Un jour de l’été 1994, nous étions, Michel Hidalgo et moi, assis au bord de la piscine, à Gassin. Je lui avais demandé, quel souvenir il avait conservé de la tentative d’enlèvement dont il avait été victime en 1978. Il n’avait visiblement pas envie d’en parler. C’était à l’évidence un événement qui l’avait profondément marqué.
Quelques heures avant de rencontrer l’Argentine, j’ai cherché dans les archives du journal Le Monde, le récit de la journée du 24 mai 1978, dont je n’avais qu’un vague souvenir. J’ai trouvé ce que Michel n’avait pas eu envie de me raconter ce jour-là, dans Le Monde daté du 25 mai.
« L’équipe de France de football devait s’envoler pour l’Argentine ce mercredi 24 mai, à 13 heures, à bord de Concorde. Depuis son rassemblement la veille, au siège de la fédération, des mesures avaient été prises par les forces de sécurité, après l’agression dont M. Michel Hidalgo avait fait l’objet le matin même. M. Hidalgo a indiqué que, aussitôt après l’agression, il n’avait plus eu envie d’aller en Argentine, pour sa femme, pour son fils. Mais il a ajouté, quelques heures plus tard : » C’est dépassé « . Il a précisé que son épouse l’accompagnerait en Amérique du Sud.
Le directeur de l’équipe de France, qui se rendait en voiture à Bordeaux prendre le train pour Paris, avait été contraint de s’arrêter par trois hommes, peu après son départ de son domicile, à Saint-Savin-de-Blaye, Michel Hidalgo avait réussi à désarmer l’un de ses agresseurs et à les mettre en fuite avant de se rendre à la gendarmerie de Saint-André-de-Cubzac pour porter plainte et déposer l’arme, qui n’était pas chargée. D’après les premiers éléments de l’enquête, la voiture des agresseurs avait été louée à Paris, au nom d’un ancien militant de la Gauche prolétarienne.
En fin d’après-midi, un correspondant anonyme prétendant parler au nom des agresseurs, a envoyé au Monde le communiqué suivant :
» Nous sommes au regret de vous annoncer l’échec de la tentative de détournement de Michel Hidalgo, patron de l’équipe de France de football. Nous comptions, par cette action de caractère purement humanitaire, premièrement, attirer l’attention sur l’hypocrite complicité de la France, principal fournisseur de matériel militaire à l’Argentine, qui, par sa participation au Mundial, cautionnera les charniers de Videla ; deuxièmement, demander la libération et la sauvegarde jusqu’aux frontières de tous les prisonniers survivants et la réapparition des vingt mille disparus, sachant que leur extermination est en cours, afin de faire place nette pour les jeux du cirque… «
Depuis le putsch du 24 mars 1976, l’Argentine était aux mains d’une Junte militaire, présidée par le général Jorge Videla, qui se livrait à des enlèvements, disparitions, assassinats, tortures, violations continuelles des droits de l’homme, activités de commandos paramilitaires bénéficiant de l’appui de la police et de l’armée. 6 000 personnes avaient déjà été exécutées et le nombre de prisonniers politiques était estimé à 17 000, selon un rapport remis à Cyrus Vance, secrétaire d’État américain.
Le 12 janvier 1978, un collectif pour le boycottage de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du monde de football (COBA) s’était fixé pour but d’alerter l’opinion publique en liaison avec des organismes qui fonctionnaient déjà aux Pays Bas, en Scandinavie et en République fédérale d’Allemagne, sur le comportement du gouvernement argentin qui comptait profiter de la Coupe du monde pour restaurer son crédit international. Les demandes de boycott de la Coupe du monde dans la presse, à la télévision se multipliaient, mais sans grand succès parce que l’événement passionnait des millions d’individus.
Olof Palme en Suède, Ed van Thyn en Hollande, Lionel Jospin en France, soulevaient le problème du respect des droits de l’homme en Argentine, tandis que Georges Marchais, déclarait, au cours d’une conférence de presse : » Quand on pose le problème des libertés, on risque, à l’Est comme à l’Ouest, de ne pas aller dans beaucoup de pays ». Il avait à l’esprit les prochains Jeux olympiques en U.R.S.S. en 1980. Sur Antenne 2, Jean-Pierre Soisson, ancien secrétaire d’État à la Jeunesse et aux sports, affirmait que la France devait participer à la Coupe du monde et la gagner. La France était en période électorale, et le football est populaire.
Roland Barthes, Michel Foucault, Claude Mauriac, Maurice Duverger, Maurice Clavel, Alain Touraine, Gilles Deleuze et Marek Halter avaient écrit au président Videla pour protester contre cette violence. Au début de l’année 1978, François Mitterrand, interrogé lors d’une conférence de presse, s’était montré prudent, se contentant de charger nos joueurs de demander à Buenos Aires la libération des seize Français et des deux religieuses incarcérées. Des voix s’élevaient pour exiger du gouvernement argentin des concessions en échange de notre participation à la coupe du monde.
Comment et pourquoi, dans ces conditions, aller en Argentine et applaudir sans protester ? L’opposition, en Argentine, considérait qu’il était important d’aller en Argentine et d’attirer l’attention de l’opinion publique et des journalistes sportifs sur la situation dans le pays, alors que le général Videla cherchait à transformer la Coupe du monde de football en une tribune de propagande pour son régime.
Le 25 juin 1978, l’Argentine a été sacrée championne du monde pour la première fois en battant les Pays Bas en finale, 3-1 après prolongation. Jorge Videla, le chef de la junte, a remis la coupe à l’équipe nationale dans le stade Monumental, situé à moins d’un kilomètre du plus grand centre de torture du pays.
Henry Kissinger, ancien secrétaire d’État, qui avait assisté à la Coupe du monde de football à l’invitation du général Jorge Videla, avait déclaré, le lundi 26 juin, dans une interview à la télévision argentine, que les États-Unis ne devraient pas utiliser la défense des droits de l’homme comme » prétexte à des attaques contre leurs amis « . » Les États-Unis et les pays européens ne sont pas entièrement conscients des problèmes auxquels l’Argentine a dû faire face depuis dix ans « . Des propos qui sont à rapprocher de ceux qu’il tient encore aujourd’hui au sujet de l’agression de l’Ukraine par la Russie !
Les années ont passé. Les joueurs qui s’affronteront demain, n’étaient pas nés en 1978. Pour la quatrième fois, depuis 1998, les Français sont en finale d’un mondial de foot, avec un réservoir de talents exceptionnel, fruit d’une organisation de la formation conçue dans les années soixante-dix par le DTN de l’époque Georges Boulogne, père des centres de formation et écoles de football comparables à ce qui se faisait déjà au Portugal et aux Pays Bas. Comme pour le handball et, aujourd’hui, le rugby, la méthode française de détection et de formation est une réussite qui explique la continuité des résultats au plus haut niveau.
Qualifiée pour la coupe du monde qui avait lieu, en 1978, en Argentine, la France, championne du monde des matches amicaux, comme disaient les mauvaises langues, après un premier match perdu face à l’Italie, avait rendez-vous avec le pays hôte le 6 juin à 19 h 15 à l’Estadio Monumental Antonio Vespuci de Buenos Aires, chauffé à blanc par 72 000 spectateurs argentins déchaînés.
Les Français avaient perdu 2 à 1, après avoir fait longtemps jeu égal avec l’Argentine de Mario Kempes. Un penalty discutable sifflé contre la France avait semé le doute. Dans ce contexte, la défaite avait un goût de victoire. Le lendemain, l’Équipe titre « Tombés, mais tête haute ». Une défaite, considérée, aujourd’hui encore, comme l’acte de naissance de la sélection de Michel Hidalgo et la renaissance du football français.
Demain, l’équipe de France de football a rendez-vous avec l’Argentine. L’adversaire est aussi au rendez-vous de sa propre histoire. Il est coriace. La confrontation promet d’être musclée. Il n’était pas prévu que la France ait, en prime, à rencontrer le virus en finale. Un virus qui coupe les jambes, accélère le cœur, essouffle les organismes. Comme en 1978, les 30 000 spectateurs argentins seront bruyants, déchaînés. Encore une fois l’adversaire va jouer à domicile. Cardiaques s’abstenir !
Le sélectionneur paraît serein. Je ne suis pas sûr qu’il le soit réellement. En dehors du virus, tout se passe bien au Qatar. L’ordre règne à Doha, comme à Buenos Aires, en 1978 ! Didier Deschamps n’a pas été victime d’un enlèvement. Le boycott n’a pas eu plus de succès qu’en 1978, la France est en finale. Que la meilleure équipe gagne. Après tout, ce n’est qu’un jeu !
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