« Tu vois Jacques, la Russie c’est comme un continent, un océan. La notion de frontière n’existe pas. Un océan ça va, ça vient. » Le 17 mars dernier, le commissaire européen Thierry Breton a confié à Darius Rochebin, sur le plateau de LCI, l’étonnante déclaration que Vladimir Poutine fit à son ami Jacques Chirac, au cours d’une conversation à laquelle le ministre de l’Économie et des finances de l’époque, avait assisté, en 2004, à l’Élysée. Le président russe ne cachait pas, il y a vingt ans, ses convictions dans ce domaine. Des convictions qui avaient de quoi laisser perplexe, sur les conclusions que M. Poutine pourrait en tirer.
Le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine en est l’illustration. Ce qui se passe en Cisjordanie, avec la colonisation des territoires palestiniens, et en Arménie, également. Cet état de fait montre à quel point les conflits de minorités, les conflits de frontières, sont de plus en plus nombreux.
Vingt ans après l’anecdote rapportée par Thierry Breton, il ne faut pas être surpris quand Vladimir Poutine déclare, sans rire, que : « Les frontières de la Russie ne se terminent nulle part. » Une formule que l’on peut voir affichée en grand, sur des panneaux publicitaires, dans les villes russes. Une loi russe, adoptée en mai 2023, punit de prison toute représentation cartographique qui n’intègre pas les annexions de cinq régions ukrainiennes. Le président russe s’inspire de Catherine II, qui, en son temps disait : « Je n’ai d’autre moyen de défendre mes frontières que de les étendre. »
Ce qui se passe en Ukraine préoccupe beaucoup les États baltes qui appréhendent les déstabilisations liées à la présence sur leur sol d’importantes communautés russes ou russophones. En juin 2022, la Douma a présenté un projet de loi visant à annuler la reconnaissance des indépendances baltes de 1991, déclarées « illégales ».
Le 31 octobre 2014, Il y a un peu moins de dix ans, j’avais consacré un article à l’intangibilité des frontières (L’uti possidetis juris), un principe fondamental du droit international régulièrement remis en cause. J’aborde à nouveau ce sujet à la lumière des événements graves auxquels nous assistons.
Le problème des minorités paraît insoluble. En Europe centrale, dans les pays de l’ex-Union soviétique, la situation est extrêmement complexe. Entre la minorité polonaise qui vit en Lituanie, les Hongrois qui vivent en dehors de leur pays, les exemples sont nombreux de populations déplacées qui vivent un martyre que l’Union européenne n’est pas en mesure de régler. Elle fait du « containment », au sens américain du terme, c’est-à-dire qu’elle contient des situations. Michel Foucher, géographe, ancien directeur des études de l’IHEDN, auteur, notamment, de « L’obsession des frontières », (Ed. Perrin, 2007, 249 p., 19 euros) a coutume d’expliquer que « 15 % seulement des frontières internes de l’ex-Union soviétique, de l’Empire, ont une base juridique, sont définies d’une façon claire ; ce qui veut dire que pour presque toutes les frontières il y a des conflits possibles, et certains de ces conflits sont à la porte de l’Europe. »
L’Occident a beaucoup de mal à comprendre le phénomène national, car l’Europe communautaire abandonne peu à peu le concept de l’État nation et la souveraineté nationale chère au Général de Gaulle qui préférait l’Europe des patries.
C’est en vertu de ce principe que l’Empire allemand, par exemple, avait justifié l’annexion de l’Alsace-Lorraine et, plus récemment, avait légitimé les frontières des États créés après la décolonisation et la disparition de l’URSS et de la Yougoslavie. Les contestations sont fréquentes et nombreuses. Elles opposent généralement des États à des mouvements politiques et de revendication. C’est ainsi qu’en Afrique, le Soudan ne reconnaît pas la frontière juridique avec l’Égypte sur la mer Rouge qui lui est imposée en vertu du principe de l’intangibilité des frontières, et revendique le retour aux frontières administratives antérieures ; en Asie, l’Inde ne reconnaît pas les frontières avec le Cachemire qu’elle revendique en totalité. La Chine fait de même dans l’Arunachal Pradesh qu’elle revendique. La reconnaissance discutable de l’indépendance du Kosovo, en 2008, s’est accompagnée de la reconnaissance, par la Russie, de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhzie (régions autonomes de la Géorgie). Encouragés par ces précédents, des groupes séparatistes proclament unilatéralement leur indépendance en dehors de toute légalité internationale.
La protection des frontières par le droit est destinée à empêcher le franchissement, par la force, d’une limite territoriale et, de ce fait, une atteinte à la souveraineté d’un État. Une frontière est, par principe, inviolable. C’est un des fondements des relations internationales de nos jours. Ce principe est destiné à sauvegarder la paix et à éviter les recours à la force. Nous avons en mémoire l’invasion du Koweït par l’Irak qui provoqua la guerre du Golfe.
Après la disparition de l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie, en 1992, a donné naissance à la République tchèque et à la Slovaquie. À l’inverse, la dissolution de la Yougoslavie de Tito, un État fédéral, composé de six Républiques, a coûté dix années de guerre et plus de 100 000 morts. Ces six pays ont accédé à l’indépendance entre 1991 et 2006 : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, la Macédoine, la Serbie et le Monténégro. Vingt-ans après, l’État bosnien où cohabitent trois communautés (Serbes, Croates et Musulmans) n’est pas encore stabilisé.
Le Kosovo, province autonome de la République de Serbie, peuplée majoritairement d’Albanais, connaissait un fort mouvement indépendantiste. En 1999, l’Otan, contre l’avis de la Russie et donc sans mandat des Nations unies, est entré en guerre contre la Serbie, suspectée de « nettoyage ethnique ». Le Kosovo a proclamé son indépendance en 2008. Avec l’assentiment d’une centaine d’Etats, mais contre l’avis de la Russie, de la Chine et, ce qui n’est pas rien, de cinq des 28 États membres de l’UE. Après la guerre d’Irak (1 993) et celle en Libye (2 011), il ne faut pas être surpris quand la Russie prend quelques libertés avec le droit international.
Le conflit de souveraineté entre la Russie et le Japon sur les îles Kouriles empêche toujours la signature d’un traité de paix mettant officiellement fin à la Seconde Guerre mondiale. Le Kazakhstan, qui abrite une importante minorité russe, a des raisons d’être préoccupé ; la Géorgie, la Moldavie, également.
Si le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes prévalait réellement, de nombreux conflits pourraient être résolus, mais, on l’a vu en Crimée, la manipulation de l’information, les menaces, les promesses, les pressions exercées, l’usage de la force, faussent le libre consentement. Le principe de l’intangibilité de frontières issues des XIXe et XXe siècles, à l’origine de bien des conflits qui ne trouvent leur règlement que par la force, ne s’imposerait plus en droit international, si la volonté des peuples pouvait s’exprimer librement.
Malheureusement, l’Organisation des Nations unies, n’est plus en mesure de faire respecter les règles établies. Les conflits se règlent donc par la force, la loi du plus fort, rendant le monde plus instable, plus dangereux ; un monde qui entre dans l’ère de la sauvagerie, de la barbarie.
Comment ne pas penser à ce qui s’est passé dans les années 1930, au moment où la force est de retour dans les relations internationales. Appeler à la paix, à la négociation, est aujourd’hui perçu comme un signe de faiblesse. Jamais, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les menaces, les invectives, les insultes, n’avaient été aussi fréquentes et inquiétantes.
La politique extérieure néoconservatrice américaine, après le 11 septembre, porte une part de responsabilité ; l’aventure libyenne de 2011, également. L’Union européenne, fondée sur la paix et la prospérité, convaincue que les États-Unis assureraient sa protection pendant mille ans, ne s’est pas préoccupée de sa sécurité. Elle apparaît aujourd’hui faible, vulnérable, une proie facile, dans un monde de brutes.
Le souvenir des accords de Munich de 1938, obsède les dirigeants politiques. Comment dissuader, quand on n’en a pas les moyens et la volonté politique ? Il faut du temps, de nombreuses années, pour construire une défense crédible, qui dissuade.
La menace se précise. Aurons-nous le temps nécessaire ?
Laisser un commentaire