L’époque que nous vivons portera probablement un nom. Avant de tenter d’imaginer ce que pourrait être ce nom, il faut répondre à la question : De quelle période s’agit-il ? Des trente dernières années ou des vingt prochaines ? Ou les deux réunies, ce qui en ferait une longue époque !
S’il s’agit des vingt prochaines années, l’exercice est un jeu de l’esprit, de la futurologie, de la prédiction. Dès le début de la pandémie, les médias se sont interrogés sur le monde d’après. Certains s’y essayent pour vendre du papier. Le Financial Times, au début de l’année, les a appelées : « Hello Roaring Twenties ! », « Bonjour les vingtièmes rugissantes. En Allemagne, les Glückliche Zwanziger Jahre, « les bonnes années vingt. En Espagne, « los locos años 20 », « les Années folles ». Ces chrononymes font le pari que ces années seront heureuses. Bloomberg Businessweek a établi un parallèle entre les vingt prochaines années et les années 1920. “Les années 2020 seront-elles aussi folles ? S’interroge le journal avec cette référence à « l’âge d’or » que fut cette période d’euphorie dans tout le monde occidental après la fin de la Grande Guerre. La référence aux années vingt est plutôt de mauvais augure. Elle est annonciatrice d’un réveil difficile, comme ce fut le cas avec la grippe espagnole, la Grande Dépression, les années trente et la guerre mondiale.
Ces prévisionnistes du dimanche anticipent une reprise de la croissance, une confiance restaurée, l’accélération de la recherche, notamment en matière de vaccins, l’argent « hélicoptère », la masse de liquidités, l’explosion des investissements, le désir de consommation et l’envie de faire la fête après des confinements mal vécus. Les arguments, malheureusement, peuvent se retourner comme des chaussettes avec le réchauffement climatique et le risque d’une inflation impossible à maîtriser, mais, peu importe, c’est un jeu de l’esprit !
Je comprends que l’espoir de vivre de nouvelles « Années folles » excite l’imagination et réponde à un besoin.
Malheureusement, ou heureusement, l’histoire ne se répète pas.
Les trente dernières années sont derrière nous, nous pouvons commencer à les analyser. Est-ce que « C’était mieux avant ? » Ce n’est pas sûr ! L’époque que nous vivons est une belle époque. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le président Barack Obama, qui, le 14 novembre 2019, invité par la Chambre de commerce du Montréal Métropolitain, avait déclaré que « nous vivons dans une époque choyée de l’histoire humaine. Oui, une Belle Époque, malgré la menace que fait peser le changement climatique sur l’environnement, l’économie et nos sociétés. Si chacun d’entre nous devait choisir une période de l’histoire, la plupart d’entre nous choisiraient sans doute de vivre maintenant, souligne l’ancien leader démocrate. »
Je partage son point de vue depuis plusieurs années, tout en reconnaissant, qu’au quotidien, il faut être un incorrigible optimiste, et avoir, sur les hommes, plus de pitié que de colère, pour porter ce jugement !
Barack Obama avait raison, ce jour-là, de dire que « nos sociétés (il parlait de l’Amérique du Nord) n’ont d’yeux que pour le présent et le sentiment, bien ancré, que nous vivons des heures sombres. Cette mauvaise perception, selon lui, a non seulement un impact sur l’humeur des citoyens, mais aussi sur celle des entrepreneurs, des chefs d’entreprise et des investisseurs ». La cause, et la conséquence, sont à chercher dans les peurs et menaces, réelles ou supposées, qui pèsent sur nos vies en permanence, la montée du populisme, des extrêmes, de gauche, comme de droite, l’augmentation des inégalités entre les pays et à l’intérieur des États, l’influence toxique des réseaux sociaux et de la polarisation du débat public. Le monde, ajoutait-il, fait certes face à des défis depuis la chute du mur de Berlin, mais il va beaucoup mieux maintenant comparativement à toutes les autres périodes de l’histoire.
Ceux et celles, qui ne s’intéressent pas à l’histoire et qui sont quotidiennement bombardés de mauvaises nouvelles et victimes d’une surdose d’information, ont évidemment une perception bien sombre de la période que nous vivons.
Ils devraient pourtant relativiser. Certaines périodes ont été beaucoup plus sombres. La Première Guerre mondiale (1914-1918) a provoqué la chute de quatre empires (l’empire allemand, l’empire austro-hongrois, l’empire russe et l’empire ottoman) et la montée du fascisme en Europe dans les années trente, notamment en Allemagne et en Italie. La Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), la guerre froide (1945-1991) avec la menace qu’une guerre nucléaire anéantisse l’humanité.
Certes, la Terre se réchauffe trop rapidement, les hommes consomment plus de ressources naturelles que la terre ne peut en produire, l’activité humaine détruit la biodiversité et les écosystèmes de la planète, l’eau pourrait venir à manquer, les océans s’acidifient avec les graves conséquences que cela pourrait avoir sur la vie des humains. Est-ce que le génie humain trouvera des solutions à cette crise écologique qui s’aggrave un peu plus chaque jour ?
L’ancien président américain, optimiste, le pense. La mobilisation des États, des jeunes, des ressources financières, de la recherche en matière d’énergies vertes, l’intelligence artificielle dans la gestion de la consommation, l’esprit d’entreprise, viendront, selon lui, à bout du climatoscepticisme et de la « collapsologie », qui entretiennent la peur de la disparition de l’humanité.
Je trouve que le mot qui caractérise le mieux les trente dernières années et, probablement, les prochaines, c’est le vertige. L’époque n’est pas belle, elle n’est pas folle, ces années ne sont pas précisément glorieuses, Elles donnent le vertige. Elles ont parfois été prometteuses, heureuses, mais le vertige engendre la peur. La peur sous toutes ses formes. Une peur qui rend faible, vulnérable.
La peur du terrorisme d’abord. Il ne date pas du 11 septembre 2001, date à laquelle les États-Unis ont été frappés par la plus importante série d’attentats de leur histoire, causant la mort de 2 977 personnes, mais elle prit, ce jour-là, par la terreur qu’elle sema, le caractère d’un séisme, d’une sorte de pandémie de peur. Quatre avions de ligne, détournés par 19 terroristes, s’étaient jetés sur les tours jumelles du World Trade Center à Manhattan et sur le Pentagone, siège du département de la Défense, à Washington. Les deux tours du World Trade Center s’effondrèrent en moins de deux heures, provoquant la destruction de deux autres immeubles. Le quatrième avion, qui volait en direction de Washington, s’écrasa près de Shanksville, en Pennsylvanie, après que des passagers et membres d’équipage, prévenus par téléphone de ce qui se passait ailleurs, aient tenté en vain de neutraliser les terroristes pour prendre le contrôle de l’appareil.
Très vite, les services de renseignement américains, qui avaient été défaillants, désignèrent Oussama Ben Laden, le chef du réseau djihadiste Al-Qaïda, comme l’ordonnateur de cette tragédie. Lequel Oussama Ben Laden rêvait de « créer un État islamique pour diffuser la pensée djihadiste, notamment parmi les jeunes et les générations futures. »
Une forme de pandémie de peur, dans la mesure où, en temps réel, des centaines de millions de téléspectateurs, dans le monde entier, ont vu les images de l’avion heurtant la deuxième tour du World Trade Center et l’effondrement en quelques secondes des tours jumelles ainsi qu’une aile du Pentagone en feu. Ce fut un choc psychologique mondial qui marqua, et marque encore, durablement les esprits. Le monde était brusquement devenu malade de la peur.
Pour tous ceux qui, comme moi, avaient eu le bonheur de s’asseoir sur un banc, au pied des Twin Towers, de pénétrer dans les halls, avec cette impression d’entrer dans une cathédrale, de découvrir au 110e étage, par beau temps, la presqu’île de Manhattan, les images épouvantables de ces tours en feu, qui s’écroulaient comme un château de cartes, fut un choc considérable. Je les avais vus en cours de construction, lors de mon premier voyage aux États-Unis en 1972.
L’Amérique, l’hyperpuissance américaine, venait de subir un « Pearl Harbor » terroriste. Les alliés des États-Unis manifestèrent unanimement leur solidarité. Un mois plus tard, les États-Unis entrèrent en « guerre contre le terrorisme », en Afghanistan, où Al-Qaïda et Ben Laden se trouvaient, et en Irak, en mars 2003, qui soutenait le terrorisme international. Depuis cette date, le terrorisme a fait près de 20 000 morts et autant de blessés, dans quelque 500 attentats perpétrés, le plus souvent, au nom d’une guerre sainte, par des mouvements terroristes de religion musulmane.
Nous avons tous en mémoire les attentats du métro de Moscou, le 29 mars 2010, ceux de Toulouse et Montauban, en mars 2012, les attentats du marathon de Boston, du 7 au 9 janvier 2015, la série d’attaques terroristes islamistes qui ciblait Charlie Hebdo et une supérette Hyper Cacher, l’attaque du musée du Bardo à Tunis, le 18 mars 2015, l’attentat du Thalys, le 21 août 2015, la série d’attentats, à Paris et en Seine-Saint-Denis, notamment au Bataclan, le 13 novembre 2015, les attaques qui ont frappé la Belgique, le 22 mars 2016, le camion qui a foncé dans la foule, le 14 juillet 2016 à Nice, le jour de la fête nationale, la prise d’otages dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, près de Rouen et l’assassinat d’un prêtre, le 26 juillet 2016, le camion qui avait foncé sur la foule au marché de Noël de Berlin, le 19 décembre 2016, l’attentat au métro de Saint-Pétersbourg, le 3 avril 2017, celui du pont de Londres, le 3 juin 2017, devant la cathédrale Notre-Dame de Paris, à la station de métro Châtelet à Paris et dans la gare de Saint Charles à Marseille, la même année, au 32e étage de l’hôtel-casino Mandalay Bay Resort and Casino aux États-Unis, le 1er octobre 2017, à l’entrée du métro à New York, le 12 décembre 2017, au marché de Noël de Strasbourg, le 11 décembre 2018, l’attentat de la préfecture de police de Paris, le 3 octobre 2019, l’attaque terroriste islamiste, commise à proximité des anciens locaux de Charlie Hebdo, le 25 septembre 2020, l’assassinat de Samuel Paty, le professeur d’histoire et géographie, décapité à l’arme blanche par un jeune russe d’origine tchétchène, le 16 octobre 2020, l’attaque dans la Basilique Notre-Dame de Nice, le 29 octobre 2020,
Peur du terrorisme, mais aussi, et peut-être surtout, peur des buts de cette guerre sainte. Les mouvements djihadistes ne cachent pas leur volonté de détruire l’Occident avant de l’envahir, et de le conquérir. Il n’en faut pas plus pour que, dans l’opinion, la peur du Grand Remplacement fasse son chemin.
Les démocraties sont mal à l’aise face à ce type de menace. Dans cette guerre asymétrique, le terrorisme s’adapte sans arrêt, comme les virus. Il mute. Les services de renseignement ont toujours un temps de retard. L’accumulation de données rend l’analyse difficile et les réponses tardives. Le comportement du principal accusé des attentats du Bataclan, qui ne reconnaît comme justice que celle de son Dieu, considère qu’il a appliqué les préceptes du Coran et affirme qu’il poursuivra le combat djihadiste, choque, désarme, mais, est-ce de la provocation, comme on pourrait le penser. Ce n’est pas certain. Il dit sa vérité, tout simplement, aussi monstrueuse qu’elle puisse nous paraître, et aussi insupportable qu’elle soit à nos oreilles. La victoire des talibans en Afghanistan, vingt ans après le 11 septembre 2001, la mort des 13 soldats américains, sont autant d’encouragements à poursuivre le combat.
Je conseille vivement, sur ce sujet, la lecture, dans Figaro Vox du 10 septembre, de l’interview que le professeur de théorie politique à l’université de Georgetown, spécialiste de Tocqueville, Joshua Mitchell, a accordé à Laure Mandeville (1). Le professeur répond, en particulier, à la question suivante de l’excellente journaliste : « C’est dans un contexte sombre que l’Amérique commémore le 20e anniversaire du 11 septembre. Vingt ans après les attaques contre les tours jumelles, les États-Unis ont quitté l’Afghanistan dans un contexte de débâcle géopolitique. Les talibans sont de retour au pouvoir, la menace terroriste islamiste est plus présente que jamais et les Américains sont empêtrés dans une crise démocratique profonde. Assistons-nous au crépuscule de la puissance américaine ? L’esprit de faction prospère. Comment définiriez-vous ce moment politique ? Assistons-nous au crépuscule de la puissance américaine ? Ou sommes-nous en 1979 “sous Carter”, à la veille d’une nouvelle surprise de la part d’un pays qui a rebondi maintes fois ? »
Dans les prochains jours, j’évoquerai, pour terminer cette série d’articles sur la « Belle Époque », les autres sources de vertige que sont, entre autres, la montée en puissance de la Chine, la complexité de la situation dans le berceau de la religion musulmane, les évolutions géopolitiques qui inquiètent les peuples, les innovations scientifiques et techniques, les risques de conflits de haute intensité, dans l’Arctique, en Asie du sud-est, dans l’espace et ailleurs, l’influence des réseaux sociaux, les restrictions de liberté, les rêves, les ambitions, les projets, les chiffres, qui font peur, parce qu’ils sont, probablement, annonciateurs d’une nouvelle forme de civilisation qui donne le vertige !
(1) https://www.lefigaro.fr/vox/monde/l-occident-a-une-telle-culpabilite-qu-il-est-pret-a-detruire-sa-civilisation-pour-en-sortir-
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