Le vendredi 14 juin 1940, les Français demandèrent l’armistice avec leurs pieds.


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Tout a été dit et écrit sur ce qui s’est passé le vendredi 14 juin 1940, quand les premiers motocyclistes Allemands entrèrent dans Paris au petit matin. Les trois-quarts de la population parisienne, pris de panique, décidèrent de quitter la Capitale, comme le Gouvernement l’avait fait. Cet exode donna lieu à des scènes où se mêlaient de grandes angoisses, des drames et des épisodes qui, dans d’autres circonstances auraient pu paraître comiques. La France, surprise, était sens dessus dessous.
Dans toutes les familles existent des récits de ces tristes journées. J’ai retrouvé, dans les affaires de mon père, une lettre écrite par Alcide, son père, mon grand-père, à sa cousine Andrée, boulangère dans le onzième arrondissement.
« Nous sommes heureux de te savoir à Blancafort ; tu as été veinarde de trouver un camion ; par le train tu ne serais certainement pas arrivée jusqu’à Gien. Nous n’avons pas eu autant de chance. Le mercredi matin, nous apprenions que le camion qui devait livrer de la farine à un boulanger de Montrouge et nous emmener à Etampes, ne pouvait venir en raison de l’encombrement de la route. Notre dernier espoir venait de s’envoler. Que faire? Partir à pied, je n’en voyais pas la possibilité. Le train, très incertain mais c’était la seule chance qui nous restait, à condition de n’avoir que des bagages à mains. Nous décidâmes d’aller, par le premier métro, à la gare de Lyon, attendre notre tour de départ. Nous avons mis dans nos deux sacs de voyage et dans deux cartons ficelés et réunis par des courroies, ce qu’il était indispensable d’emporter. Ce n’était pas très encombrant mais assez lourd.
Le jeudi matin, en arrivant au métro, on nous annonce que la gare de Lyon est fermée; celles du PO l’étaient depuis la veille. Je décide de prendre le métro jusqu’à Massy-Palaiseau où l’on nous autorise, avec d’autres voyageurs et des soldats, à prendre un train de marchandises pour Juvisy. Nous quittons Massy à 8h, installés sur un wagon découvert entre deux hélices d’avion. Nous étions très mal à l’aise mais pleins d’espoir en pensant que nous n’en avions pas pour longtemps à faire les 14 kilomètres qui nous séparaient de Juvisy. Quelle déception! A 9h du soir, le train s’arrêtait à 5km de Juvisy pour ne repartir que le lendemain matin. La pluie s’étant mise à tomber, nous nous sommes installés, avec les autres voyageurs, sous la bâche que nous avons étendue. Nous étions très mal et nous avons eu frais ! Comme nourriture, un bon sandwich, un peu de café froid, des cerises et des fraises cueillies dans les champs, à chaque arrêt du train, par les soldats qui nous les offraient gentiment. Pour dîner, un peu de chocolat et une boule de son remise par les soldats.
Le vendredi 14 juin, départ du train à l’aube et arrêt définitif à 500 mètres de la gare de Juvisy. Nous nous y rendons à pied après un long moment d’attente. Nous trouvons un train de voyageurs qui part presque aussitôt. Quel soulagement! Nous nous croyons sauvés! Jusqu’à Angerville, notre train a marché normalement. A partir de cette gare, il a commencé à s’arrêter tous les 3 ou 400m. Nous mettons 4h pour arriver à Boisseaux, petit pays à 6kms d’Angerville où il s’arrête définitivement. Nous passons la nuit dans notre wagon ainsi que la journée du samedi 15. Dans l’après-midi, à deux reprises, nous sommes bombardés et mitraillés par des avions. Peu de dégâts mais trois personnes sont tuées et quelques autres blessées. Ta tante n’a pas eu peur, elle était pleine de courage. À onze heures du soir, on nous annonce que la voie est coupée et que nous n’avons plus qu’à partir par nos propres moyens, ce que nous faisons. Nous longeons la voie pendant deux heures. La pluie s’étant remise à tomber, nous montons dans un wagon de 2ème classe où nous nous reposons de 1h à 3h du matin.
Dimanche 16 juin, nous quittons notre wagon et nous nous dirigeons vers Toury, où nous arrivons vers 5h. Le pays est complètement évacué ; toutes les maisons sont ouvertes et plus ou moins pillées. Dans le fournil d’un boulanger, un monsieur découvre un pain de 4 livres et m’en donne la moitié. Quelle aubaine ! Nous continuons notre chemin en longeant la route nationale accompagnés de la femme d’un imprimeur de Colombes, madame Cary, qui restera avec nous jusqu’à notre retour. Il fait chaud et les bagages sont de plus en plus lourds. Le bord de la route est jonché d’objets de toutes sortes abandonnés par leurs propriétaires qui ne pouvaient plus les porter. Des autos, des camions, des chevaux, parfois en décomposition et des accidentés. A moitié chemin entre Toury et Artenay, nous traversons un hameau qui a reçu quelques grosses bombes ; les maisons sont démolies, des chevaux tués et trois personnes mortes sont allongées au bord de la route. Je fais tourner la tête à ta tante pour qu’elle ne voie pas ce triste spectacle. L’après-midi, nous n’avançons que très lentement d’autant plus que les avions passent à tout moment et que l’on entend les mitrailleuses qui nous obligent à faire des plats ventres dans les fossés. Vers trois heures de l’après-midi, nous entendons de très fortes détonations et nous voyons s’élever des colonnes de fumée d’Artenay. Le pays vient d’être bombardé; nous y arrivons vers 6h après avoir fait 20kms à pied. Artenay est en partie évacuée et à moitié démolie. Un certain nombre de maisons brûlent; sur les trottoirs, l’on marche sur des morceaux de verre, d’ardoise et de tuile. Pas une glace, pas une vitre n’a résisté à l’explosion. Je trouve, à la sortie du pays, une maison bourgeoise dont une partie qui donne sur la cour est encore habitable; ne pouvant plus avancer, nous décidons d’y passer la nuit. Madame Cary trouve dans la cour un poulailler et des œufs. Ce sera notre dîner avec une boîte de cassoulet qu’on vient de nous donner avec du chocolat et deux bouteilles d’eau de Vichy dans une épicerie en liquidation forcée. Nous mangeons des asperges restées sur le buffet de la cuisine avec la sauce toute prête et nous nous couchons sur le lit des gens.
Le lundi 17 juin, nous quittons Artenay à l’aube en direction d’Orléans par la route nationale. Madame Cary a trouvé une petite brouette; nous mettons les bagages dessus et elle m’aide à la rouler. Ta tante n’a plus son sac de voyage à porter. Pendant plusieurs kilomètres, elle va même pouvoir s’accrocher à une grosse voiture de ferme, ce qui nous permet d’avancer plus vite. Nous traversons Chevilly et Cercottes à peu près abandonnées. Arrivés à 6kms d’Orléans, la route est barrée, on ne passe plus. La ville est bombardée et les ponts ont sauté. Nous prenons à droite par Saran où nous déjeunons sur une petite table dans une cour. Nous nous reposons un peu et nous repartons en direction de la Loire. À 6h, du soir nous sommes à La Chapelle Saint-Mesmin. Ta tante a fait les derniers kilomètres en se traînant, elle ne pouvait plus avancer. Je demande à un fermier resté au pays s’il est possible de traverser la Loire. Il me répond : « Vous n’y pensez pas, les Allemands y sont ! Venez les voir défiler en vous avançant un peu ». Effectivement, je vois une colonne motorisée de je ne sais pas combien de kilomètres de long. Nous sommes partis avant d’avoir vu la fin en prenant une petite route en direction de Meung-sur-Loire. Nous nous sommes installés dans une petite maison composée d’une cuisine et d’une chambre à deux lits. Nous dînons avec du lapin et des petits pois que nous ont offerts des soldats réfugiés dans une maison à côté de la nôtre. Nous n’avons plus de pain. Nous avons fait, dans la journée, une trentaine de kilomètres à pied Le mardi 18 et le mercredi 19 juin, nous restons dans notre petite maison ravitaillés par les soldats qui prennent quelques repas avec nous. Avec un petit vin rosé et des pommes de terre à la place du pain, nous retrouvons des forces. Les Allemands nous informent que nous pouvons rentrer, la route de Paris est libre !
Nous décidons de partir le jeudi 20 après déjeuner. Je remets les bagages sur la brouette et nous partons vers 14h en reprenant le même chemin qu’à l’aller. Nous passons la nuit, avec cinq autres personnes qui se sont jointes à nous, dans une maison abandonnée près de Saran. Nous dînons avec du lapin et des pommes de terre.
Le vendredi 21 juin, départ à 5h1/2. Après Saran, nous reprenons la route nationale. La tante et une dame suivent lentement. Un Allemand, qui conduit une voiture de la Croix-Rouge, les fait monter dans son auto et les dépose à Chevilly où nous les retrouvons. Une heure après, nous déjeunons avec du porc frais, de la boule de son, un peu de pain de seigle allemand trouvé dans un cantonnement et du chocolat offert par l’Allemand. Nous arrivons à Artenay vers 3h. Les Allemands nous informent qu’un train pour Paris va partir dans vingt minutes. Nous allons à la gare où un train, avec des wagons de marchandises, est formé pour rapatrier les réfugiés. Nous nous installons comme nous pouvons dans un empilage épouvantable, mais nous sommes heureux tout de même. A 9h du soir, arrêt à Juvisy. Le train ne repart que le lendemain à 7h. Avec l’autorisation des Allemands, nous passons la nuit dans une petite salle, sur des sommiers métalliques.
Samedi 22 juin, départ du train à 7h. Arrivée à la gare d’Austerlitz à 9h. Le métro marche, nous le prenons jusqu’à Alésia; il ne va pas plus loin. Nous faisons quelques provisions et nous rentrons à la maison. Nous retrouvons notre appartement comme nous l’avons laissé. Quel soupir de soulagement maintenant que tout est terminé; nous ne regrettons pas notre misère.
J’ai été chez toi, une dame remplaçait la concierge. Elle m’a dit de te dire qu’elle était la maman du jeune papa…que tu saurais. Elle m’a dit aussi que la dame qui était avec toi venait aérer tous les 3 ou 4 jours. Comme elle hésitait à me donner la clef, ne me connaissant pas, je lui ai dit de m’accompagner, ce qu’elle a fait. Tout doit être dans l’état où tu l’as laissé. Monsieur Chesneau a fait enlever toute la farine. »
Les Français, abandonnés à leur triste sort, demandèrent l’armistice avec leurs pieds. La formule n’est pas de moi. Elle dit bien ce qu’elle veut dire.
En quelques semaines, c’est tout le tissu social, le cadre de la vie publique, qui explosa.


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