Il n’est pas nécessaire d’être un érudit et d’avoir lu « Capitalisme, socialisme et démocratie », l’ouvrage que Joseph Schumpeter a publié en 1942 ou de citer Adam Smith et David Ricardo pour comprendre que le capitalisme est violent.
Il s’est imposé avec ses avantages, mais aussi ses excès, ses inégalités, sa tendance à l’avidité et à la démesure. Aucun autre système économique, jusqu’à maintenant, ne semble en mesure de constituer une alternative. Non seulement le marxisme ne s’est pas imposé, mais, après l’effondrement de l’Union soviétique, la Chine a choisi intelligemment de s’adapter au capitalisme de marché dans un monde globalisé. Ce pays, avec sa taille, a contribué à la croissance du commerce mondial et à l’accumulation de richesses.
Certains Etats, notamment la France, ne parviennent pas à se faire à l’idée que le monde a profondément changé. Les échanges sont mondiaux, les chaines de production aussi. Pascal Lamy cite souvent le cas de l’iPad d’Apple qui est conçu en Californie, assemblé à Chengdu, dans le Sichuan, à partir de très nombreux éléments fabriqués et combinés dans de très nombreux pays d’Asie et d’Europe. La notion d’origine, explique-t-il, n’a plus aucun sens. Avoir une industrie automobile, une industrie chimique, sidérurgique, n’est pas indispensable avec la mondialisation. Il faut simplement être capable d’être les meilleurs, les plus compétitifs, dans certains secteurs avec une capacité d’innovation et de recherche originale et hors du commun.
Faut-il pour autant s’accommoder des inconvénients du capitalisme ? Evidemment, non, il faut tout faire pour corriger les excès et défauts qui sont inacceptables. Ce n’est pas au capitalisme de corriger ses propres excès, c’est à la communauté internationale d’anticiper, de remédier à l’intolérable. L’Europe est, dans ce domaine, un laboratoire unique au monde qui doit montrer l’exemple par son intelligence. Ce n’est pas encore le cas et c’est bien là le problème. Qualifiée par certains « d’idiot du village global », alors que c’est faux, l’Europe a tous les moyens, avec le poids qu’elle représente, d’imposer ses idées de progrès à la condition d’être capable de prendre des décisions et de parler d’une seule voix. C’est dans ce domaine qu’elle doit d’urgence réformer ses institutions ou mieux les appliquer…
L’actualité offre parfois des coïncidences étonnantes. An moment précis où un Français, Thomas Piketty, obtient, aux Etats-Unis, dans la patrie du capitalisme, un succès considérable avec son ouvrage « Capital in the Twenty-First Century », la presse se fait l’écho de la livraison prochaine du « One 57 ». Non, le « One 57 » n’est pas une maison de rendez-vous, c’est un gratte-ciel situé dans le Midtown de Manhattan, au 157 de la 57e rue Ouest1. Avec près de 300 mètres de haut, cette tour sera l’immeuble d’habitation le plus haut et le plus luxueux de New York. Il a été entièrement vendu à de très, très riches capitalistes. Pour faire partie des heureux bénéficiaires, il fallait être capable de débourser entre 40 et 100 millions de dollars. C’est dire que les principaux acheteurs figurent dans le top 100 des plus grandes fortunes du monde. La vue panoramique sur Central Park, explique également le succès de cet immeuble qui est l’œuvre de l’architecte français Christian de Portzamparc. Un diaporama peut être vu sur le site de La Tribune à l’adresse suivante :
Le livre de Thomas Piketty est un livre d’histoire. L’histoire de la dynamique des inégalités. L’auteur voulait que son livre puisse être lu par le plus grand nombre. Quand il est sorti en France, en 2013, le moins qu’on puisse dire, c’est que le succès fut relatif ! Nicolas Baverez, par exemple, généralement mieux inspiré, avait, dans Le Point, qualifié l’ouvrage de « marxisme de sous-préfecture ». « Nul n’est prophète en son pays ». Aux Etats-Unis, un an plus tard, « Le capital au XXIème siècle » fait un tabac. Le phénomène mérite donc une explication. Contrairement à la France, les Etats-Unis sont capables de s’emparer de débats qui dérangent. On peut ne pas partager l’analyse et les conclusions de l’économiste, mais cet ouvrage apporte une contribution significative au débat sur les inégalités.
Travailler ou épouser une riche héritière? Le «dilemme de Rastignac» est toujours d’actualité. La question est celle de la «part des patrimoines hérités dans le patrimoine total». L’auteur redoute que la trop grande concentration des patrimoines, donnant le pas à la rente sur le travail, ne finisse par créer des déséquilibres majeurs dans nos économies et fasse vaciller nos démocraties. Si son livre marche aux Etats-Unis, c’est que les Américains, comme les Britanniques, sont encore plus avancés que la France dans la concentration du patrimoine.
Depuis la fin des années 70, la croissance économique est inférieure à la rentabilité du capital. L’économiste français, qui a étudié trois siècles de croissance, pense qu’il faut dire adieu à des taux de croissance supérieurs à 2%. La richesse se concentre de plus en plus entre les mains de ceux qui se sont déjà constitués un capital ou peuvent s’en constituer un. Cette thèse a également été défendue au Forum mondial de Davos, une des temples du libéralisme, où l’on craint que les démocraties finissent par être déstabilisées par l’accroissement des inégalités.
Nouveau « Karl Marx », l’économiste français, Thomas Piketty, suscite beaucoup d’intérêt aux Etats-Unis où les 1% les plus riches récupère 50% de la hausse des revenus. Reçu à la Maison Blanche, au FMI et par les principaux experts financiers américains, il enchaîne les colloques et conférences comme un « Prix Nobel d’économie ». Des économistes de renom, comme Paul Krugman et Stiglitz, des financiers comme Warren Buffet, des médias comme le très libéral hebdomadaire The Economist soulignent les « nombreuses vertus de l’ouvrage(…) Il s’agit là d’une analyse claire et pénétrante de l’une des principales préoccupations économiques du moment». Le livre aurait du succès parce qu’il traite le bon sujet au bon moment».
Paul Krugman estiment que ce livre « change le cadre dans lequel se livrent les batailles de politique économique ». L’accroissement des inégalités est un sujet qui préoccupe les institutions internationales et certains pays, particulièrement les Etats-Unis, où le « rêve américain » n’est plus qu’un mythe.
Catalogué à gauche, Thomas Piketty est souvent qualifié de marxiste-utopiste-révolutionnaire. C’est un peu simpliste. Pour l’hebdomadaire « The Economist », « L’obsession de M. Piketty à faire casquer les riches sent bon l’idéologie socialiste, pas l’érudition. C’est sans doute ce qui explique que le “Capital” soit un best-seller. Mais c’est un mauvais plan pour l’action politique.»
Dans « The New Yorker », John Cassidy écrit que « Comme toute grande prédiction, une partie de son ouvrage pourrait ne pas résister à l’épreuve du temps. Mais ajoute que « Piketty a écrit un livre qu’aucune personne soucieuse de cerner les enjeux de notre temps ne peut se permettre d’ignorer. »
En France, la presse qui soutient le libéralisme, est critique. Elle dénonce «les tromperies statistiques de Thomas Piketty». Ceux qui contestent l’analyse reprochent par exemple à Thomas Piketty d’utiliser une mesure du capital immobilier qui incorpore les bulles immobilières alors que ce sont les tendances à long terme qu’il faudrait prendre en compte. On constaterait alors que le ratio entre capital et revenu a stagné, voire très légèrement augmenté.
Ce qui est certain, c’est que l’explosion des inégalités entre les capitalistes qui épargnent et ceux qui vivent de leurs seuls revenus, est un sujet qui inquiète.
Le message du Pape, le 12 décembre dernier, avait suscité une certaine émotion. Intitulé « Fraternité, fondement et chemin de la paix », il exhortait les chefs d’État à mettre en œuvre « des politiques efficaces basées sur le principe de la fraternité », afin de s’assurer que « tous (…) puissent accéder aux ‘capitaux’, aux services, à l’éducation, à la santé et aux technologies ». Le Saint-Père appelait les hommes à repenser leurs modes de vie et à changer leur modèle économique pour réduire les inégalités.
Le Souverain pontife estime que les États ont trois devoirs envers leurs peuples : « Le devoir de solidarité, qui exige que les nations riches aident celles qui le sont moins, le devoir de justice sociale (…) et le devoir de charité universelle, qui implique de promouvoir un monde plus humain pour tous. » Estimant qu’on assiste à un recul de la « pauvreté absolue », le pontife regrette « l’augmentation inquiétante de la pauvreté relative », qui amène à de graves « inégalités entre des personnes et des groupes qui cohabitent dans la même région ou dans un contexte historico-culturel déterminé ». « Dans un monde caractérisé par la ‘globalisation de l’indifférence’ qui fait qu’on ‘s’habitue’ lentement à la souffrance de l’autre », le monde a besoin de plus de fraternité.
Si le Souverain pontife évoque ce sujet, c’est que tout le monde, ou à peu près, considère qu’il faut absolument éviter une explosion des inégalités qui amplifierait des phénomènes d’exclusion. Le constat est connu : La planète est 45 fois plus riche en 2000 qu’elle ne l’était en 1900. La consommation générale de biens et de services est deux fois plus importante en 2003 qu’en 1980. Dans le même temps, 50 % de la population mondiale vit avec moins de 2 $ par jour. Si la proportion des pauvres a diminué, leur nombre a augmenté mécaniquement par la croissance démographique. 1 % des plus riches disposent d’un revenu cumulé égal à la somme de celui de 57 % des humains les plus pauvres ; 20 % des plus riches reçoivent 83 % du revenu mondial et les 20 % des plus pauvres seulement 1,5 %.
Le sujet est source de polémique. Certains, jonglant avec le paradoxe, sous couvert de science économique, n’hésitent pas à faire dans la provocation. Ils soutiennent, par exemple, que l’accroissement des inégalités est, pour une société, « un signe de bonne santé, le signe de la vie, de son exubérance, de son foisonnement, la condition du bonheur. » Une étude, réalisée par la Fondation iFRAP, montre ainsi qu’il semble exister un lien positif entre l’indice Gini (qui mesure les inégalités) d’un pays et sa croissance. Avec un indice de Gini de base élevé, un pays aurait une probabilité plus grande d’avoir une croissance soutenue. Rechercher l’égalité ne serait donc que de la jalousie non dénuée d’arrière-pensées politiques !
Thomas Piketty rappelle quelques règles. La première est la tendance inexorable des inégalités à se creuser (avant redistribution fiscale) si le taux de rendement du capital est supérieur à la croissance du PIB. Il y a gros à parier que dans les décennies à venir, l’économie croîtra de 1% par an environ et le rendement du capital de l’ordre de 4% comme il l’a toujours fait. Par conséquent, si rien n’est fait pour corriger cet écart, les inégalités ne cesseront de s’accroitre. L’économiste rappelle ensuite que les 50% les plus pauvres de la population n’ont jamais rien possédé. C’est une constante de l’histoire. Seules les guerres ont permis de changer le cours des choses, parce qu’elles ont créé les conditions favorables à des révolutions fiscales, comme, par exemple, l’impôt progressif sur le revenu. Au cours du XXe siècle les transferts de richesse se sont faits principalement au bénéfice de la classe moyenne.
Le livre, dans sa conclusion, plaide pour la réhabilitation de l’impôt progressif (trop érodé pendant trente années de néo-libéralisme) qui incarne, aux yeux de l’auteur, « un compromis idéal entre justice sociale et liberté individuelle ». L’économiste fait dans l’utopique quand il recommande un impôt progressif mondial sur le capital qui permettrait « d’objectiver, grâce à des statistiques publiques, les chiffres de la richesse privée. »
« Le Capital au XXIe siècle » ne laisse pas insensible. Le sujet est un enjeu dont tout le monde est conscient. La «révolution Piketty» a au moins le mérite « de mettre en doute les dogmes établis, de concevoir de nouvelles méthodes d’analyse et d’élargir les termes du débat public», comme l’a écrit le « New Yorker », peu suspect de partager les idées de l’auteur. C’est le rôle des intellectuels.
A chacun de se faire son opinion !
Thomas Piketty – «Le capital au XXIe siècle» (au Seuil en France et à Harvard University Press aux USA).
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