Les jours qui suivirent la Libération donnèrent lieu à une grande et bien normale agitation. Tous les Dinannais voulaient être photographiés avec un soldat américain. Souvent livré à moi-même, je passais mon temps dans la rue, au milieu des jeeps et des soldats qui offraient des cigarettes, du chocolat et du chewing-gum, pour ne rien manquer du spectacle nouveau que la ville offrait.
Mille cinq cents obus de 105 mm et de 155 mm étaient tombés sur la ville. 18 incendies avaient été difficilement maîtrisés. Le vent, qui soufflait du sud-est, avait rabattu sur la ville d’énormes nuages de fumée noire. 517 immeubles avaient été atteints. Les témoins racontaient ce qu’ils avaient vu. Rue de la Croix, dans notre rue, un homme avait été décapité par un éclat d’obus. La doctoresse Denise de Saint Jean, qui avait tant lutté pour que ma mère et moi restions en vie, était morte dans sa maison. Un obus avait pénétré par une fenêtre donnant sur le jardin et avait explosé. Les corps de six personnes horriblement mutilés avaient été retirés des décombres.
L’objectif était simple, il fallait, au plus vite, repasser du désordre à l’ordre; ce qui n’était pas facile en raison des chevauchements d’autorités et des organisations informelles qui s’instituaient autorités. L’armée américaine était là, souriante, en général, mais très autoritaire. Ne sachant pas exactement où étaient les Allemands, dans les environs de Dinan, le maire interdit à mon père de se rendre à Bobital pour voir dans quel état était le service des Eaux. Ce n’est que le 9 août, qu’un capitaine et un sous-officier américain, en armes, le firent monter dans un véhicule militaire pour faire une inspection! M. Alain, le responsable sur place, à Bobital, était en bonne santé et l’usine des eaux en état de fonctionner dès le retour du courant.
Le comité de Libération s’efforça, dans les jours qui suivirent, de ramener le calme et d’éviter, ce qui n’était pas toujours possible, les règlements de comptes, la tonte des femmes et les exécutions de collabos…
Mademoiselle Lemoine, Secrétaire Général de la ville, depuis le départ de monsieur Gautier, nommé à Chartres, guettait ce qui se passait à Dinard, où elle entendait défendre ses intérêts. Un jour, en fin de matinée, elle se précipita sur mon père, le conduisit dans son bureau, lui remit un trousseau de clés et une petite boite contenant une somme d’argent de faible importance et lui dit : « On vient me chercher, il faut que je file tout de suite à Dinard, c’est vous maintenant le Secrétaire Général, j’écrirai au maire, au revoir et bonne chance… » Mon père rendit compte au maire, qui le chargea effectivement de l’intérim.
Après sa révocation et la disparition provisoire de Dinan-Républicain, Michel Geistdoerfer, l’ancien maire, s’était éloigné de Dinan. Surveillé par la police de Vichy, il avait néanmoins pris une part active à l’action de la Résistance au sein de l’Organisation civile et militaire, l’OCM. M. Le Gorgeu, futur Commissaire de la République lui avait proposé de devenir, à la Libération, le préfet des Côtes du Nord. Il avait refusé. Il préférait se consacrer une nouvelle fois à sa ville de Dinan. Dès la libération de la ville, Michel Geistdoerfer, réapparut donc et entendit se réinstaller à la mairie avec son Conseil municipal de 1940. Des FFI l’empêchèrent de pénétrer dans la mairie. Il fallut l’intervention du préfet pour que la situation se calmât.
La Résistance locale voulait maintenir monsieur Aubry et ses conseillers, dans leurs fonctions. Monsieur Aubert avait lui aussi participé activement à la Résistance locale. Il y eut des moments de grande tension. Finalement, le Commissaire de la République, représentant de Gaulle, fit appliquer les dispositions prévues à Alger pour la Libération et Michel Geistdoerfer fut installé le 11 août. Le jeudi suivant, le 17 août, jour de marché, le maire fit paraître le numéro 1 de son ancien quotidien « Le Dinan-Républicain ».
Ce jour-là, à 15h30, dans l’effervescence qui régnait, le sous-préfet de Dinan reçut un message téléphoné du chef de cabinet du préfet demandant que toutes les dispositions soient prises pour recevoir M. Le Troquer, ministre, commissaire aux régions libérées, accompagné de M. Le Gorgeu, à 17h et que la population soit avisée. Mon père ne fut prévenu que vers 16 heures. C’était très court pour informer la population. Il fallait mobiliser Lebreton et son clairon, demander un détachement FFI pour la haie d’honneur, aménager la Salle Aristide Briand pour la réception, pavoiser, organiser un vin d’honneur au Celtic. A 17 heures, M. Le Troquer arriva. L’échafaudage encadrant l’un des piliers du portail d’entrée abattu par un camion allemand et en cours de reconstruction fut choisi comme tribune, le ministre désirant s’adresser à la foule. M. Le Troquer monta, avec Michel Geistdoerfer, sur l’échafaudage pour prononcer des discours que le « Dinan-Républicain » rapporta in extenso dans le numéro 2, daté du 24 août.
Pour comprendre l’atmosphère qui régnait alors, il faut lire l’allocution que prononça Michel Geistdoerfer lors de la séance d’ouverture du Conseil municipal le 22 août 1944.
« Mes chers collègues,
Depuis cinq ans, la guerre d’abord, ensuite l’occupation allemande et le pseudo-gouvernement français de Vichy ont accumulé les ruines, les deuils et les crimes. Il n’est pas une famille française qui n’ait été d’une façon ou d’une autre, victime de la guerre et de ses suites désastreuses. La France n’est pas encore libérée. A cette immense souffrance, sans précédent dans notre histoire, le Conseil municipal doit s’associer. Je vous demande de suspendre cette première séance en signe de deuil ».
A la reprise de la séance, Michel Geistdoerfer s’exprima en ces termes, tels qu’ils ont été rapportés dans le numéro 3 du « Dinan-Républicain » du 31 août 1944 :
« Mes chers collègues,
Après une absence de près de quatre ans, nous rentrons à l’Hôtel de Ville où nous n’avons cessé de siéger depuis 1939, fiers de la confiance de nos concitoyens. Depuis janvier 1941 (puisque nous avons eu l’honneur d’être parmi les premiers révoqués), nous avons été remplacés à l’Hôtel de Ville, d’abord par une délégation spéciale puis, un Conseil municipal désignés par le gouvernement de Vichy et présidé par M. Aubry. Les hommes qui ont pris notre place n’ont pas hésité à recevoir leur mandat d’un sinistre personnage nommé Mayade, premier sous-préfet de Vichy dans notre ville. Ils auraient pu depuis 1941 démissionner. Non. Malheureusement, ils sont tous restés les mêmes jusqu’au bout. Mais, lorsque les Américains sont entrés dans la ville, ils ont abandonné leurs postes, laissant la mairie sans direction et la ville en pleine anarchie. Ces hommes-là n’ont certes pas droit à notre estime, ni à celle de nos concitoyens. La loi républicaine les exclut fort heureusement de tout mandat public. C’est cette même loi républicaine qui nous rétablit dans nos fonctions. Nous sommes 16 au lieu de 23. Ainsi, nous pouvons délibérer légalement. J’ai considéré qu’il était d’une justice élémentaire de ne compléter notre Conseil que lorsque tous les jeunes Dinannais absents prisonniers ou combattants rentreront dans leurs foyers. Nous voici réunis pour la première fois, unis encore plus que réunis puisque c’est le même amour de la Patrie qui nous a rassemblés. Toutes les opinions sont ici représentées et j’espère bien que le camarade Charpentier restera toujours d’accord avec l’abbé Gauffeny. Une lourde tâche nous attend. C’est à ce travail dans l’union que je vous convie, mes chers collègues, et je vous demande de passer immédiatement à l’ordre du jour. »
Le samedi 19 août 1944, le service de propagande et de publicité américain (PPW), de passage à Dinan, donna deux représentations cinématographiques de bienfaisance au « Celtic ». Certes, la propagande avait changé de camp, mais la salle était pleine et heureuse d’écouter, debout, les hymnes français, anglais, américains et d’applaudir les chefs d’Etat alliés reconnus sur l’écran. Les exploits de la « Jeep », la petite voiture américaine qui leur était maintenant familière, eurent beaucoup de succès.
Derrière la joie partagée, les incidents et règlements de compte étaient permanents. La violence en actes, en paroles et par écrit, ne cessait pas. Dans « Dinan-Républicain » du 24 août, un article intitulé « La Défense Passive de Dinan », en dit long sur le besoin de reprendre le combat politique et l’esprit de revanche qui animait les principaux acteurs.
Par ordre des autorités américaines, les Dinannais devaient veiller, dès la nuit tombée, à ce qu’aucune lumière ne soit visible de l’extérieur. Le couvre-feu était toujours en vigueur. Fin août 44 le courrier, le téléphone, l’électricité, l’eau, le gaz, ne fonctionnaient pas encore normalement. De nombreuses ordonnances du Gouvernement provisoire organisaient le retour à la République. Les divers mouvements et associations collaborationnistes telles que « Milice, Phalange, le parti franciste, le Rassemblement national, le Parti Populaire Français, de triste mémoire, furent rapidement dissoutes.
Quelques jours après, le maire apprit à mon père la venue de M. René Pleven le 9 septembre et lui rappela que le Sergent Gombault était le grand-oncle du ministre des Colonies. Le moment était venu de sortir le tableau de sa cachette et de rétablir la Salle Aristide Briand dans son aspect antérieur. La musique municipale état à son poste, le pilier du portail aussi !
Il était prévu que le ministre remonterait la rue Chateaubriand à pied, en compagnie de sa mère, que mon père connaissait bien. Il fut donc chargé de guetter l’arrivée du ministre et faire signe à un employé de la ville qui était posté à l’angle de l’Hôtel de Ville, qui, à son tour, ferait signe à la musique. Au bout d’un moment, une voiture stoppa près de mon père, un avoué qu’il connaissait bien en sortit, accompagné d’un homme qui mesurait près de deux mètres. L’avoué présenta mon père au ministre qui commença à lui narrer abondamment sa joie de se retrouver à Dinan. Il n’était pas pressé, respirait profondément et se dirigeait lentement vers la mairie. Dans son dos, mon père faisait signe au guetteur : « c’est lui » !
L’aérodrome étant encore impraticable, c’est à Rennes que l’avion transportant le ministre des Colonies s’était posé. A Dinan, M. René Pleven était chez lui ; son père, le colonel Pleven, avait voulu y être inhumé aux côtés de ses ancêtres.
Michel Geistdoerfer, entouré de ses adjoints, MM. Loisel, Laflame, Boucher, du Conseil municipal au complet et des plus hautes autorités du département, était fier de recevoir, à la mairie, un des plus proches et des plus fidèles collaborateurs du général de Gaulle qui exprima le désir de faire un tour de la ville pour saluer ses compatriotes et retrouver des souvenirs. Son passage était aussi l’occasion d’inaugurer très vite après la libération du territoire, la rue Ange Dubreuil, odieusement condamné par erreur, et la rue Général de Gaulle. Le maire, dans son discours, rappela : « Votre oncle Charles créa le premier journal de combat républicain de la ville et c’est dans son « Petit Bleu » qu’à 19 ans, j’écrivais mes premiers articles ». Après avoir évoqué le souvenir du colonel Jules Pleven et de son oncle Jean, mort en Champagne en 1917, Michel Geistdoerfer consacra quelques instants à parler de la mort héroïque du sergent Gombault, le grand oncle du ministre, dont le très beau tableau de Moreau de Tours est, en majesté, dans le salon d’honneur de la mairie. Enfin, il éprouva le besoin de rappeler que « les Germains, qui sont restés ce qu’ils étaient au temps des chevaliers teutoniques, ont envahi, pillé, ensanglanté notre pays. Les Allemands sont toujours les mêmes et les Français aussi ». Dans sa réponse, le ministre précisa la « tâche qui nous attend ». « L’ordre, dit-il, c’est avant tout la justice sociale et la justice exige que soit réprimé le marché noir et que soient châtiés ceux qui se sont livrés à des trafics honteux et ont collaboré avec l’ennemi ».
Le 5 août 1945, Dinan célébra le premier anniversaire de sa Libération. La fête était superbe. Habillé en petit tambour des soldats de l’an II, je défilai devant un char qui représentait la tour du château de la Duchesse Anne, au sommet de laquelle une Marianne, tenant le drapeau tricolore, symbolisait la République restaurée. Le char, tiré par un cheval, était protégé par des résistants en armes. C’était un jour de gloire.
C’est également ce jour-là que Jean de Beaumanoir fut à nouveau fixé sur son socle. Pour la circonstance, un hommage particulier lui fut rendu, en présence des autorités civiles et militaires.
« Mauvais souvenirs… Soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine. »
Cette citation, attribuée à Georges Courteline, apparait à l’écran au début du beau film de Jean-Pierre Melville, sorti en 1969, adapté du roman de Joseph Kessel : L’Armée des ombres
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