1er Partie – L’occupation allemande
Mon père, ingénieur des travaux publics, avait été nommé directeur des services techniques de la ville de Dinan un an avant la déclaration de guerre. Nous habitions alors rue du Sergent Gombault, près des casernes.
Je n’ai aucun souvenir avant ce jour de 1939 où les masques à gaz furent distribués. Il fallait les essayer. Le visage enfermé dans ce masque qui me faisait peur, j’avais l’impression très désagréable que je ne pouvais pas respirer. Sujet à de fréquentes crises d’asthme, mes parents n’ont pas insisté. Il faut dire que depuis la guerre de 14-18, les gaz étaient, pour les autorités, une préoccupation majeure. La municipalité avait reçu un petit coffret en bois contenant une dizaine de flacons. Il y avait dans ces flacons des produits reproduisant les odeurs des différents gaz connus. Ils étaient destinés à former à la détection les pompiers, la police et quelques volontaires.
J’ai également conservé un souvenir très précis de ce jour de juin 40, où, grimpé sur une table pour mieux voir, à travers le bow-window de la chambre de mes parents, j’ai passé des heures à observer l’interminable colonne de soldats allemands qui remontait la rue Saint Marc pour prendre ses quartiers dans les casernes très proches. L’image d’un side-car allemand qui s’était détaché du reste de la troupe pour passer devant l’immeuble, est restée gravée dans ma jeune mémoire. Le passager, revêtu d’un ciré felgrau, l’arme au poing, inspectait les fenêtres. C’est le premier soldat allemand que j’ai vu de près.
Dans l’immeuble de la rue du Sergent Gombault, il y avait une famille juive, les Marx, qui avaient des enfants de mon âge, avec qui je jouais. Quelques jours après l’ordonnance, de triste mémoire, qui les concernait, ils ont disparu, sans rien dire à personne.
Au début du mois d’octobre, c’est dans une annexe du collège de garçons, située dans un coin de la Place du Champ Clos, un peu après la crémerie Pleven, que je suis entré en douzième. C’était alors la première année de l’enseignement primaire. C’est avec madame Roger que j’ai appris à lire, à écrire et à compter.
Une chambre de notre appartement avait très vite été réquisitionnée pour y loger un soldat allemand. Un dimanche matin, mon père, persuadé que l’allemand n’était pas là, entra dans sa chambre sans frapper. Le soldat, se réveilla en hurlant. Mon père, effrayé, le vit, dans la pénombre, saisir son fusil et le menacer avant d’être suffisamment réveillé pour comprendre que mon père voulait simplement ouvrir les volets.
Un nouveau soldat allemand occupa la chambre réquisitionnée. Il ne rentrait pas saoul, comme le premier, et se montrait même assez attentionné. La veille de Noël, il m’offrit une tablette de chocolat. « Tu n’auras le droit de la manger qu’après la guerre! » me dit mon père qui s’est toujours défendu d’avoir dit cela!
Le ravitaillement et le rationnement étaient au cœur de toutes les conversations et de toutes les correspondances. Certaines denrées étaient devenues introuvables. Mon père ne voulait pas entendre parler du marché noir auquel tout le monde se livrait. Il échangeait tout au plus sa ration de cigarettes contre du beurre. Un jour, il acheta cependant un quart de cochon que madame Marochin, la femme de ménage, avait salé. Cette attitude n’était pas seulement un principe, c’était aussi de la prudence. Mon père est très conscient que, compte tenu de l’état de santé de sa femme et de ses fonctions, il ne pouvait prendre le moindre risque et s’exposer à des sanctions qui étaient chaque jour affichées sur les murs de la ville.
Particulièrement turbulent, je faisais régulièrement un certain nombre de bêtises, plus ou moins graves, mais qui compliquaient encore un peu plus la vie de mes parents. C’est ainsi que, privé de sucre, j’avalais des tubes entiers de pilules homéopathiques.
Les bons moments étaient rares, il fallait en profiter. Le passage de la foire-attractions, avec ses manèges, sur la place du Champ Clos, faisait ma joie. J’ai également le souvenir d’avoir, avec mes parents, assisté, au premier rang, au spectacle du Cirque Figuier dans lequel Charles Trenet chantait les chansons qui le rendirent célèbre. Je ne me souviens pas du chanteur, mais j’ai conservé le souvenir de la crise d’asthme que la sciure de bois, sur laquelle galopaient les chevaux, me déclencha.
Ma mère étant atteinte d’une grave maladie chronique, mon père chercha à se rapprocher de la mairie. Il trouva, au 16 de la rue de la Croix, qui commence Place Duclos et se termine sur la Promenade des Grands Fossés, une maison sur deux étages avec un jardin. C’est la rue la plus étroite et la plus sombre de Dinan. L’immeuble est austère, mais avec un joli nom « Ker Anita » et une belle vue sur le clocher de l’église Saint-Malo qui est derrière.
Il n’y avait plus d’Allemand à la maison. Il n’y avait plus de bonne non plus. Les femmes de ménage se succédaient pour aider ma mère qui se fatiguait très vite. Mon père était autoritaire, quelquefois même un peu cassant. Quand il expliquait à madame Marochain qu’il ne fallait jamais balayer en poussant le balai mais en le tirant pour ne pas abîmer les poils, elle prenait son sac et s’en allait.
Quant à moi, je passais mon temps dans la rue. En face de la maison, il y avait l’imprimerie Peignet, la plus importante et la plus ancienne de la ville, avec ses machines qui faisaient un bruit métallique permanent. Au 14 rue de la Croix, c’est-à-dire à côté, il y avait un étrange immeuble dans lequel entraient fréquemment des soldats allemands et des Dinannaises élégantes. Encastré dans le mur au-dessus de la porte d’entrée, un bloc de granit sculpté en relief représente les armes de Du Guesclin. Sur un bandeau, au-dessus de l’écusson, est gravé, en caractères gothiques, le cri de guerre du brave chevalier « Notre-Dame Guesclin ». Cet écusson ornait, disait-on, la maison qui s’élevait autrefois à cette même place et qui fut habitée par le Connétable et la belle et savante Tiphaine, son épouse. Pendant l’occupation, c’était un bordel !
L’hiver 41 – 42 s’annonçait très froid. La neige, le gel, arrivèrent sur des organismes sous-alimentés, des vêtements rafistolés, souvent retournés, et des chaussures à semelles de bois qui supportaient mal les intempéries. On ne chauffait souvent qu’une pièce, le reste du logement était glacial. Le peu de charbon attribué par la mairie ne permettait pas de tenir un feu, même réduit.
Les communes devaient obligatoirement remettre les statues de bronze dont elles disposaient. Le « Du Guesclin » de Frémiet fut épargné. Ce ne fut pas le cas de la statue de Jean de Beaumanoir qui était bonne pour la fonte. A la demande du maire, mon père organisa, dans des conditions rocambolesques, la mise en sécurité de la statue et la substitution de la quantité de métal livrée aux Allemands. « Un matin, tôt, un camion benne vint se placer à cul contre le monument. Lefort, le menuisier, avec l’aide du chauffeur, de deux hommes de confiance et de madriers et cordages, fit basculer la statue déboulonnée dans la benne. Une bâche la recouvrit et le camion partit vers la gare pour l’expédition. Bien entendu, la gare fut dépassée et le parcours, compliqué à souhait, aboutit au chantier municipal de la rue Chateaubriand où la statue fut cachée. Il n’y eut pas plus de dix personnes à savoir la vérité et à la taire », racontait mon père.
Les fêtes, si on peut les appeler ainsi, à la fin de l’année 1942, ne furent pas très gaies. C’était le troisième Noël de guerre. Un beau jeu de construction offert par monsieur Dard, un industriel, ami de mes parents, fut mon principal jouet, pour ne pas dire le seul. La Promenade des Petits-Fossés était couverte de neige. Mon pantalon de golf, de mauvaise qualité, m’irritait continuellement l’intérieur des cuisses et provoquait des rougeurs très désagréables. Quant aux galoches à semelles de bois, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles n’étaient pas très chaudes et imperméables. Mon père maigrissait à vue d’œil. Il ne pesait plus que 50 kilos, ce qui, pour un homme qui mesurait un mètre soixante-dix-huit, était bien peu. Il flottait dans ses pauvres vêtements. Ses yeux s’enfonçaient dans son visage, ce qui le rendait encore plus maigre. En ce qui me concerne, c’est le rituel de la cuillerée d’huile de foie de morue qui m’a laissé le plus désagréable souvenir. Je pleurais, je me débattais, mon père devait me pincer le nez et me donner un petit morceau de pain pour absorber l’odeur. Au collège, on nous distribuait des pastilles vitaminées de couleur rose et des biscuits qui n’avaient aucun goût.
La suite, dans les prochains jours.
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