Je me souviens que dans les affaires de mon père, j’avais trouvé un petit carnet noir dans lequel mon grand-père Alcide avait écrit, au jour le jour, ce qu’il avait observé pendant la guerre de 14-18 à laquelle il participait comme tous les hommes de sa génération. Affecté à l’approvisionnement, il accompagnait chaque jour des trains de marchandises à Dole, Belfort, Besançon. Ces notes témoignent de l’atmosphère qui régnait dès les premiers jours du mois d’août :
« Les rumeurs se propagent : les Allemands battent en retraite. A un kilomètre de Fort Lachaux, je suis frappé, si près des théâtres d’opérations, du calme qui règne. Il pleut le 8 août, une pluie d’orage qui rend la chaleur plus supportable. Une foule considérable attend sur le bord de la route le passage des troupes. A Dole, deux wagons de prisonniers allemands sont accrochés à son train. Ce sont des civils qui pillaient et achevaient les blessés. Les femmes, les vieilles surtout, malgré les gendarmes, insultent les prisonniers et veulent les frapper. A Besançon, vers 4h du matin, je vois passer sans interruption des trains complets de troupes qui montent vers l’est. Ce sont des escadrons du train des équipages. J’en vois aussi qui descendent, mais quel contraste. Ceux qui montent, chantent ; ceux qui descendent sont blessés. Ils appartiennent au 97ème d’infanterie alpine, au l53ème de ligne, au 4ème chasseurs d’Afrique. Les blessés que j’interroge me disent qu’ils ont peu de morts mais beaucoup de blessés à cause des officiers qui avancent trop vite, ce qui les oblige à tenir trop longtemps sans l’appui de l’artillerie. Je suis écœuré par le comportement de ceux qui se promènent la cravache à la main ou les mains derrière le dos. Ils font « le beau », à l’abri des balles. »
Plus tard, en 1916, alors que ses fonctions d’officier d’administration de 3ème classe consistent à approvisionner les unités du 9ème corps d’armée, il constate le trafic ferroviaire intense et l’extrême fatigue des soldats qui, épuisés, dorment à même le sol.
« Le 7 octobre, il fait un temps superbe. Je pars à cheval à Morlancourt où je loge dans une ferme à côté de l’église ; une chambre sans lit, sans carreaux aux fenêtres dans laquelle nous dormons à plusieurs. Le 22 novembre, il neige. L’organisation est déplorable. Les chevaux sont sacrifiés ; on les oblige à prendre des pistes impraticables alors que les routes sont libres neuf fois sur dix ; résultat : perte de temps, extrême fatigue pour les hommes et des pertes énormes pour les chevaux. Je ressens une impression d’incurie et de grande incompétence. Dans les tranchées où je me rends, je suis frappé par le nombre de rats qui y vivent. Le 23 décembre, le temps est épouvantable. Les voitures et les chevaux s’embourbent. Le canon tonne et les « boches » envoient des obus dans toutes les directions. »
Quelques jours plus tard, de retour de permission, il écrivait : « A Amiens, mon ordonnance qui m’attend à la gare, m’apprend que le QG a fait mouvement vers Conty, dans la Somme. Il fait très froid. Après un séjour au camp de Mailly, je passe quelques jours à Châlons-sur-Marne où des quantités de bombes sont tombées dans les champs et dans les bois. De là, je pars approvisionner le 1er échelon. Les zouaves me demandent des vivres. Les obus passent au-dessus des têtes. Des hommes blessés se traînent sur les routes. Ils sont trempés et couverts de boue. Ils avancent par petits groupes ; les plus forts soutiennent les plus faibles. « C’est encore loin l’hôpital d’évacuation de Montigny? On va crever avant d’arriver ». Depuis combien de temps marchent-ils? Je suis impuissant et me sens privilégié par rapport à tous ces pauvres diables.
Dans toutes les familles, il existe des petits carnets dans lesquels, il y a près de cent ans, une éternité, de jeunes Français ont écrit leurs peurs, leurs angoisses. Il faut penser à eux et faire lire ces notes à nos enfants.
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