Entre la journée du 13 mai 1958 et celle du 6 octobre 1958, la République a vacillé. Le 6 octobre, parce que ce jour-là, au ministère de la Justice, le sceau de l’État a été apposé sur la nouvelle Constitution de la France, la treizième depuis la Révolution. Le pays a retrouvé le calme après une longue période troublée, émaillée de complots, de rumeurs, de projets d’insurrection, de tentatives de coups d’État, de démissions, de menaces, de tractations.
J’éprouve le besoin de me remémorer cette période particulière de notre histoire et, en particulier, la chronologie des événements, au moment où notre pays traverse une zone de turbulences qui, sans être comparable, présente quelques similitudes dans la recherche d’une union nationale pour sortir de la crise.
Le 14 mai 1958, à 3 heures trente du matin, pendant que les états-majors des généraux Massu et Salan, à Alger, et celui du général Roger Miquel, commandant de la Ve région militaire, préparaient la planification de l’opération Résurrection, Pierre Pflimlin était élu président du Conseil. Les parachutistes d’Alger et du sud-ouest de la France avaient pour mission de converger à Paris pour s’assurer des points névralgiques de la capitale. Tel était le but de l’opération Résurrection. Ils attendaient le signal.
Le 19 mai 1958 lors de sa conférence de presse au palais d’Orsay, le général de Gaulle a prononcé le mot « résurrection » qui échappa à l’attention des observateurs, en déclarant : « Ce qui se passe en ce moment en Algérie par rapport à la métropole et dans la métropole par rapport à l’Algérie peut conduire à une crise nationale grave. Mais aussi ce peut-être le début d’une espèce de résurrection. »
Le 24 mai, une opération militaire du 1er bataillon parachutiste de choc, qui avait pour mission de prendre le pouvoir en Corse, afin de faire pression sur le gouvernement se déroula sans rencontrer de difficultés. Le même jour, le président du conseil Pierre Pfimlin s’adressa aux Français, à la radio : « J’ai le devoir d’alerter les Français attachés aux libertés que garantissent les lois de la République. Des factieux essaient de nous entraîner sur la pente qui conduit à la guerre civile. Pour conjurer ce péril, il n’est qu’un moyen : c’est de vous rassembler autour du gouvernement qui défendra contre tous les extrémismes, contre tous les adversaires de la liberté, quels qu’ils soient, l’ordre public, la paix civile et l’unité de la Nation et de la République. » Pierre Pfimlin comprenait que l’armée avait basculé et que le pays était peut-être au bord de la guerre civile.
Le 26 mai, au domicile du conservateur du domaine de Saint-Cloud, Pierre Pfimlin et Charles de Gaulle eurent un entretien qui se solda par un échec. Le Général refusa de désavouer le coup d’État en Algérie. Quelques heures plus tard, le général de Gaulle publia le communiqué suivant : « J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assumer l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce processus va se poursuivre et que le pays fera voir, par son calme et sa dignité, qu’il souhaite le voir aboutir. Dans ces conditions, toute action, de quelque côté qu’elle vienne, qui met en cause l’ordre public, risque d’avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des circonstances, je ne saurais l’approuver. J’attends des forces terrestres, navales et aériennes présentes en Algérie qu’elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs : le général Salan, l’amiral Auboynau, le général Jouhaux. À ces chefs, j’exprime ma confiance et mon intention de prendre incessamment contact avec eux. »
Le gouvernement de Pierre Pflimlin, dans ces conditions, ne pouvait tenir plus longtemps. Deux semaines, seulement, après son investiture, il démissionna le 28 mai 1958. Le soir même, le président René Coty appela le général de Gaulle à former un gouvernement. À Colombey-les-Deux Églises, le général de Gaulle reçoit le général Dulac, chef de cabinet du général Salan, venu lui expliquer en détail le plan « Résurrection ». Il est dubitatif. Les moyens prévus lui paraissent faibles. Il est convaincu que le régime n’a plus d’autre solution que de se démettre. Il reçoit Georges Pompidou, puis le maréchal Juin, son condisciple à Saint-Cyr, qui lui dit : « Tu peux y aller… Les carottes sont cuites… Si les paras débarquent, que fais-tu ? » « Pas de dix-huit Brumaire avec les parachutistes. Je ne serai jamais mis en place par Massu » ! Le général a dit la même chose au président Vincent Auriol. Il craint « que l’opposition, déterminée, précipite la France dans l’anarchie et la guerre civile ».
À Alger, autour du général Salan, on se prépare. L’opération « Résurrection » serait nécessaire dans trois cas : Si de Gaulle n’obtient pas l’investiture de l’Assemblée nationale ; si de Gaulle, investi, a besoin d’un soutien militaire ; si les communistes entreprennent un coup de force. Le général Salan, comme le général de Gaulle, trouve que le plan est « un peu léger et incomplètement étudié ».
À Paris, les rassemblements entre la République et la Nation, sont impressionnants. À 22 heures trente, au Château de Saint Cloud, répondant à la demande du président de la République, les présidents de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République ont rendez-vous avec le général de Gaulle. L’entretien est tendu. Il dure une heure. André Le Troquer, devant les exigences du général de Gaulle, qui ne veut pas « se soumettre à des procédures périmées », dit au Général : « C’est un plébiscite. Je vous connais bien. Je me souviens d’Alger. Vous avez l’esprit d’être un dictateur. Si vous revenez au pouvoir, ce sera l’ère du pouvoir personnel. » Gaston Monnerville, dans un esprit de conciliation, propose que les pleins pouvoirs ne soient pas accordés pour un an, mais pour six mois. André Le Troquer demande trois mois renouvelables. Les récits divergent, mais le général aurait dit aux présidents : « Si le Parlement vous suit, je n’aurais pas autre chose à faire qu’à vous laisser vous expliquer avec les parachutistes ». « Je regrette de m’être déplacé pour rien », aurait dit le Général avant de repartir pour Colombey-les Deux Églises.
Le 29 mai, vers 9 heures, le général Salan recevait une communication de M. Olivier Guichard : » Nos affaires se présentent mal ! À vous de jouer maintenant. Tenez-vous prêt ! « Le message « Les carottes sont cuites » est envoyé avec l’accord des généraux Salan et Massu. Il signifie que l’armée sera à Paris le lendemain matin. Le plan « Résurrection » a été revu. C’est maintenant 50 000 à 60 000 hommes et une cinquantaine d’avions qui sont prêts. Les « paras », d’Algérie et de Corse sauteront sur Paris et prendront le contrôle des points névralgiques : L’Élysée, Matignon, les ministères, l’Hôtel de Ville, la Préfecture de police, les sièges des syndicats, seront placés sous le contrôle du général Salan qui prendra le commandement militaire de Paris et lancera un appel au général de Gaulle. De très mauvaise humeur, le général de Gaulle informe son fils Philippe, que l’action est imminente. Le président de la République, navré de ce qui s’est passé au Château de Saint Cloud, décide d’envoyer un message au Parlement, comme la Constitution le lui permet.
Avec le feu vert du « Grand Charles », l’ordre est donné à 15 heures. À la même heure, le président de l’Assemblée nationale, blême, donne lecture du message du président de la République qui appelle le général de Gaulle en consultation pour examiner avec lui la constitution d’un gouvernement de salut public. Dans l’hémicycle, c’est le brouhaha. Le président Coty menace de démissionner si la solution qu’il préconise n’est pas acceptée. L’opération « Résurrection » est immédiatement annulée, Six avions de transport militaire avaient pris l’air, les autres devant suivre à intervalles réguliers du Bourget et d’Orléans. Les six avions ont été » déroutés en vol » par le colonel Gueguen et sont revenus à leur base. L’opération Résurrection a connu un début d’exécution.
Le général de Gaulle part pour Paris. Il a rendez-vous avec le président de la République. Dans ses mémoires, il a écrit : « Coty se range à mon plan : pleins pouvoirs, puis congé donné au Parlement, enfin Constitution nouvelle à préparer par mon gouvernement et à soumettre au référendum. J’accepte d’être investi le 1er juin. »
La crise a baissé en intensité. Les affaires publiques peuvent retrouver un cours normal ! Les communistes, qui avaient espéré que la crise tournerait en leur faveur, sont furieux. Les socialistes, rassurés par Vincent Auriol, se résignent. Le général de Gaulle commence alors son opération « séduction » avec les dirigeants politiques. Il obtient rapidement les ralliements nécessaires. Les communistes s’opposeront, Mitterrand aussi, l’extrême droite, pour qui de Gaulle est un traître, aussi, mais ils sont minoritaires.
Avant de demander l’investiture, le Général consulte les principaux dirigeants politiques, à l’exception des communistes qui se sont abstenus, dans un salon de l’hôtel La Pérouse, son pied à terre parisien. Georgette Elgey a raconté les échanges dans le 4e tome de son « Histoire de la IVe République ». Ils furent pittoresques ! Quelques heures plus tard, le Général informa le président de la République qu’il acceptait de former un gouvernement. Toujours, dans sa chambre de l’hôtel La Pérouse, il constitue son gouvernement, « sans y attacher beaucoup d’importance », selon Olivier Guichard. Les principaux dirigeants politiques seront ministres dans un gouvernement que le Général veut d’union nationale. De Gaulle veut une large majorité d’investiture. Michel Debré est furieux ! Il n’est pas le seul !
Le dimanche 1er juin à 15 heures, tous les sièges de l’Assemblée nationale sont occupés. Le Corps diplomatique est là, au grand complet. Il y a même le prince Napoléon ! Ému, le général de Gaulle monte à la tribune où il ne restera que sept minutes, avant de quitter le Palais Bourbon. Pendant plus de quatre heures, des députés se succèdent à la tribune. Jacques Duclos, le communiste, Pierre Mendès-France et François Mitterrand prononcent les réquisitoires les plus marquants contre les circonstances dans lesquelles se déroule cette investiture. À 21 heures 20, le président Le Troquer proclame les résultats du scrutin. Par 329 voix pour et 224 voix contre, la confiance est accordée au Général. À 22 heures, le Conseil des ministres, sous la présidence de René Coty, se réunit à l’Élysée avec pour ordre du jour un projet de réforme de la Constitution. Un violent orage s’abat à ce moment-là sur Paris ! À 22 heures trente, l’Assemblée nationale se réunit à nouveau avec le gouvernement au complet. À Alger, c’est la consternation. Dans les rues de Paris, c’est l’incompréhension.
Les jours, les semaines, qui suivirent, furent mouvementés, mais la crise de régime était terminée. L’autorité de l’État a été restaurée, les militaires sont, au moins provisoirement, rentrés dans leurs casernes. La bataille parlementaire pour changer les institutions fut grandiose. Les partis politiques se déchirèrent ; le puissant Parti radical en particulier. La SFIO éclata. Le dimanche 28 septembre 1958, ce fut la ruée dans les bureaux de vote. Jamais les Français n’avaient autant voté. 15% seulement d’abstentions. « Aucune Constitution, dans le passé, n’avait obtenu une pareille consécration » commenta René Rémond. Le OUI l’emporta avec 31 066 502 voix pour et 5 419 749 contre. Promulguée le 4 octobre et publiée au Journal Officiel le 5 octobre, la Constitution de la Ve République entra en vigueur.
Après l’opération sédition, de Gaulle a remporté l’opération séduction. La résurrection pouvait enfin commencer ! Une grande peur et le ralliement de la SFIO ont rendu possible le retour du Général qui a beaucoup déçu ceux qui avaient fait appel à lui pour sauver l’Algérie française.
La IVe République s’est effondrée, les partis politiques, hérités du début du siècle, aussi.
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