Pendant que la France pleure ses morts, que les forces de l’ordre recherchent – avec des résultats – les acteurs et organisateurs du massacre du 13 novembre, que les députés LR, chauffés à blanc par leur président, se couvrent de ridicule lors de la séance de questions au gouvernement, mardi après-midi, que la presse disserte sur « les failles de la lutte antiterroriste », les responsables de la secte terroriste, qui s’est attribuée le nom d’Etat islamique et appropriée celui de califat, doivent considérer que leur action a été un succès qui va booster le recrutement. Cependant, les derniers attentats pourraient bien être les attentats de trop. Je pense, depuis longtemps, qu’à un moment donné, un événement, comme le furent le 11 septembre à New-York ou Pearl Harbor en 1941, provoque une mobilisation générale qui, jusque-là, faisait défaut.
Vue de Mossoul, les discussions philosophiques sur les mesures de protection des libertés publiques qui doivent accompagner la modification de la Constitution de la France doivent réjouir les dirigeants de la secte qui n’ont qu’une idée en tête, déstabiliser le monde libre, gagner beaucoup d’argent et imposer leur idéologie monstrueuse. Ils utilisent la religion musulmane comme support religieux à leur entreprise alors qu’ils ne sont pas connus pour être de vrais musulmans. Xavier Raufer disait récemment « qu’aucun des 50 leaders de Daesh n’est musulman ». C’est un fait.
Le chef de l’Etat, devant le Parlement réuni lundi dernier en congrès, a annoncé son intention d’entamer le processus de modification de la Constitution afin que soit inscrite une forme d’Etat d’urgence dans notre charte fondamentale.
Face à la secte, que j’ai beaucoup de mal à nommer l’Etat islamique, la France entend opposer un dispositif puissant de renseignement. L’histoire ne dit pas, pour l’instant, comment la masse de données collectées pourra être analysée et exploitée. N’est-ce pas sacrifier nos libertés et faire le jeu des terroristes ? Une législation d’exception, avec des mesures cœrcitives (couvre-feu, perquisitions, fermetures de lieux publics, assignations à résidence), ce n’est pas rien ! Dire, comme certains, que » tout dépendra de la manière dont ce texte sera appliqué » est encore plus inquiétant. Est-ce adapté à la menace ? Des mesures d’ordre constitutionnel de cette nature, dans certaines mains, pourraient constituer un danger encore plus grand pour l’avenir de notre pays.
Dans la presse, aujourd’hui, deux initiatives ont retenu mon attention. Tout d’abord, la publication dans Le Huffington Post – Quebec – du 19-11-2015, d’une « lettre ouverte au monde musulman » d’Abdennour Bidar le philosophe spécialiste des évolutions contemporaines de l’islam et des théories de la sécularisation et post-sécularisation. Je reproduis cette lettre, importante, par les temps qui courent…
Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin – de ce pays de France où tant de tes enfants vivent aujourd’hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh, d’isthme entre les deux mers de l’Orient et de l’Occident!
Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je vois mieux que d’autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement interminable entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.
Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Quel est ton unique discours ? Tu cries « Ce n’est pas moi ! », « Ce n’est pas l’islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu t’indignes devant une telle monstruosité, tu t’insurges aussi que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le faire. Il est indispensable qu’à la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l’islam dénonce la barbarie. Mais c’est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de l’autodéfense sans assumer aussi, et surtout, la responsabilité de l’autocritique. Tu te contentes de t’indigner, alors que ce moment historique aurait été une si formidable occasion de te remettre en question ! Et comme d’habitude, tu accuses au lieu de prendre ta propre responsabilité : « Arrêtez, vous les occidentaux, et vous tous les ennemis de l’islam de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme, ce n’est pas l’islam, le vrai islam, le bon islam qui ne veut pas dire la guerre, mais la paix! »
J’entends ce cri de révolte qui monte en toi, ô mon cher monde musulman, et je le comprends. Oui tu as raison, comme chacune des autres grandes inspirations sacrées du monde l’islam a créé tout au long de son histoire de la Beauté, de la Justice, du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé l’être humain sur le chemin du mystère de l’existence… Je me bats ici en Occident, dans chacun de mes livres, pour que cette sagesse de l’islam et de toutes les religions ne soit pas oubliée ni méprisée ! Mais de ma position lointaine, je vois aussi autre chose – que tu ne sais pas voir ou que tu ne veux pas voir… Et cela m’inspire une question, LA grande question : pourquoi ce monstre t’a-t-il volé ton visage ? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? Pourquoi a-t-il pris le masque de l’islam et pas un autre masque ? C’est qu’en réalité derrière cette image du monstre se cache un immense problème, que tu ne sembles pas prêt à regarder en face. Il le faut bien pourtant, il faut que tu en aies le courage.
Ce problème est celui des racines du mal. D’où viennent les crimes de ce soi-disant « État islamique » ? Je vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c’est mon devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre, le cancer est dans ton propre corps. Et de ton ventre malade, il sortira dans le futur autant de nouveaux monstres – pires encore que celui-ci – aussi longtemps que tu refuseras de regarder cette vérité en face, aussi longtemps que tu tarderas à l’admettre et à attaquer enfin cette racine du mal !
Même les intellectuels occidentaux, quand je leur dis cela, ont de la difficulté à le voir : pour la plupart, ils ont tellement oublié ce qu’est la puissance de la religion – en bien et en mal, sur la vie et sur la mort – qu’ils me disent « Non le problème du monde musulman n’est pas l’islam, pas la religion, mais la politique, l’histoire, l’économie, etc. ». Ils vivent dans des sociétés si sécularisées qu’ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le cœur du réacteur d’une civilisation humaine ! Et que l’avenir de l’humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! Saurons-nous tous nous rassembler, à l’échelle de la planète, pour affronter ce défi fondamental ? La nature spirituelle de l’homme a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent – et qui comme l’islam actuellement se mettront alors à produire des monstres.
Je vois en toi, ô monde musulman, des forces immenses prêtes à se lever pour contribuer à cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIe siècle ! Il y a en toi en effet, malgré la gravité de ta maladie, malgré l’étendue des ombres d’obscurantisme qui veulent te recouvrir tout entier, une multitude extraordinaire de femmes et d’hommes qui sont prêts à réformer l’islam, à réinventer son génie au-delà de ses formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport que l’humanité entretenait jusque-là avec ses dieux ! C’est à tous ceux-là, musulmans et non musulmans qui rêvent ensemble de révolution spirituelle, que je me suis adressé dans mes livres ! Pour leur donner, avec mes mots de philosophe, confiance en ce qu’entrevoit leur espérance!
D’autre part, le journal Le Monde, dans sa livraison du 20 novembre, a eu l’heureuse idée de demander à des écrivains, à des intellectuels, d’écrire contre la terreur. Le supplément « Le Monde des Livres » rassemble les textes retenus sur le thème : Ecrire sans trembler.
Je reproduis l’éditorial de Jean Birnbaum « Des mots pour la vie » et j’invite le lecteur à se procurer, demain, ce supplément exceptionnel.
« Des mots pour la vie »
Comme à chaque fois, les mots ont ratifié la mort. Ils sont venus célébrer le massacre. Le 14 novembre, l’Etat islamique a publié un texte dans lequel il saluait » l’attaque bénie » lancée contre Paris. Cette prose atrocement fleurie rappelait bien d’autres communiqués, et notamment celui que Daech avait fait paraître après les attentats de janvier. Les djihadistes y faisaient le lien entre le sang répandu et l’encre versée. Parodiant l’Ecclésiaste, ils écrivaient : » Il y a un temps pour tout, un temps pour vivre, un temps pour mourir, un temps pour pleurer, un temps pour rire (…), le temps est venu d’agir et de secourir la religion par la langue, le cœur, les membres, la plume et le sabre. «
Ainsi l’Etat islamique n’est-il pas seulement un vaste territoire qui dynamite les frontières. Il a aussi conquis un espace de discours, où les djihadistes du monde entier trouvent la possibilité et la nécessité de leurs actions. Dans un bref essai intitulé Paroles armées (Lemieux, 262 p., 14 €), le philosophe Philippe-Joseph Salazar analyse l’immense puissance rhétorique d’un » califat » qui mise massivement sur l’art de la formule et de la proclamation. Parce qu’elle paraît délirante, cette rhétorique suscite souvent les sarcasmes. Mais on aurait tort de la sous-estimer, affirme Salazar, car c’est en grande partie sur elle que repose la force d’un » califat » qui récuse notre monde et d’abord -notre langage.
Face à cette prose totalitaire, les écrivains ont une responsabilité. Ils doivent » continuer à écrire « , résume le romancier Laurent Mauvignier dans un texte que nous publions aujourd’hui. Ecrire avec leurs failles, leurs doutes à eux. Ecrire la complexité des choses, la singularité des êtres. Ecrire afin de répondre aux tueurs, » sans trembler « . Voilà pourquoi, cette fois encore, » Le Monde des livres » s’est tourné vers des auteurs de divers horizons et leur a demandé : vous dont la langue est le métier, prenez la plume, aidez-nous à nommer l’innommable. Vingt-huit d’entre eux nous ont envoyé un texte (ou un dessin), et nous les en remercions. Qu’on adhère ou non à telle ou telle contribution, on admettra que chacune participe au geste crucial : face aux diseurs de mort, continuer à écrire la vie.
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