, dans les années 1920, Shanghai a constitué l’épisode matriciel. La principale triade de la ville, la Bande verte, dirigée par Du les Grandes Oreilles, sorte d’Al Capone chinois, s’est alors alliée avec le successeur de Sun Yat-sen, le nationaliste Chiang Kai-chek. Et elle a continué à le suivre et le soutenir quand il s’est exilé à Taïwan en 1949 à la victoire des communistes.

Mais comment ont-elles fini par se soumettre au PCC ?

C’est effectivement le retournement d’alliance majeur de leur histoire. Les nationalistes chinois ont perdu la partie, puis les Anglais ont quitté Hongkong, leur seconde base arrière après Taïwan. Et les triades sont toujours du côté du plus fort. Le tournant a commencé dans les années 1980 à Hongkong, avec un pacte historique qu’attestent certains témoins : Pékin laisserait les triades tranquilles si elles soutenaient la rétrocession.

D’où le fait qu’à Taïwan le gouvernement démocratique s’en inquiète aujourd’hui ?

Certaines triades, ou certains sous-groupes, servent en effet depuis un certain temps les intérêts des Chinois à Taïwan. Cela s’explique par leurs investissements et activités en Chine continentale, qui donne à cette dernière un fort moyen de pression. Le député du Parti démocrate progressiste [parti de la présidente Tsai Ing-wen, au pouvoir depuis 2016, opposé à Pékin, NDLR] chargé de lutter contre les triades s’est carrément fait enlever par un groupe mafieux lorsqu’il a tenté de s’opposer à la venue d’un envoyé de Pékin il y a plusieurs années. Ça en dit long.

Les autorités taïwanaises s’inquiètent du fait que des triades participent à des stratégies de déstabilisation, informationnelles ou électorales. Elles ont en outre beaucoup d’armes, et des hommes prêts à se battre. Ce même député m’a confié que les services de renseignement taïwanais évaluent aujourd’hui que les triades seraient capables d’armer de deux à trois brigades, soit 16 000 à 24 000 hommes, en cas de guerre. Elles posent donc un risque sérieux de cinquième colonne.

Avec le Covid, Macao est passé au second plan. Les triades y ont-elles été chassées avec la chute d’Alvin Chau, le roi des salles de jeux, arrêté fin 2021 ?

Macao ne sort du formol que depuis peu. Elle était à l’arrêt avec le Covid et le fameux Alvin Chau a été victime d’une lutte de faction à Pékin. Le parrainage d’Alvin Chau a donc été remplacé par un autre chef loyal à Xi Jinping, surnommé le Tigre chauve. Lui n’a pas de lien connu avec les triades.

Maintenant, ce n’est pas la fin de Macao, les activités de jeux vont reprendre, avec leurs opportunités de faire du blanchiment. Mais ce sera moins qu’avant une capitale des triades. En général, sous Xi Jinping, elles ont été affaiblies sur le territoire de la République populaire de Chine, et se sont renforcées en dehors, en Asie du Sud est ou dans le Pacifique.

Le Tyran de fer, le chef d’Alliance céleste à Taïwan, vous a accordé une longue interview où l’on sent qu’il cherche à se bâtir une image de respectabilité. Quelles sont les activités légales dans lesquelles les triades se reconvertissent ?

C’est la question à mille dollars ! Comme beaucoup de mafias, elles tendent à la légalisation d’une partie de leurs activités. D’abord parce qu’il faut investir l’argent blanchi, des sommes gigantesques. Leurs secteurs de prédilection sont les casinos, le cinéma et les hôtels. Et des activités très locales comme le BTP. Elles nouent ainsi des réseaux politiques dans les municipalités dans les banlieues de Hongkong, par exemple.

La fin du mouvement démocratique hongkongais, qui apportait des contre-pouvoirs au niveau local, pourrait-elle voir la cité redevenir un haut lieu des triades, comme sous les Britanniques ?

En général, on peut dire que la démocratie ne fait pas leurs affaires. Elles refluent face à une justice indépendante et une presse libre. Et elles prospèrent dans les régimes opaques et dysfonctionnels.

L’interview du « Tyran de fer », un des principaux parrains taïwanais qui a accepté, parce qu’il y a sans doute trouvé son intérêt, de recevoir l’équipe du réalisateur, est un grand moment de télévision.

 


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Commentaires

2 réponses à “Taïwan J – 3”

  1. Avatar de Bernard Roth
    Bernard Roth

    Sincèrement, je m’étais plutôt ennuyé en regardant le documentaire et je trouve l’interview du Point passionnante.
    Merci Michel, one more time…

    1. Avatar de Michel Desmoulin
      Michel Desmoulin

      C’était un peu long, en effet,mais j’ai tenu dans la durée!

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