Les comptes rendus contradictoires de l’entretien téléphonique que Sébastien Lecornu, le ministre des armées français, a eu avec son homologue russe, Sergueï Choïgou, le 3 avril, résume, en quelques mots, la conception que les Russes ont des relations internationales et la quasi-impossibilité qu’il y a, depuis un peu plus de vingt ans, d’échanger en confiance, avec franchise, sur les menaces communes, avec la Russie.
Les raisons, je les ai évoquées dans les articles précédents. Elles tiennent à l’évolution du régime politique russe, à son projet de reconstitution d’un empire sans limites territoriales, à son ambition de renverser l’ordre international qui ne lui convient pas et à un esprit de revanche qui n’a plus aucune rationalité, au sens occidental du terme. Protégée par un armement nucléaire surdimensionné, la Russie de Monsieur Poutine considère qu’elle peut tout se permettre. Elle ose tout, même l’inimaginable, l’impensable. La manipulation de l’information, en rappelle une autre, de triste mémoire.
Laisser entendre que les services secrets français pourraient être impliqués dans l’attentat du 22 mars dans une salle de concert de la banlieue de Moscou, alors que la conversation, préparée par les services, devait uniquement porter sur le contre-terrorisme après l’attentat dont les Russes venaient d’être victimes, est, de ce point de vue, un grand classique.
Ceux qui ont pensé qu’il fallait parler avec Poutine, pour le rassurer, le convaincre, le raisonner, se sont fait des illusions. Ils ont négligé les mises en garde, les signaux d’alerte. Ils ont toléré les mensonges, les continuelles inversions des faits, les contre-vérités. Ils ont persévéré dans l’espoir d’illusoires compromis. Ils ont ménagé plus que de raison, celui qui disposait de ressources pétrolières et gazières et qui se frottait les mains en observant la dépendance qu’il créait ainsi.
Quand Vladimir Poutine décide d’envahir l’Ukraine, il ne le fait pas parce que la sécurité de la Russie est menacée, comme il le prétend, mais parce qu’il ne veut pas que l’Ukraine rejoigne l’Union européenne et sa démocratie, ses principaux adversaires. Il veut étendre sa zone d’influence, agrandir son empire, mettre la main sur les richesses de l’Ukraine, en installant un régime pro russe dans ce pays.
Quand Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, au sommet de l’OTAN d’avril 2008, s’opposent à l’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie, dans l’Alliance, pour ne pas contrarier Vladimir Poutine, ils font preuve de faiblesse, de naïveté. Ils ne pouvaient ignorer que le président russe exploite systématiquement toutes les faiblesses. Ils l’ont ainsi encouragé dans ses ambitions. Ils se sont fait des illusions !
Appelée au secours par les minorités russes de l’Ossétie et de l’Abkhazie, l’armée russe, quatre mois plus tard, est entrée en Géorgie, pour ne plus la quitter. Tout le monde laisse faire, pour avoir la paix. Le président américain le premier. Pas de vagues ! Une réaction significative aurait sans doute permis d’éviter l’annexion de la Crimée et l’occupation d’une partie du Donbass, six ans plus tard.
Les compromis de Minsk I et II, n’avaient aucune chance de modifier les plans de Vladimir Poutine qui, rusé, malin, a fait preuve de bonne volonté et a reçu, en récompense de ses efforts, le gazoduc Nord-Stream 2 et la Coupe du monde de football !
Est-ce que ces nouvelles annexions ont mis fin aux illusions, à alerter sur la nécessité de décourager le régime russe dans l’accomplissement de ses projets ? Non, convaincus que la paix en Europe avait un prix, les Européens ont continué à « parler » à Poutine, dans l’espoir de le dissuader.
De le dissuader de quoi ? Certainement pas, de ne pas intervenir en Syrie, un an plus tard, à la demande du président Assad ? De nouvelles illusions, de nouvelles preuves de faiblesse, de la part des Américains et des Européens, ont été entretenues. Les enquêtes internationales ont apporté la preuve que la Russie est intervenue en Syrie avec une violence et une cruauté d’un autre temps.
Enfin, est-il nécessaire de rappeler le départ précipité des États-Unis d’Afghanistan symbolisé par le visage du président Biden, effondré, sur les écrans de télévision. Les images ont fini de convaincre le président russe qu’il pouvait mettre à exécution son projet, sans crainte qu’il y soit fait obstacle. La faiblesse occidentale était, en quelque sorte, un feu vert donné à ses ambitions.
Comment tant d’erreurs de jugement, d’indulgence et de complaisance, ont-elles pu être commises pendant plus de trente ans ? L’excellente responsable de la rédaction russe de RFI Elsa Vidal répond à cette question dans son récent ouvrage « La fascination russe ». Elle emploie à juste titre le terme de « fascination », qui correspond effectivement au sentiment qu’un certain nombre de politiques, de militaires, de dirigeants d’entreprises, éprouvaient pour la Russie impériale, son histoire, sa littérature, sa musique. Ils ont négligé le fait que nous ne pouvons pas comprendre les Russes avec nos modèles de pensée. Le rappel que fait la journaliste des illusions que les dirigeants politiques successifs ont pu se faire, est cruel. L’Histoire sera probablement aussi sévère pour ces dirigeants qu’elle l’est pour ceux qui les ont précédés dans les années trente, si, malheureusement, la situation venait à dégénérer.
Est-ce que les États-Unis, l’OTAN, l’Union européenne, le Royaume uni, vont, une nouvelle fois, pour avoir la paix, finir par encourager l’Ukraine à accepter un compromis qui acterait les conquêtes territoriales de la Russie, sans offrir des garanties de sécurité suffisantes et mettre fin aux menaces ? J’espère que non. Dans ce cas, il y a fort à parier que les illusions se poursuivraient en toute naïveté. La Russie disposerait alors du temps nécessaire pour préparer l’étape suivante de la conquête territoriale dont elle a fait son objectif principal. L’Ukraine neutralisée, d’une manière ou d’une autre, les pays baltes, la Géorgie, la Moldavie, voire le Kazakhstan, connaîtraient sans doute le même sort avec le même prétexte : venir au secours des minorités russes agressées.
Protégé par son arsenal nucléaire, le président russe a fait en sorte d’avoir du temps devant lui pour planifier son projet à long terme, adapter ses moyens militaires, l’économie de son pays et entretenir dans sa population l’esprit patriotique qui la caractérise et qui fait sa force. La paix n’est pas son but ! L’état de guerre, la défense de la patrie, lui convient parfaitement. Pour séduire la droite européenne, il a réussi l’exploit de faire croire que la Russie est la gardienne des valeurs chrétiennes et traditionnelles. Ceux qui connaissent bien la société russe, savent que cette prétention est une plaisanterie.
Pour l’Alliance atlantique, et particulièrement pour les Européens, le temps n’est plus aux illusions, aux bavardages inutiles, mais à une autonomie stratégique effective et à un accroissement significatif de la puissance de nature à dissuader la Russie de poursuivre son programme de reconstruction de la Grande Russie, une Russie qui n’a pas de frontières.
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