Le 6 août 1991, il y a vingt-sept ans, Chapour Bakhtiar, le dernier Premier ministre du Shah d’Iran, a été assassiné à Suresnes.
Chaque année, dans les premiers jours du mois d’août, je me souviens…
Je me souviens que le 19 juillet 1980, j’avais reçu un appel téléphonique d’un homme angoissé que j’avais connu à Téhéran, en 1974. J’avais le souvenir d’un homme de grande qualité avec qui j’avais sympathisé. Il voulait me rencontrer de toute urgence. Le rendez – vous fut pris pour le lendemain au Chiberta, rue Arsène Houssaye, un bon restaurant en haut des Champs-Élysées. Sur le moment, je ne fis pas le rapprochement entre l’urgence de cet entretien et l’attentat commis la veille, à Neuilly, contre l’ancien Premier ministre du Shah. Je ne savais pas que Chapour Bakhtiar, qui avait fui Téhéran quelques mois avant, habitait dans l’appartement de son ami, Abdorrahman Boroumand.
Abdorrahman Boroumand, et son épouse, m’avaient merveilleusement reçu à Téhéran et à Ispahan en 1974. Il était né dans une famille de riches propriétaires fonciers d’Ispahan en 1927. Il avait étudié le droit à Téhéran et à Genève, où il avait obtenu son doctorat.
En 1956, de retour à Ispahan, il avait rejoint le Front national, une coalition favorable à Mossadegh et s’était présenté aux élections législatives. Arrêté à deux reprises, il avait passé plusieurs semaines en prison avant d’être interdit de séjour à Ispahan. Il s’installa à Téhéran avec sa famille et travailla comme avocat.
En 1963, il siégeait au Conseil du Front national, mais consacrait son temps aux affaires de sa famille. C’est dans ce cadre que j’ai eu le plaisir de faire sa connaissance. En 1979, peu de temps avant la révolution islamiste, Abdorrahman Boroumand a été un des rares membres du Front national de haut rang à avoir appuyé la décision de Chapour Bakhtiar d’accepter le poste de Premier ministre afin d’assurer une transition pacifique vers la démocratie. Chapour Bakhtiar, social-démocrate, s’était opposé à l’idée de l’ayatollah Khomeiny d’une république islamique.
Nommé Premier ministre le 4 janvier 1979 et chassé du pouvoir le 1er février, Chapour Bakhtiar fuit l’Iran, se cache et arrive à Paris en août. M. Boroumand le rejoint et met son appartement de Neuilly à la disposition de Chapour Bakhtiar. L’imam Khomeyni avait lancé les « fedayin islamiques » à leur recherche.
Au Chiberta, je trouvai un homme défait, tassé, pâle, malgré son teint mat. Poliment, il attendit que j’aie fini de prononcer, souriant, quelques banalités, pour me dire à voix basse : « Monsieur Desmoulin, vous savez ce qui est arrivé hier dans mon appartement. J’ai besoin de vous ».
Je pris alors brusquement conscience de la gravité des événements. Après m’avoir fait le récit de l’attentat qui avait fait deux morts et trois blessés, il me dit : « Monique Pelletier, Achille Peretti, le maire, ne veulent pas que Chapour Bakhtiar reste à Neuilly. Il ne sait pas où aller ; il faut très vite trouver un logement qui puisse être sécurisé et qui ait l’agrément du Ministère de l’Intérieur. Son fils, Guy, qui est fonctionnaire de police à Paris, affecté aux Renseignements généraux, vous aidera ».
Le 18 juillet 1980, Anis Naccache et ses Pasdarans, insuffisamment renseignés, s’étaient trompés d’appartement et avaient tiré sur l’autre porte palière, tuant la voisine innocente. Séparément, pour plus de sécurité, nous nous rendîmes à Neuilly où régnait encore une grande effervescence. Des fonctionnaires de tous les services de police et de renseignement se croisaient devant et dans l’immeuble. Chapour Bakhtiar, petit, le visage marqué par les épreuves qu’il venait de vivre et par toutes celles qui avaient jalonné sa vie, me reçut avec un sourire d’espoir et de reconnaissance. Calmement, très calmement, il m’expliqua qu’il fallait trouver une maison, très près de Paris, facile à protéger, assez grande pour loger tout son entourage. Il fallait surtout faire vite. Le prix n’était pas un problème. Pour me rassurer, sans doute, il ajouta que La CIA finançait son exil.
Quelques jours plus tard, un de mes proches collaborateurs trouva, dans la plus grande discrétion, une maison, 37 rue Cluseret à Suresnes, au fond d’une impasse. Cette maison convenait à tout le monde, y compris aux services de police, mais pas au Sénateur-Maire de Suresnes, Robert Pontillon. Informé de cette opposition, Chapour Bakhtiar téléphona devant moi à des amis de la nouvelle majorité comme de l’ancienne. C’est Michel Debré et Pierre Joxe qui se chargèrent de convaincre Robert Pontillon. Les mois passèrent, sans incident. Des CRS bouclaient l’impasse, contrôlaient tous les accès, filtraient les visiteurs. Les riverains émus et inquiets au début, à juste titre, tombèrent, au fil des mois, sous le charme de cet homme fin, cultivé, souriant, qui aimait tant la France. Je lui rendais visite de temps en temps ; nous prenions le thé, seuls ou avec ses collaborateurs. Nous parlions de l’Iran de Khomeyni, de politique internationale, des nationalisations de Mauroy, mais aussi de littérature. Ancien élève de Louis-le-Grand, de Sciences Po et de la faculté de droit de Paris, il aimait Paul Valéry, qu’il avait reçu à plusieurs reprises chez lui, en 1941. Il connaissait parfaitement les œuvres de Roger Martin du Gard, de Camus, de Mauriac.
Le 15 octobre 1982, un jour où il me faisait remarquer que la vie en France était agréable, il s’absenta quelques instants et revint avec le livre de mémoires qu’Albin Michel venait d’éditer et me l’offrit avec une aimable dédicace. Les années passèrent. Loin de Téhéran et de la révolution islamique, il était « heureux comme Dieu en France », expression naguère employée par les Juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est, parce que, selon l’exégèse de Saul Bellow, il n’y serait pas dérangé par les prières, rites et bénédictions de toutes sortes.
Le 18 avril 1991, à 14 heures, Place Vauban, où il résidait, Abdorrahman Boroumand a été assassiné, dans le hall de son immeuble, par un inconnu qui lui porta cinq coups de couteau mortels et réussit à prendre la fuite.
Sa disparition me peina profondément. Opposant au régime de Khomeyni, il s’était, avec mon aide, installé en France où il avait obtenu le statut de réfugié politique. Chapour Bakhtiar, sous le choc, déclara à la presse : « Pour le moment, je garde ma tristesse pour moi. C’était un vieil ami depuis quarante ans. Ce sont des professionnels qui ont agi. Et l’hypothèse la plus probable est celle d’un meurtre perpétré par les disciples des mollahs de Khomeyni. Le gouvernement iranien avait déjà cherché à m’abattre. Pour moi, c’est encore sa main qui a frappé. Les commandos interviennent au cas par cas et sont en mesure d’exécuter leurs victimes au revolver comme au couteau. » Cette exécution était signée.
Le 8 août, quatre mois plus tard, le responsable des CRS chargés de protéger Chapour Bakhtiar, s’étonna que depuis deux jours le Premier ministre ne soit pas sorti. Le téléphone sonnait constamment « occupé ». Après en avoir référé à sa hiérarchie, il pénétra dans la maison dont la porte n’était pas fermée. Au premier étage, il découvrit le corps du secrétaire, Sorouch Katibeth, gisant sur la moquette, et, sur un canapé, le corps de Chapour Bakhtiar, blessé à la gorge et le poignet sectionné. L’autopsie révélera qu’ils étaient morts par asphyxie, étranglés, puis achevés avec des couteaux de cuisine.
Comment un commando avait-il pu déjouer la stricte surveillance du Premier ministre ? L’enquête, conduite par le juge Bruguière, une enquête longue et difficile, révélera que Farydoun Boyerhamadi, un ami de longue date, avait réussi à introduire deux Iraniens, porteurs, disait-il, d’informations importantes, dans la maison. Guy Bakhtiar avait vu son père le jour de sa mort, à 15 heures. L’ancien Premier ministre n’avait aucune raison de se méfier. Boyerhamadi avait assisté, quelques jours auparavant, à une réunion du Conseil suprême du Mouvement qui devait pourvoir au remplacement d’Abdorrahman Boroumand. Seul Ali Vakili Rad, le tueur, tentant de fuir vers l’Iran, fut arrêté à Genève (Suisse), et condamné à la prison à perpétuité. Conformément aux pratiques en vigueur, il a été libéré, pour bonne conduite, en 2010 et renvoyé dans son pays au moment de la libération de Clodilde Reiss, l’étudiante française arrêtée à Téhéran, jugée et renvoyée en France. Un complice, Massoud Hendi, écopa de dix ans de prison pour avoir aidé le commando à obtenir des visas. Les deux autres complices entrés dans la villa de Bakhtiar, Fereydoun Boyerahmadi et Mohammed Azadi, n’ont jamais été retrouvés par la police française. Avec d’autres complices impliqués dans la logistique du crime, ils ont été condamnés par contumace en 1995 à la réclusion criminelle à perpétuité.
Voilà pourquoi chaque année, dans les premiers jours du mois d’août, je me souviens…
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