Célébrer et commémorer, en même temps.


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Il faut être Emmanuel Macron pour jongler, comme il aime manifestement le faire, avec les oxymores, les palimpsestes et autres jeux de l’esprit. C’est ce qu’il vient de faire, avec talent, un certain goût du risque, une dose d’audace aussi, à l’occasion du 200e anniversaire de la mort de Napoléon, qu’il ne voulait pas enjamber.

Admiré, autant que haï, pour son génie et sa folie, Napoléon n’a laissé personne indifférent, pendant ces deux cents ans. Aujourd’hui, à gauche, l’homme n’est pas dans l’air du temps, c’est le moins que l’on puisse dire. À droite, il incarne toujours la grandeur de la France, la capacité de notre pays à être la lumière du monde.

Sous la coupole de l’Institut de France, Emmanuel Macron a clairement affirmé sa « volonté de ne rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent ». Il s’adressait, en particulier, à des lycéens qui avaient été invités à cette cérémonie. Il a évoqué les « chefs-d’œuvre d’architecture et d’urbanisme, que Paris doit à Napoléon : « L’Arc de Triomphe, l’Église de la Madeleine, la colonne Vendôme le pont d’Austerlitz ou d’Iéna, la rue de Rivoli… auxquels s’ajoute le baccalauréat, le lycée, l’École Polytechnique, Saint-Cyr, les préfets, les maires, le Code civil, le Code pénal, le Conseil d’État, la Cour de cassation…

A l’Institut, le 5 mai 2021

Le chef de l’État, dans son discours, n’a pas oublié de faire de la politique quand il a rappelé que « La vie de Napoléon est d’abord une ode à la volonté politique, à ceux qui jugent les destins figés, les existences écrites à l’avance. Le parcours de l’enfant d’Ajaccio, devenu maître de l’Europe, démontre clairement qu’un homme peut changer le cours de l’Histoire ».

Comprenne qui pourra, quand il souligne : « On aime Napoléon parce que sa vie a le goût du possible, parce qu’elle est une invitation à prendre son risque, à faire confiance à l’imagination, à être pleinement soi ».

Il ne pouvait pas ne pas revenir sur ce que l’historien Jean Tulard appelle « la légende noire » de Napoléon. La part d’ombre, quatre millions de morts au moins en quinze ans de campagne militaire de l’Égypte à la Russie, l’exercice autoritaire du pouvoir, le rétablissement de l’esclavage dans les Antilles. Il a dit aux étudiants qu’ils devaient connaître leur histoire sous tous ses aspects, car c’est elle qui nous construit. Il aurait pu aussi leur conseiller de lire « Guerre et Paix », le chef-d’œuvre de Tolstoï.

En écoutant le chef de l’État, je pensais à Jean Dutourd qui aurait, je l’imagine, aimé participer, de près ou de loin, à cette journée de commémoration. En août 1996, l’académicien avait publié chez Flammarion « Le feld-maréchal von Bonaparte » : Considérations sur les causes de la grandeur des Français et de leur décadence ».

Dans cet essai provocateur, véritable pamphlet contre la démocratie, Jean Dutourd pratiquait l’uchronie. Il proposait au lecteur deux modifications historiques qui auraient été lourdes de conséquences. Si Louis XVI n’avait pas dissous les régiments parisiens, notamment les mousquetaires, la Révolution n’aurait jamais eu lieu. La France aurait continué de s’étendre outre-mer et aurait conservé la Louisiane ; l’Amérique aurait été francophone et l’influence de la France en aurait été considérablement renforcée.

Sans la Révolution, Jean Dutourd imagine que l’Autriche aurait conservé sa primauté sur le monde germanophone. Le concept d’Etat-nation ne se serait pas imposé, Bismarck n’aurait donc pas créé le IIe Reich, la guerre de 1870 n’aurait pas eu lieu, la Première Guerre mondiale non plus et l’Alsace-Moselle serait restée française. Hitler n’aurait jamais été en situation d’émerger et ni la Seconde Guerre mondiale ni la Shoah n’auraient existé. En passant, Marx et le communisme n’auraient pas vu le jour. Ce n’est pas la France, mais l’Autriche qui aurait acheté la Corse à la république de Gênes. Napoléon Bonaparte aurait fait sa carrière militaire au service des empereurs. Devenu feld-maréchal d’Autriche, il aurait consolidé l’Empire Austro-hongrois et n’aurait pas engagé la France dans des guerres de conquête.

Dessin de Plantu le 5 mai 2021

Jean Dutourd s’est beaucoup amusé à être, pendant plus d’un demi-siècle, un empêcheur de penser en rond, une sorte de poil à gratter des lettres françaises.

Quand il est mort en 2011, le journal Le Monde lui a rendu hommage en ces termes : « L’écrivain et académicien Jean Dutourd est mort à l’âge de 91 ans. Réactionnaire, provocateur, ronchon, il était devenu une figure familière de la littérature et des médias en brocardant pendant plus de cinquante ans le conformisme et la médiocrité de l’époque. Physique de grognard, avec pipe et moustaches, il était né en janvier 1920 à Paris. Mobilisé et fait prisonnier en 1940, il s’évade pour rejoindre la Résistance, où il est cofondateur du mouvement Libération-Sud. Arrêté une nouvelle fois en 1944, il s’évade à nouveau et participe à la libération de Paris.

Dès lors, l’écrivain empruntera les chemins de traverse pour dénoncer la bêtise triomphante et les modes, les jargonneurs et l’air du temps. Écrivain, Jean Dutourd donne le meilleur de son œuvre dès les années 1950. Au bon beurre, prix Interallié 1952, brosse le portrait caustique d’un couple d’épiciers opportunistes et cruels sous l’Occupation. Un livre qui lui vaut l’image d’un boutiquier des lettres roublard dont il fera son fonds de commerce. Admirateur inconditionnel du général de Gaulle, cet érudit bourru, qui puisait ses références chez Montaigne, Proust et Balzac, sera de 1963 à 1999 chroniqueur puis éditorialiste à France-Soir.

Le 14 juillet 1978, un attentat à la bombe, jamais revendiqué, détruit son appartement parisien. « Ça m’a rajeuni. Ça m’a rappelé l’époque où c’est moi qui posais les explosifs, dit-il alors. Ça prouve au moins que j’ai du style. » Entre-temps, son œuvre s’est enrichie d’une trentaine de titres. Des Taxis de la Marne (1956) au Demi-solde (1964) ou au Printemps de la vie (1972). Élu en novembre 1978 à l’Académie française, il peaufine son image de râleur renfrogné et aligne les essais polémiques et les odes à la France d’autrefois : De la France considérée comme une maladie (1982), Henri ou l’Éducation nationale (1982) ou La Gauche la plus bête du monde (1985).

Mais le prosateur élitiste, l’acrobate de l’imparfait du subjonctif, élargit son public avec l’émission « Les grosses têtes » sur RTL, auxquelles il participe assidûment dans les années 1980. Dutourd répond à toutes les questions, au côté d’improbables vedettes du show-biz. Il devient en quelques années un personnage familier de la radio et de la télévision, l’académicien de service, au côté de Jean d’Ormesson.

Homme de droite, pourfendeur de la science et du progrès, cet esprit malin, père de deux enfants, dont une fille décédée, savait susciter l’admiration au-delà de son camp quand il s’agissait de défendre la langue française. « Dans une époque de misère grammaticale, c’est agréable de trouver quelqu’un qui sait écrire », a dit de lui Philippe Sollers. Ses prises de position controversées en faveur des Serbes de Bosnie lors du conflit dans l’ex-Yougoslavie, comme son rejet virulent de la féminisation des noms à la fin des années 1990, firent en revanche grincer des dents. Et si, avec quelque 70 livres à son actif, l’auteur d’Au bon beurre a « beaucoup tartiné » – comme l’a écrit Le Canard enchaîné –, il a su imposer la figure d’un écrivain populaire, qui s’attachait à dégonfler les fausses valeurs et les prétentions de son temps.

« La France est le seul pays où tout revers a sa médaille. »

Combien de fois, malheureusement, ai-je eu l’occasion de lui emprunter cette citation.


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