L’Allemagne célèbre ce moment inoubliable, où un morceau du mur de Berlin est tombé ; cette nuit inoubliable, où, aux premières heures du vendredi 10 novembre 1989, des milliers de Berlinois de l’Est sont passés à l’ouest pour se rendre pendant quelques heures à Berlin Ouest.
Trente-cinq ans après, l’atmosphère qui règne est lourde. L’Allemagne, plongée dans une crise gouvernementale, a peur. Elle a peur que le ciel s’assombrisse à nouveau sur l’Europe. Elle a peur de perdre à nouveau ses libertés. Elle comprend que c’est la fin des illusions, que des murs sont à nouveaux érigés, que la Russie de M. Poutine a la ferme intention de reconstituer la zone d’influence qui était la sienne avant la chute du Mur et d’imposer son régime politique à ses proches voisins. Ce qui se passe en Ukraine, en Moldavie et en Géorgie, doit nous alarmer. Comment dissuader la Russie d’aller plus loin ? « L’Europe sait ce qu’il faut faire, mais elle ne sait pas le faire ! », disait Jean-Claude Juncker, l’ancien président de la Commission européenne.
Alors, les Allemands se réunissent et défilent en scandant « Préserver la liberté« , en souvenir de l’explosion de joie qui accompagna l’ouverture, le 9 novembre 1989, du mur de béton, surmontée de fils barbelés, érigé en août 1961 sur une longueur de 155 km autour de Berlin Ouest, afin de mettre un terme à l’exode des habitants de la République démocratique allemande. Ce mur était à la fois le symbole de la division du monde entre le bloc occidental et le bloc soviétique et le symbole des restrictions de libertés.
Comment ne pas avoir également en mémoire, la « Nuit de cristal », la nuit du 9 au 10 novembre 1938, durant laquelle 1.400 synagogues furent incendiées en Allemagne et en Autriche, des magasins appartenant à des juifs, détruits, une centaine de juifs assassinés et des dizaines de milliers, déportés dans des camps de concentration.
Le 4 février 1987, deux ans avant la chute du Mur, j’avais découvert Berlin, Berlin ouest et Berlin est, avec l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale. Depuis le 8 mai 1945, la ville était partagée en quatre et occupée par les forces alliées. 387 000 hommes, dont 50 000 Français et 233 000 soldats américains, constituaient les Forces alliés. C’était une charge financière considérable et contraignante, mais nécessaire, pour être en mesure de riposter à une éventuelle attaque des forces du Pacte de Varsovie ; attaque qui aurait signifié une bataille de l’avant, dans une bande étroite, fortement urbanisée, avec une escalade pouvant aller jusqu’à l’usage de l’arme nucléaire, car l’Alliance n’aurait pas résisté longtemps aux armes conventionnelles soviétiques. Il y avait alors, en ce lieu, la plus forte concentration de forces de l’Histoire. Ville symbole de la puissance, puis de la défaite du IIIe Reich, Berlin inquiétait et fascinait à la fois tous ceux de ma génération. Le mur, le Check Point Charlie, la Porte de Brandebourg, symbolisaient le fossé qui séparait les deux blocs. Un no man’s land avec des miradors et des barbelés, couvert de neige matérialisait la division de la ville.
Ce déplacement de la 39e session de l’IHEDN était destiné à permettre aux auditeurs d’analyser les principales tendances qui pourraient peser sur l’évolution de la situation internationale au cours des vingt prochaines années. Il s’agissait d’approfondir notre connaissance du cadre dans lequel s’inscrivait la sécurité immédiate de notre pays. Après nous être rendus tout d’abord à Bonn, pour des entretiens avec les représentants des ministères fédéraux de la Défense et des Relations extérieures, puis à Coblence, où nous assistâmes à une présentation du IIIème Corps d’Armée allemand, nous étions à Berlin.
À cette date, au début de l’année 1987, les relations entre les USA et l’URSS connaissaient un tournant. Les experts que nous avions rencontrés faisaient état « du réveil des peuples assujettis d’Europe de l’Est ». Ils recommandaient « d’être très attentifs à l’évolution amorcée par Gorbatchev, car les peuples, en URSS, étaient de plus en plus conscients de leur identité ». Les conférences et les entretiens que nous avions, portaient sur le désarmement, l’armement nucléaire tactique du champ de bataille, et le projet IDS, de « guerre des étoiles », des Américains.
Une demi-journée fut consacrée à une visite du Secteur oriental. Après le passage à Check Point Charlie, sous l’œil des Vopos, nous avions été autorisés à déambuler dans un secteur bien défini qui comprenait Marx Engels Platz, où le car nous déposa, les bords de la Spree, le très beau musée de Pergame, l’avenue Unter den Linden, l’Université de Humboldt, la Porte de Brandebourg, le monument aux victimes du fascisme, l’Opéra, l’imposante Ambassade d’URSS et le non moins inquiétant Palais de la République construit à l’emplacement de l’ancien Palais des Hohenzollern. La célèbre Tour de la télévision ne pouvait échapper à notre regard. Nous avions tous en mémoire les images de Berlin, « la Belle », des années vingt et celles de la ville en ruines dans les derniers jours de la deuxième guerre mondiale. Cette visite ne pouvait nous laisser insensibles. Les quelques auditeurs indisciplinés qui ne purent s’empêcher de sortir de la zone autorisée pour aller voir au-delà, constatèrent qu’à une centaine de mètres, la ville était restée à peu près dans l’état où elle était en 1945. Nous avions eu droit à une visite de la ville modèle !
Dans le discours qu’il prononça peu de temps après, le 12 juin 1987, à une centaine de mètres à peine du Mur, le président Ronald Reagan lança la petite phrase devenue célèbre « Tear down this wall ! » (Abattez ce mur) à l’adresse du dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Le 4 novembre 1989, une foule gigantesque s’était réunie sur l’Alexanderplatz pour réclamer des réformes, des réformes démocratiques. Les Vopos n’avaient pas bougé
Dans les jours qui ont suivi l’ouverture du mur, le Figaro m’avait invité, en compagnie de mon fils, à « Vivre l’actualité », à Berlin, en compagnie des principales « plumes » du journal, Alain Peyrefitte, Antoine Pierre Mariano, Alice Saunié-Seïté, Hélène de Turckheim, Patrick Wajsman, André Brincourt, Frantz Olivier Giesbert, Jacques Jacquet-Francillon, Annie Kriégel, Pierre Darcourt et Hélène Carrère-d’Encausse. Le vice-président du directoire, Philippe Villin et Jean-Paul Picaper, l’envoyé spécial permanent du journal en RFA, encadraient ce déplacement historique. L’atmosphère qui régnait à Berlin, ce jour-là, était extraordinaire. Il flottait dans l’air une idée du bonheur et de la liberté, aussi exceptionnelle que rare.
Installés à l’hôtel Intercontinental Schweizerhof, sur la Budapester Strasse, nous avions eu des conversations passionnantes sur l’avenir de l’Union soviétique, du communisme, du libéralisme, l’avenir de l’Allemagne, de l’Europe. Nous avions besoin d’espérer, de nous faire des illusions. À Berlin Est, après avoir franchi le Check Point Charlie, nous avions découvert ce que les Occidentaux n’avaient pas le droit de voir mais que j’avais vu en 1987 avec l’IHEDN. Chacun voulait emporter, en souvenir, un morceau de mur couvert de graffitis, parfois très artistiques. Il régnait une joie intense. Au dîner, dans les salons du Reichstag, j’avais eu le plaisir de retrouver mon camarade de session de l’IHEDN, le général Jean Guinard, qui commandait les Forces françaises à Berlin à ce moment-là. Avant de rentrer à Paris, ivres du spectacle des retrouvailles de ce peuple, nous fûmes invités à visiter le Palais Charlottenburg et le musée égyptien. J’ai le souvenir que la perspective d’une grande Allemagne réunifiée faisait peur à certains qui, comme François Mauriac, aimaient tellement l’Allemagne qu’ils préféraient en avoir deux…
La suite, on la connaît ! L’Allemagne a été réunifiée en octobre 1990. Et, en 1991, l’Union soviétique s’est effondrée.
François Mitterrand, il n’était pas le seul, avait peur du déséquilibre qu’une grande Allemagne pourrait provoquer. Il n’avait pas entièrement tort. Par la suite, des erreurs ont été commises. Hubert Védrine a raison de dire qu’ « Après la fin de l’URSS, la relation avec la Russie n’a pas été gérée intelligemment par l’Occident, qui pensait avoir gagné. Il n’a pas tort, non plus, quand il dit que les pays de l’Europe de l’Est, libérés du joug soviétique : « se sont fait des illusions extraordinaires sur l’Occident, sur l’Otan, l’UE, sur la société de consommation. (…) Une partie de la population n’y a pas trouvé son compte.
L’Allemagne est réunifiée, mais désunie.
Trente-cinq ans après cette légitime aspiration à la liberté, la déception se manifeste par une poussée nationale populiste et un repli identitaire qui se répand dans tout le monde occidental. En Hongrie, aux Pays Bas, en Italie, en Slovaquie et depuis le 5 novembre, aux États-Unis, avec la victoire écrasante de Donald Trump, c’est un chambardement total aux conséquences imprévisibles. L’Europe est ballotée de tous les vents. Ceux qui rêvaient d’une grande Suisse, sous le parapluie américain, déchantent. Le déclin est en marche ! Les rêves de puissance, de souveraineté, d’autonomie stratégiques, étaient des illusions. Au Parlement européen, les conservateurs du PPE prennent le risque de faire imploser la coalition qui soutient la Commission européenne en votant avec l’extrême droite. C’est le retour du nationalisme, de la guerre sous toutes ses formes, de la loi du plus fort, de la course aux armements. La « fin de l’histoire » n’aura été qu’une parenthèse qui se referme sous nos yeux.
Il y a eu intégration économique, à laquelle les peuples de 1989 aspiraient, mais le politique n’a pas suivi, n’a pu éviter une forme d’opposition identitaire. L’économiste allemand Félix Rösel a très bien décrit cette évolution en ces termes. « Après les manifestations de 1989, beaucoup de gens ont placé d’immenses espoirs dans la réunification. Ils pensaient obtenir le capitalisme et des niveaux de vie semblables à ceux de l’Ouest. Au lieu de cela, ils ont eu le chômage de masse et la dépopulation. »
Comme il parait loin le discours que la chancelière Angela Merkel avait prononcé le 9 novembre 2014 à l’occasion du 25e anniversaire de l’ouverture du Mur. « Les rêves peuvent devenir réalité (…). Nous avons les moyens de façonner notre destinée et nous pouvons améliorer les choses ».
9 novembre 2024 – Dans Le Monde et dans le Figaro, rien !
Dans L’Opinion, un court article intitulé « En crise, l’Allemagne célèbre la chute du Mur de Berlin », rapporte que le chef de l’État Frank-Walter Steinmeier doit s’exprimer samedi à une cérémonie au mémorial du Mur de Berlin. Il devrait aussi aborder les sujets du présent après l’éclatement de la coalition d’Olaf Scholz, qui plonge l’Allemagne dans une période d’incertitude. Pour autant, les festivités qui se tiennent tout le week-end tenteront de ne pas perdre de vue la symbolique de cet événement historique, intervenu le 9 novembre 1989. Ce fut « un jour heureux » qui nous rappelle aussi que « la liberté et la démocratie n’ont jamais été des évidences », a déclaré le maire conservateur de Berlin, Kai Wegner, lors d’une cérémonie à laquelle assistait aussi le chef de l’État, Frank-Walter Steinmeier. Le mot d’ordre des festivités, « Préserver la liberté », trouve une résonance particulière à une époque où la démocratie est en repli dans le monde entier et où les guerres continuent de faire rage, en Ukraine et à Gaza.
Laisserons-nous détruire la démocratie et reculer les libertés ? Laisserons-nous le président russe remodeler le monde sous nos yeux, sans rien faire ?
Célébrer la chute du Mur de Berlin, c’est exprimer sa volonté de ne pas oublier et d’agir !
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