Fin 1999, France Info s’était associée au journal Le Monde pour proposer un numéro de collection consacré au XXIe siècle. Les deux rédactions du Monde et de France Info, dans ce numéro de quarante pages, publié le 26 novembre 1999, avaient tenté de répondre à vingt et une questions – environnementales, biologiques, géopolitiques, auxquelles le nouveau siècle allait être confronté. J’ai conservé ce numéro intitulé « L’Avenir », en caractères gothiques. Soigneusement rangé, il semblait attendre le moment où j’éprouverais le besoin de rapprocher son contenu de l’actualité. Il m’a semblé, cet été, que le moment était venu, alors qu’un cinquième du siècle s’est déjà écoulé.
Les journalistes des deux rédactions étaient partis à la rencontre des meilleurs chercheurs, scientifiques, sociologues, écrivains sur chacun des thèmes traités. À partir de leurs informations et de leurs interprétations, ils avaient traité de l’évolution climatique de la planète ; du poids futur du dopage chez les sportifs ; de l’incidence d’Internet sur les valeurs de la démocratie ; de l’espérance de vie des hommes ; de la naissance d’une hyperclasse élitaire, fondée sur la maîtrise des nouveaux outils de communication ; de l’évolution du concept de ville ; des bouleversements dans le monde artistique, avec l’apparition du virtuel ; de l’avenir de la notion de travail ; de l’érosion de la biodiversité ; de l’homogénéisation des cultures et le poids des réflexes identitaires ; des perspectives démographiques ; des questions liées au masculin et au féminin ; du succès des transcendances sans Dieu ; des richesses des mers ; des inquiétudes à l’égard des ressources en eau douce ; des perspectives de la conquête spatiale ; des enjeux militaires de demain ; de la manière de gérer les déchets produits par les humains et leurs techniques ; des possibilités de nourrir tout le monde ; et des potentialités de la recherche médicale.
Je n’avais évidemment, ni l’ambition, ni les compétences, pour faire un « rapport d’étape », sur tous ces sujets dont la liste n’avait d’ailleurs pas la prétention d’être exhaustive. J’ai choisi quelques thèmes sur lesquels l’homme de la rue, qui n’est pas un expert, se fait, au jour le jour, une opinion : Le dérèglement climatique, en passe d’être « l’Affaire du Siècle », l’espace, la conquête de Mars, l’avenir du sport, à la veille des Jeux de la XXXIIIe olympiade de l’ère moderne, qui auront lieu à Paris, pour la troisième fois, en 2024, du risque de catastrophe nucléaire si les dirigeants politiques et les diplomates ne parvenaient pas à s’entendre pour qu’un savoir-vivre ensemble sur notre planète, soit possible, Combien serons-nous sur Terre, en 2100 ? « La santé n’a pas de prix », illusion ou réalité ? le travail, du stakhanovisme au « droit à la paresse ».
Pour en finir avec ce début de XXIe siècle, qui donne le vertige, je voudrais vous donner envie de lire « Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde », que Jean-Marie Guéhenno a publié en septembre 2021. Professeur à l’université Columbia à New York, il est l’auteur de nombreux ouvrages de référence. « Le Premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du monde », est un livre magistral, unanimement salué, pour sa dimension philosophique, anthropologique, sociologique, autant que géopolitique. Jean Marie Guéhenno jette un regard lucide, sans complaisance, sur notre époque. Il faut lire ce livre et le garder à portée de la main. Il servira de guide et d’aide à la compréhension de ce qui nous attend dans les années à venir.
J’ai rencontré Jean-Marie Guéhenno pour la première fois, le 27 février 1998, quelques jours avant sa nomination à la présidence du conseil d’administration de l’Institut des hautes études de défense nationale, qui venait d’être érigé en Établissement public à caractère administratif. Conseiller maître à la Cour des comptes, il m’avait donné rendez-vous rue Cambon, dans son bureau à la Cour des comptes. Le bâtiment qui, jusqu’en 1897, abritait le couvent des Filles de l’Assomption, n’est pas très accueillant. En empruntant l’escalier d’honneur, je retrouvais l’atmosphère des bureaux de Paribas, rue d’Antin, qui m’étaient familiers. Les bureaux, à l’image du bâtiment, ressemblent à des cellules de religieuses. Dans les couloirs, personne, pas même une secrétaire souriante, chargée de dossiers et affairée ; non, personne !
Jean-Marie Guéhenno vint lui-même ouvrir la porte de son bureau et m’invita à m’asseoir sur l’unique fauteuil réservé au visiteur devant une petite table indépendante de son bureau encombré de dossiers. Contrairement à ce que l’on pense généralement, la condition de ceux qui sortent dans les premiers de leur promotion de l’École Nationale d’Administration et choisissent le Conseil d’État ou la Cour des comptes, n’est pas enviable. Ils y mènent une vie d’ascète. Né en 1949, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, Jean-Marie Guéhenno fut nommé auditeur à la Cour des comptes dès sa sortie de l’ENA, en 1976. Depuis vingt ans, il avait écrit de nombreux ouvrages et articles qui faisaient de lui un excellent spécialiste des questions de défense et de relations internationales.
Président de l’Union des associations d’auditeurs de l’IHEDN, je venais, par arrêté du Premier ministre, d’être nommé membre du conseil d’administration de l’institut. C’est à ce titre que je rencontrais Jean Marie Guéhenno, ce jour-là. Premier président du conseil d’administration de l’institut, il fut, de mon point de vue, par sa hauteur de vue, l’idée qu’il se faisait du rôle et de l’avenir de l’IHEDN et ses grandes qualités humaines, le plus brillant des présidents de l’IH.
En 2000, le jour où le président de la République avait reçu la 52e session de l’IHEDN, Jean Marie Guéhenno, en sortant du Palais de l’Élysée, m’avait invité à déjeuner dans le restaurant qui venait d’ouvrir sous le magasin Lanvin, à deux pas. Au cours du repas, il m’informa de sa prochaine nomination au très beau poste de Secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations Unies, chargé des opérations de maintien de la paix.
Flammarion, l’éditeur, présente ainsi son dernier livre, sur son site : « Le « premier XXIᵉ siècle », comme la première version d’un logiciel insuffisamment testé, révèle chaque jour de nouvelles failles : nous sommes loin du triomphalisme qui saisit les démocraties en 1989 quand le mur de Berlin est tombé. L’individu qui croyait changer le monde est de plus en plus écrasé par lui. Il a perdu confiance dans la politique, et l’utopie identitaire remplace l’utopie politique. Comment en est-on arrivé là dans des sociétés aussi différentes que l’Amérique de Trump, le Brésil de Bolsonaro, l’Inde de Modi ou le Royaume-Uni de Boris Johnson ? Jean-Marie Guéhenno va au-delà des explications économiques : la crise des démocraties – à laquelle l’élection de Biden ne met pas fin – est une crise des sociétés. Une société qui n’est plus définie que par une seule dimension – que ce soit celle de la réussite matérielle, de la nation, ou de la religion – est une société malade. Cette crise se produit alors que le nouvel « âge des données » de l’internet et de l’intelligence artificielle bouscule les hiérarchies du savoir et de la puissance ; comme l’invention du livre, il peut conduire à une Seconde Renaissance, riche de promesses, mais aussi de conflits. La Chine et les entreprises géantes de l’internet, avec des objectifs différents et chacune à leur manière, développent une capacité de contrôle des esprits qui fait secrètement envie à des individus auxquels leur propre liberté fait peur, mais peut aussi déboucher sur des confrontations violentes. Un autre avenir est possible : une écologie repensée, des institutions qui organisent une nouvelle séparation des pouvoirs, une Europe qui ne cherche pas à être un super-État, sont quelques-unes des voies explorées par ce livre ambitieux et novateur. »
Il y a un an, Jean-Marie Guéhenno regrettait que les conséquences de la fin de la guerre froide sur la stabilité interne de nombreux pays, n’aient pas été comprises et anticipées. Dans l’interview qu’il avait accordée à Marc Semo, il expliquait que « Dans un système international dégelé où la menace extérieure passait au second plan, la question de l’identité nationale prit une urgence nouvelle ». L’élection de Donald Trump en 2016, au nom d’un « America First », dans le pays qui était le pilier du système onusien, a été un autre coup dur et les conséquences demeurent, même après l’échec de sa réélection. « Deux piliers de la confiance des sociétés occidentales, la confiance dans le progrès et la foi dans l’universalisme, ont été irrémédiablement ébranlés. » À cela s’est ajoutée la pandémie de Covid-19 accélérant les tendances latentes de nos sociétés « alors que nous pensions avoir devant nous tout le temps pour nous y adapter ». Avec les rivalités entre puissances, revient aussi l’ombre de la guerre. La Russie avide de retrouver son rang et la Chine bien décidée à s’affirmer comme l’autre superpuissance mondiale, assument leurs ambitions militaires. « Le risque d’un affrontement nucléaire est aussi élevé, sinon plus qu’il ne le fut pendant la guerre froide car l’algèbre de la dissuasion » fonctionne mal dans le brouillard stratégique.
L’auteur du « Premier XXIe siècle », se veut cependant optimiste. Il pense qu’un multilatéralisme repensé, plus nécessaire que jamais, s’imposera. Sur l’Europe, à laquelle il avait consacré un essai qu’il m’avait offert et dédicacé, en 1999 (L’Avenir de la liberté – La démocratie dans la mondialisation – ISBN : 9782082115797), il espère que, face à la Chine et aux États-Unis, elle sera capable de constituer un troisième pôle, différent des deux autres. « Il faut prendre acte des différences européennes, admettre que non seulement elles ne sont pas près de disparaître mais qu’il n’est pas souhaitable qu’elles disparaissent », pense Jean-Marie Guéhenno.
La réflexion de l’auteur est dense sur tous les sujets. Dans le rapport entre l’Europe, la Chine et les États-Unis, il y a plus qu’une question de géopolitique, il y a une question de fond sur l’idée que l’on se fait de la société et de l’équilibre entre l’individu et le collectif. Sur l’Europe, il pense qu’elle n’a pas le luxe de pouvoir se retirer du monde. La mémoire des tragédies passées a aidé les générations de l’après-guerre à penser un autre avenir. Mais dans notre paisible présent, nous ne sommes plus capables d’avoir un rêve, une utopie. C’est un des problèmes spécifiques de l’Europe. Elle ne se projette pas dans l’avenir. Elle est nostalgique, narcissique. L’Europe dit aux autres régions du monde « faites comme nous ». Et nous perdons des notions aussi essentielles que celle de ‘frontière’Si l’Europe n’a rien qui la distingue du reste du monde, pourquoi l’Europe ? L’Europe est prise dans cette tension entre une visée universelle et un besoin de particulier.
Sur la Chine, acteur majeur de ce « premier XXIe siècle », rival stratégique des États-Unis, l’auteur met en garde, contre la tentation d’en faire, « comme de l’Union soviétique naguère, un adversaire utile qui évite au monde occidental de regarder en lui-même ». La Chine nous fait à la fois peur et envie. Le miroir qu’elle nous tend nous révèle à nous-mêmes. Nous ne savons plus qui nous sommes. Le 15 septembre 2021, Jean-Marie Guéhenno avait répondu à Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, qui l’interrogeait : « Certains aspects du « modèle chinois », quand on les compare à nos sociétés démocratiques en pleine décomposition, risquent de devenir de plus en plus attrayants ; autant la répression des Ouïghours fait à juste titre horreur, autant la dictature douce, et pour ainsi dire invisible, que le système chinois de crédits sociaux tente d’instaurer, crée une tranquillité, une « harmonie », qui peut faire envie à des sociétés qui se déchirent. La vraie menace est à l’intérieur de nos sociétés, dans leur fragmentation croissante, que nous ne savons comment surmonter.
Jean-Marie Guéhenno, après avoir écrit La fin de la démocratie (Flammarion, « Champs essais », 1 995) a pris le temps de réfléchir, d’analyser, pour tenter de comprendre, sans jamais systématiser, l’évolution des sociétés contemporaines. Son essai est une aide à la réflexion précieuse. Il tente de comprendre comment nous sommes passés d’une mondialisation économique et démocratique triomphante à la fin du XXe siècle à ce qu’il appelle « l’émiettement du monde ». « Un phénomène d’émiettement qui s’accompagne de la montée en puissance des entreprises occidentales qui détiennent les données numériques, un nouveau pouvoir. L’Europe a raté le train de la première révolution des données, et les principales entreprises de données sont américaines ou chinoises. La priorité pour les Européens est donc de réfléchir à ce que représenteront les données dans la société de demain. C’est un défi technologique. Les Européens seront-ils capables d’être parmi les premiers dans le quantum computing ou dans l’intelligence artificielle. L’Europe est très fière de sa directive RGPD qui protège les données privées plus efficacement que les normes en vigueur aux États-Unis. Mais cette directive soulève autant de questions qu’elle n’apporte de réponses. »
« Pour comprendre le caractère révolutionnaire de l’âge des données, il faut le comparer à la fois à l’invention du livre imprimé et à la première révolution industrielle. Il redéfinit les conditions dans lesquelles se crée et se diffuse le savoir tout en redistribuant et en concentrant la richesse. La collecte et le traitement des données correspondent aujourd’hui, d’une certaine manière, à ce qu’était hier l’accumulation du capital physique. Nous nous nous posions alors la question de la propriété du capital. Devait-elle être publique ou privée ? Qui devait en avoir le contrôle ? Des questions voisines se posent pour les données, mais les données, à la différence des biens matériels, ne disparaissent pas après leur utilisation, elles ont des usages multiples, et à la différence des machines de l’âge industriel, où les machines ont démultiplié la force physique, l’intelligence artificielle va démultiplier nos capacités intellectuelles. L’âge des données va donc bouleverser l’organisation des sociétés beaucoup plus radicalement que la révolution industrielle. Chaque instant de notre vie laisse désormais une trace. »
Enfin, l’auteur disserte sur l’argent. « Au cœur de la crise des démocraties, il y a la domination presque exclusive de l’argent, devenu le grand unificateur du monde, l’unité de compte du bonheur et l’instrument ultime de la puissance. L’argent est un langage qui est compris à New York, comme à Pékin, à Moscou comme à Londres. Il offre à Xi Jinping comme à Trump un étalon de mesure commode. Il rapproche autant qu’il sépare le pauvre du riche, car le pauvre est invité à avoir les mêmes rêves que le riche, même si ces rêves sont hors de portée ».
Voici, en vrac, un certain nombre de réflexions, qui vous donneront, je l’espère, envie de lire « Le premier XXIe siècle – De la globalisation à l’émiettement du monde » – Paru le 15 septembre 2021 – 368 pages – 160 x 220 mm- ISBN : 9782080255969 – 21,90 €
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