Sandrine Rousseau, en faisant l’éloge de la paresse, qu’elle érige en droit, m’a rendu un fier service. Elle m’a fourni l’introduction que je cherchais, à mon article sur l’actualisation du sujet que Frédéric Lemaître, le correspondant du journal Le Monde à Pékin, avait traité sous le titre : « Le travail à perpétuité ? Créativité, flexibilité, mobilité... », le 25 novembre 1999. Cette question était la huitième des 21 questions que posait « L’Avenir », le numéro de collection consacré au XXIe siècle conçu par les rédactions du Monde et de France Info.
Je remercie donc la députée, qui excelle dans l’art de provoquer des débats et de les simplifier. En l’espèce, il s’agit d’un vieux débat. Les militants socialistes du XIXe siècle avaient employé cette formule bien avant elle. C’est même le titre d’un livre, « Le droit à la paresse » (Paul Lafargue (1842-1911) – ISBN : 9782844854063), publié en 1880, qui, en son temps, avait, déjà, déclenché une belle polémique.
Il faut dire que les premiers mots du pamphlet de Paul Lafargue étaient révolutionnaires : « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. »
Sandrine Rousseau, avec son petit sourire narquois, répondait à son collègue Fabien Roussel, qui, à la Fête de l’Humanité, venait de déclarer que « la gauche doit défendre le travail et ne pas être la gauche des allocations et minimas sociaux ». Comment un militant communiste peut-il dire une chose pareille, en 2022, alors que « la valeur travail est une valeur de droite« , a aussitôt protesté Sandrine Rousseau !
Bref, le travail est un sujet sensible, idéologique, politique, qui mérite mieux que le buzz que Sandrine Rousseau, « que le monde entier nous envie », comme l’écrit Philippe Mabille, journaliste à la Tribune, adore.
En 1999, Frédéric Lemaître, le journaliste du Monde citait Jeremy Rifkin, l’auteur en 1995 de The End of Work (la fin du travail) : « Nous entrons dans une nouvelle phase du monde (…)La substitution massive des machines aux travailleurs s’apprête à contraindre tous les pays à repenser le rôle des êtres humains dans la société. L’urgence sociale absolue est sans doute, pour le siècle à venir, de redéfinir les perspectives de vie et les responsabilités de millions de personnes dans une société où l’emploi dans sa forme massive actuelle aura disparu. » Jeremy Rifkin était convaincu que l’histoire du travail, au moins sous sa forme marchande, était en train de s’arrêter.
Cette thèse, de gauche, était contestée. Notamment par Manuel Castells, un sociologue espagnol, qui soutenait que « le XXIe siècle sera celui de « l’économie informationnelle ». À ses yeux, il ne s’agira pas, banalement, d’un nouveau secteur d’activité : « Ce qu’il convient de distinguer, ce n’est pas une économie industrielle d’une part et une économie postindustrielle d’autre part mais deux formes de production agricole, industrielle et tertiaire fondées sur le savoir. » Revers de la médaille : « La restructuration des entreprises et des organisations qu’autorise la technologie de l’information et que stimule la concurrence globale introduit une transformation fondamentale de l’emploi : l’individualisation des tâches dans le processus du travail. Nous assistons ainsi au renversement de la tendance historique à la généralisation du salariat et à la socialisation de la production qui était le trait dominant de l’ère industrielle. La nouvelle organisation sociale et économique fondée sur les technologies de l’information vise à décentraliser la gestion, à individualiser le travail et à personnaliser les marchés : ce faisant, elle segmente le travail et fragmente les sociétés. »
Frédéric Lemaitre, dans son article, rapportait les propos de Jacques Delplancq (IBM) pour qui « le chacun pour soi allait l’emporter, non seulement à cause des technologies qui transformeront le salarié en nomade mais aussi en raison de choix politiques » et ceux de Bill Gates, le fondateur de Microsoft qui, dans son dernier ouvrage, « Le Travail à la vitesse de la pensée », se voulait rassurant : « Les êtres humains restent essentiels dans les processus opérationnels. Une chaîne de fabrication souple suppose des ouvriers formés, informés, responsabilisés. Plus nous transformons les tâches en processus, plus nous devons responsabiliser les exécutants. Les ordinateurs vont sans doute éliminer certains métiers mais ils transformeront dans de nombreux cas le travail répétitif en travail intelligent. »
Les experts que Frédéric Lemaitre avait interrogés, dans l’ensemble, ne se sont pas trompés dans leurs prédictions. « Dans le monde du travail, il y a ceux, très recherchés, qui apportent une réelle valeur ajoutée, qui disposent d’une compétence rare, et ceux dont la compétence ne correspond pas à un besoin. Ils sont nombreux, les deux tiers et les trois quarts de la population. Pour eux, il n’y aura pas d’autre solution que la réduction du temps de travail et une reconversion vers de nouveaux métiers qui n’existent pas encore ». L’économie du savoir sera de plus en plus inégalitaire. La formation sera déterminante.
Jean Boissonnat, le célèbre journaliste prophétisait : « « Aujourd’hui, le temps de vie est de 700 000 heures dont 60 000 passées à travailler. Dans cinquante ans, il est probable qu’on ne travaillera plus qu’environ 30 heures par semaine, mais jusqu’à soixante-dix ans et sous divers statuts »,
Les événements, particulièrement la pandémie et les périodes de confinement, ont donné raison à Amartya Sen, Prix Nobel d’économie 1998, professeur à Cambridge, qui allait à l’encontre des idées reçues, quand il affirmait que : « L’économie informelle va sans doute se développer. Elle répond à un besoin. Celui de la flexibilité de l’économie. Elle permet à des gens de travailler alors qu’ils pourraient difficilement s’intégrer dans l’économie formelle. L’inconvénient de ce système est l’absence de protection sociale. Mais je ne suis pas pessimiste car l’être humain a toujours su s’adapter.« Et d’ajouter : « Dans le débat qui a opposé Malthus à Condorcet, le premier étant convaincu d’un certain déterminisme économique et le second faisant confiance au progrès, c’est le second qui avait raison. « Qu’est-ce qui différencie deux hommes ? L’éducation. Tout le monde peut être qualifié et instruit. L’absence de savoir n’est pas une fatalité. Le niveau de connaissances peut croître autant que de besoin grâce à l’éducation et la formation. »
Deux événements, relativement inattendus, ont accéléré les évolutions prévisibles depuis le début du XXIe siècle : La pandémie de Covid 19 et la « grande démission », une expression née aux États-Unis pour caractériser le phénomène de retrait massif du marché du travail à la suite à la crise Covid.
Les périodes de confinement, pendant la pandémie, ont conduit les gouvernements et les entreprises à préconiser, voire imposer, le télétravail. Le télétravail est une organisation du travail qui consiste pour le télétravailleur, à effectuer un travail, qui aurait pu être fait dans les locaux de l’employeur, hors de ces locaux, en utilisant les technologies de l’information et de la communication (ordinateurs fixes et portables, Internet, téléphonie mobile, tablette, fax, etc.) Il ne s’agit pas d’un aménagement du temps de travail mais d’une modalité d’organisation du travail.
Apparu pour la première fois en 1972, sous le nom de « telework » dans un article du Washington Post, le télétravail était encore à peu près inexistant, en France, en 1999. Pour pouvoir remplir sa fonction de manière satisfaisante, le télétravail nécessite qu’un certain nombre de conditions techniques et technologiques, soient réunies. Ce qui n’était pas le cas en 2000. Il faut disposer d’équipements et de logiciels, de matériel informatique ou bureautique, de connexions à Internet à haut débit (fixes : ADSL, fibre optique, ou mobiles : 4G, 5G) sécurisées qui protègent efficacement les données, fichiers et échanges, de points d’accès Wifi publics à l’internet, sécurisés par leur VPN d’entreprise, d’outils de communication interactifs (téléphone, audioconférence, visioconférence, messagerie instantanée), d’outils de communication asynchrones (SMS, e-mail), voire de plateformes collaboratives ou réseau social d’entreprise.
Pour l’employeur, les avantages du télétravail sont apparus très vite : flexibilité des ressources humaines, économies des temps d’interruptions (pauses-café, bavardages), réduction de l’absentéisme et des retards, réduction des frais généraux (loyers, chauffage, climatisation, électricité), diminution d’un certain nombre de dépenses de transports, (carburant, frais de parking, assurance, etc.).
Pour les employés, le télétravail permet une réduction du temps de transport, une amélioration du pouvoir d’achat, des horaires de temps de travail plus souples, une réponse aux besoins d’autonomie et de responsabilités, ainsi que la limitation des nuisances de l’open space qui apparaissaient de plus en plus insupportables.
Pour l’État et les territoires, le télétravail présente également de nombreux avantages à la condition que le pays soit entièrement équipé pour bénéficier des technologies de l’information et de la communication (TIC) ; ce qui n’est pas encore le cas, loin de là !
Les syndicats ont exprimé des réserves : perte des limites entre vie professionnelle, personnelle et familiale, risques psychosociaux dus au manque de contact avec les collègues, perte du collectif de travail, plus grande « intensité temporelle » du travail, une augmentation significative des troubles musculosquelettiques, une activité physique en baisse et une perte de sommeil. Des arguments qui avaient freiné l’évolution du télétravail dans les années quatre-vingt-dix. En France, la loi Travail de 2016, a reconnu aux salariés un droit à la déconnexion qui leur permet de ne pas répondre aux sollicitations professionnelles, comme des e-mails, téléphones et d’être déconnectés du réseau informatique de leurs entreprises, hors de leur temps de travail. En 2019, selon les données d’Eurostat, 5,1 % de la population active de l’Union européenne pratiquait « régulièrement » le télétravail en 2019. La France (7 %) devançait l’Allemagne (5,2 %). Les télétravailleurs réguliers étaient essentiellement des cadres alors que ces derniers ne représentent que 17 % des salariés.
En 2020, les épisodes de confinement décidés en raison de la pandémie de Covid-19 ont provoqué une très forte augmentation du télétravail. Un quart de la population active française est passé en télétravail. La proportion est plus élevée dans les secteurs de l’information et de la communication (63 %) ou de la finance et des assurances (55 %) que dans la restauration et l’hôtellerie (6 %), ou encore dans les transports (13 %). Facebook se vantait d’être « l’entreprise la plus en avance » sur le télétravail. Sur les 45 000 employés de l’entreprise. 95 % du personnel s’étaient mis au télétravail durant cette période. 40 % des employés souhaitent opter pour le télétravail de façon permanente.
Pour le gouvernement français, « Le télétravail devait être la règle« , afin d’éviter un troisième confinement. En 2021, selon l’INSEE, 22 % des salariés ont télétravaillé régulièrement. 50 % d’entre eux ont télétravaillé tous les jours. Dans le contexte particulier de la crise sanitaire, le télétravail a provoqué une révolution de l’organisation du travail, a permis de lutter contre la propagation du virus (en limitant les contacts physiques) et la poursuite de l’activité économique.
L’autre événement de cette première partie du XXIe siècle, c’est la « grande démission », une expression née aux États-Unis pour caractériser le phénomène de retrait massif du marché du travail à la suite à la crise Covid.
Il a suffi que près d’un demi-million de salariés en CDI démissionne, au cours du premier trimestre, pour que l’idée se propage que la France connaissait à son tour une « grande démission ». Il n’en est rien, mais, ce qui est exact, c’est que se manifeste un mouvement de changement d’emplois, de réorientation vers d’autres emplois, qui modifie le marché en faisant baisser le chômage. Pendant les épisodes de confinement, les salariés ont eu le temps de réfléchir, notamment à une amélioration de leur situation.
Nombreux sont ceux qui ont ressenti un besoin de plus d’autonomie et de flexibilité dans l’organisation de leur travail. Une étude de l’Adp Research Institute révèle qu’en Europe. 65 % des travailleurs européens seraient prêts à quitter leur emploi si leur employeur leur imposait à nouveau 100 % de présentiel. Les jeunes acceptent de moins en moins que leur activité professionnelle soit prioritaire dans leur existence. Le travail n’est pas tout ! Je veux croire que c’est cela que Sandrine Rousseau a voulu exprimer à sa façon !
Résultat : Quatre actifs sur dix envisagent de changer d’emploi dans les deux prochaines années, d’après un sondage OpinionWay. Le dispositif de rupture conventionnelle, en vigueur depuis 2008, n’est pas étranger à ce mouvement. Il s’agit donc de reconversions, non de « grande démission » du marché du travail. Il n’en reste pas moins que cette rotation inattendue provoque des pénuries de main-d’œuvre, particulièrement dans le tourisme, l’hôtellerie, la restauration et le transport aérien. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui ce que seront les conséquences macroéconomiques à long terme de ce phénomène.
Un mot, pour finir, sur la compétence numérique insuffisamment enseignée en France alors qu’elle est indispensable, notamment pour les jeunes, et source d’inégalités et de risque de chômage.
Les jeunes sont, pour la plupart, équipés en smartphones. Ils les utilisent pour « exister » sur les réseaux sociaux, mais, manquent de compétences numériques, ne savent pas utiliser les tableurs ou les logiciels de traitements de texte, alors que 57 % des offres d’emploi sont inaccessibles à ceux qui n’ont pas de compétence numérique. En 2022, il ne suffit plus de savoir lire-écrire-compter, il est indispensable d’avoir des compétences numériques.
En attendant, » soyons réalistes, demandons l’impossible « , comme en 1968.
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