Je poursuis l’analyse des raisons pour lesquelles les Européens, dans leur ensemble, se sont fait des illusions sur la vision de l’avenir, que le président russe avait pour son pays.
Est-ce la guerre en Irak et le concept de guerre préventive, qui a provoqué le changement de stratégie de Vladimir Poutine. Les historiens l’analyseront mieux que je ne peux le faire. Ce qui me paraît certain, c’est que ces événements ont mis fin à l’intention, que semblait avoir le président russe, d’arrimer la Russie au monde occidental.
La guerre à l’Irak, que le gouvernement américain a déclaré le 20 mars 2003, n’a duré que 26 jours, mais elle a laissé des traces durables dans la relation Russie-Etats-Unis et dans la relation Europe-Etats-Unis. Elle a semé le désordre en Europe. Aux côtés du couple franco-allemand, les Européens ont, pour la première fois, tenu tête à l’Amérique au nom des valeurs fondamentales de la construction européenne : la paix, le respect du droit international et l’attachement au multilatéralisme. Les Américains ont décelé un axe Paris-Berlin-Moscou et la naissance d’ambitions européennes dans les domaines diplomatique et militaire. Les préventions des pays européens les plus atlantistes à l’égard d’une diplomatie et d’une défense européennes concurrentes de l’OTAN, se sont réveillées. L’UE n’était pas capable, à ce moment-là, de se doter d’une doctrine stratégique et de capacités militaires compatibles avec celles des États-Unis. « Une Europe sûre dans un monde meilleur », le rapport présenté par Javier Solana au Conseil européen de Thessalonique, en juin, constituait un premier pas, mais il excluait tout recours à la force.
L’Europe était également en plein désordre, face à la Russie. Le soutien apporté par Silvio Berlusconi à Vladimir Poutine à propos de la Tchétchénie et de l’affaire Ioukos, était très critiqué. Silvio Berlusconi, président en exercice de l’Union européenne, développait alors, au sujet de la Tchétchénie, de la Moldavie, où les troupes russes « protégeaient » la population locale, et des minorités russes maltraitées, dans les États baltes, des thèses très éloignées des positions de l’UE. L’attitude du président français, Jacques Chirac, très attentionné avec M. Poutine, ne l’était pas moins. L’Élysée expliquait que la France avait » une politique russe », qui consistait à encourager l’orientation proeuropéenne du président Poutine. La France était attachée à une « relation stratégique » avec Moscou.
Il est exact que le président russe avait obtenu le silence de l’Occident sur les crimes de guerre commis en Tchétchénie, en échange d’un « partenariat pétrolier » entre Moscou et Washington, de projets d’importations de gaz russe, de la résolution de la question de Kaliningrad et de son soutien à la « guerre contre le terrorisme » lancée par Washington après le 11 septembre 2001. Poutine avait alors proposé son aide à George W. Bush dans l’action armée en Afghanistan. George W. Bush, reconnaissant, lui confiera qu’ils étaient les seuls à pouvoir « changer l’ordre du monde ». Ce qui a fait dire à l’Académicien Andreï Makine, prix Goncourt 1995, qu’en 2001, Poutine « cherchait la compréhension des pays démocratiques. Il n’avait pas en tête un projet impérialiste, comme on le prétend aujourd’hui. À cette époque-là, le but du gouvernement russe était de s’arrimer au monde occidental. »
Les chancelleries ont fait preuve, dans cette période, de beaucoup d’hypocrisie, pour ne pas dire de naïveté. Lors du sommet UE-Russie de Saint-Pétersbourg, les Européens avaient « exprimé l’espoir » que « le processus politique récemment entamé mène au rétablissement de l’état de droit ». L’élection de M. Kadyrov, dans un climat de terreur en Tchétchénie, fut un simulacre de « processus politique ». Échange de bons procédés, amalgame, pendant les opérations américaines en Afghanistan. Aucune sanction internationale n’a frappé la Russie pour le comportement de ses troupes dans le Caucase. La notion d’ingérence, telle qu’elle fut formulée par les Occidentaux pour le Kosovo, a toujours été écartée pour la Tchétchénie.
En 2004, Vladimir Poutine a changé de ton. Il a tiré les enseignements de la situation internationale. Il a commencé à exposer sa vision des relations internationales. Il a exprimé sa volonté que la Russie retrouve la place qu’elle occupait avant la disparition de l’URSS. Pour la Russie, être l’égale des États-Unis a toujours été l’objectif. Les États-Unis constituaient à la fois le modèle, l’interlocuteur principal et le rival. Les Européens n’étaient pas une puissance. Ils ne pouvaient donc jouer qu’un rôle secondaire, un rôle de clients pour les immenses ressources énergétiques russes, tout au plus.
Pour le président russe, il fallait être fort, pour que la Russie ne subisse le sort de l’URSS. La perte des États baltes, de l’Ukraine, de la Crimée, était un drame. C’est pour cette raison qu’il a agi de cette manière brutale en Tchétchénie. La perestroïka n’était plus qu’un lointain souvenir, pour ne pas dire, une erreur.
Il avait déjà l’intention d’arracher aux Américains, un partage des zones d’influence, une sorte de nouveau Yalta, qui lui permettrait de restaurer la grandeur de l’empire russe. La tendance paranoïaque du président russe, convaincu que les États-Unis cherchaient à encercler la Russie, se développa. Il n’avait pas l’intention de tolérer les tendances centrifuges de l’Ukraine et la Géorgie et ne supportait pas que des pays anciennement communistes aient intégré l’Otan.
Avec le retour du culte de la personnalité, de l’homme fort, les nouvelles paroles de l’ancien hymne soviétique, la création de mouvements de jeunesse qui ressemblaient aux Komsomol, les jeunesses communistes soviétiques et la liquidation de toute forme d’opposition politique, il n’y eut plus aucun doute sur la nouvelle stratégie de puissance de Vladimir Poutine.
Faire peur, menacer, stimuler le patriotisme de la population russe, comme si la Russie était à nouveau agressée. Agressée par l’Occident en général, l’OTAN, les États-Unis, l’Europe, réveiller le péril nazi, pour disqualifier les ennemis. Le discours, selon lequel la Russie serait le seul défenseur des « vraies » valeurs européennes, était destiné à renforcer les mouvements d’extrême droite, en Europe et ailleurs, qui accordaient, et accordent encore, leur confiance en celui qui a su sortir son pays du déclin et reconstruire son armée.
La tendance impérialiste du régime russe, enfin, apparut clairement, quand, le 17 novembre 2004, il promit de redonner à la Russie son statut de grande puissance, en la dotant de systèmes d’armement « qui n’existent pas et n’existeront pas avant des années chez les autres puissances nucléaires ».
À suivre…
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