Le beau livre de Mona Ozouf : « Composition française » ( Gallimard – 17€50) offre au lecteur deux parties, l’une, est un retour sur son enfance bretonne, dans lequel elle plante le décor ; l’autre, une réflexion très intéressante sur l’esprit national, jacobin, et le génie des peuples qui composent notre pays. L’exigence de l’universel est-il compatible avec les attachements particuliers ? « Après des siècles de nivellement monarchique et de simplification républicaine, la cause n’est toujours pas entendue. »
Mona Sohier, de son nom de jeune fille, raconte dans un style limpide, élégant, riche, précis, féminin, évidemment, donc passionné et sensible, les souvenirs qu’elle a conservés de son enfance, de sa famille, des relations tendues entre la religion, « qui défendait conjointement la foi et la Bretagne », l’école publique, la famille et la solide tradition bretonne. Elle avait participé, il y a quelques mois, à l’émission « Bibliothèque Médicis », qu’anime Jean-Pierre Elkabbach sur la Chaine parlementaire. Ayant vécu ma petite enfance dans les Côtes-du-Nord, j’avais envie de retrouver la place de la langue dans cette région, les expressions, l’odeur de l’école, les couleurs dans ces paysages souvent sauvages.
Mona Ozouf restitue merveilleusement ce qu’était la Bretagne profonde au début du siècle dernier ; ce qu’étaient les émotions, les petits plaisirs, la vie quotidienne, la condition des femmes, mais aussi la brume, le vent. Elle ne se contente pas de décrire, d’expliquer, elle prend le lecteur par la main et lui fait partager son enfance, ses doutes, les questions qu’elle se pose, ses chagrins et ses joies, à travers des anecdotes, des légendes, des aventures.
Quiconque a, comme elle, beaucoup lu, est heureux de retrouver, au détour des pages, Jacques Thibault ou Lucien Leuwen, Renan, Chateaubriand ou Henry James « Guerre et Paix », mais aussi « Le Grand Meaulnes » auxquels elle se réfère pour préciser sa pensée.
Mona Ozouf fit des études brillantes. Elle obtint, au Concours général, un premier prix de Lettres, puis de Philosophie. A l’Ecole Normale Supérieure, elle passa l’agrégation de philosophie et commença une carrière d’enseignante. Ce fut ensuite le CNRS et l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle participa aux travaux du Centre de recherches politiques Raymond Aron. Elle épousa Jacques Ozouf, un brillant historien, ami d’Emmanuel Le Roy Ladurie, de Denis Richet, et de François Furet, qui l’intéressa à ses recherches.
Dans « Composition française », elle analyse le militantisme de son père, décédé alors qu’elle n’avait que quatre ans. La présence de cet homme, instituteur athée, individualiste libertaire, militant actif du Parti autonomiste breton, qui voulait « donner aux Bretons le sentiment de leur identité glorieuse et la fierté de leur appartenance », est constante tout au long de l’ouvrage. Sa bibliothèque, son bulletin militant « Ar Falz », les propos de sa mère, sont le fil de sa mémoire. Elle a retrouvé des expressions délicieuses comme : novembre et décembre étaient « le mois noir et le mois très noir », « les incapables, les encombrants, les indécis chroniques, les faiseurs d’embarras, étaient des « Jean-Jean ».
Elle brosse un étonnant portrait du comte de Blois, le seigneur du village, « An Aotrou », le châtelain-maire, que l’on retrouvait encore, à cette époque, dans toutes les régions. On ne parlait de lui, dit-elle, « qu’avec un mélange de soumission, de peur, de considération. »
Sur sa grand-mère, représentative de ces Bretonnes courageuses, elle se souvient qu’elle n’apparaissait jamais sans sa coiffe. « Quelle honte, si le facteur venait à la surprendre « en cheveux ». Son souci constant était la dignité. Sur les femmes, en général elle rappelle que : « Pour se marier, on allait au plus près, à la limite du degré prohibé, pas à plus de dix kilomètres…et, à chaque naissance, on faisait la folie d’acheter un litre de vin ».
Elle raconte que, dans sa famille, on n’était pas tendre avec le folklore breton. « Il ne faisait pas bon d’aimer Botrel, chouan bêta, objet d’une aversion partagée. Les charges étaient furieuses contre les « botrelliseries »
A la fin du livre, Mona Ozouf ébranle bien des certitudes avec le fruit de ses recherches sur le jacobinisme et le régionalisme. L’esprit jacobin écrit-elle, est « toujours réputé avoir sauvé la patrie, alors que la revendication régionaliste a dans notre histoire toujours été frappée de suspicion. » De même, constate-t-elle, « l’usage de la langue locale devient le signe, soit de l’inertie des superstitions, soit de la main des prêtres, soit de la mauvaise grâce opposée aux exigences de la défense nationale, soit même de l’intelligence avec l’ennemi. »
La rencontre, dit-elle plus loin, « entre l’histoire de la Révolution et la géographie de l’Ancien Régime se révèle imprévisible. » Son raisonnement, à base d’interrogations et non de jugements, est d’une grande actualité en France et dans le monde. Il offre une grille de lecture des événements très précieuse puisque l’histoire bégaye sans cesse.
Les révolutionnaires, mais peut-être aussi certains réformateurs, croient « pouvoir compter sur un peuple neuf, unanime et raisonnable, et ils se trouvent face à un très vieux peuple, irrationnel et divisé, qui leur oppose continûment son entêtement ou ses ruses. »
Chacun d’entre nous peut écrire sa « composition française » avec ses souvenirs, ses origines, son histoire, ses lectures, ses contradictions ! Il faut dire que toutes les raisons étaient réunies pour que j’aime ce livre : La Bretagne, la période de l’occupation, « le Petit bleu des Côtes-du-Nord » de Michel Geistdoerfer, les premiers Américains, Léon Gambetta, le Cadurcien, le Quercy, sous le charme duquel Jacques, décédé en 2006, et Mona Ozouf étaient tombés il y a de nombreuses années. Mona Ozouf y avait posé (et vidé) son baluchon. Enfin, cet autre Desmoulins « qui met une feuille de marronnier à son chapeau et grimpe sur une table au Palais-Royal pour haranguer la foule ».
Oui, vraiment, tout y était.
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