J’ai déjà raconté « mon 13 mai 1958 », le 12 mai 2006, sous le titre : « Le mois de mai rend fou », mais je ne résiste pas au plaisir de le raconter à nouveau.
« Folie de ces hommes politiques qui croyaient pouvoir confondre indéfiniment l’art de gouverner avec celui de biaiser, de tricher, de mentir. » Hubert Beuve-Méry, sous le pseudo de Sirius, commençait ainsi son éditorial du journal Le Monde au lendemain de la journée du 13 mai 1958, « la journée des 13 complots ».
Il faisait chaud et lourd à Paris, ce jour-là. À l’Opéra, on jouait Le Crépuscule des Dieux et Tartuffe à la Comédie Française. Depuis le 15 avril, la France n’avait plus de gouvernement. René Coty, le président de la République, élu au treizième tour de scrutin, consultait sans désemparer mais sans succès. À Alger, militaires et gaullistes complotaient pour préparer le retour aux affaires du général de Gaulle.
Étudiant, j’avais demandé à mon père d’intervenir auprès de Maurice Faure, Ministre, député du Lot, pour obtenir une invitation à assister à la séance de la Chambre des députés du 13 mai 1958. À quinze heures, je me présentais à l’entrée du Palais Bourbon, sur le quai, avec le projet d’y rester un peu moins de deux heures ; j’avais un rendez-vous plus agréable, à dix-sept heures, avec une jeune parisienne. Le cérémonial, les dorures, l’ambiance qui régnait dans l’hémicycle (la télévision n’était pas encore parvenue à Cahors), avaient de quoi susciter quelques émotions chez le jeune étudiant que j’étais.
L’hémicycle était comble. Tous les députés assistaient à la séance. La tension était perceptible pendant les interventions de Tixier-Vignancour, du socialiste Deixonne et de Pierre Montel. Quand brusquement, Charles Hernu, député radical, hurla littéralement : « Un Comité de salut public est installé à Alger. » Le président Le Troquer ne pouvait rétablir le silence pour permettre à l’orateur de poursuivre. Pendant de longues minutes, les communistes crièrent : « le fascisme ne passera pas », la droite répondait : « Algérie française ».
Sidéré, je n’avais pas imaginé un instant que j’allais assister à un spectacle pareil. Je vois encore les huissiers séparer deux députés, Hovnanian et Laniel, qui, à bout d’arguments, en étaient venus aux mains. Un peu avant dix-sept heures, je me dirigeai vers la sortie qui était interdite. Quelques centaines de jeunes gens, qui avaient descendu les Champs-Élysées en criant « Les députés à la Seine » et « la police avec nous », s’approchaient du pont de la Concorde. Le Palais Bourbon avait été sanctuarisé, on ne pouvait plus n’y entrer, ni sortir. Il n’y avait pas de téléphone portable. Les cabines étaient prises d’assaut par les journalistes. Dans le désordre qui régnait, je me mêlais aux discussions, je circulais dans toutes les salles, à la buvette et à la terrasse, d’où l’on pouvait apercevoir les forces de l’ordre, protégées par leurs cars qui barraient le pont, en découdre avec les jeunes émeutiers.
Les heures passaient, les rumeurs les plus folles circulaient dans les couloirs et dans les travées. « Soustelle, qui était là, il y a encore quelques minutes, vient de partir à Alger de Villacoublay ». Pendant les longues suspensions de séance, Félix Gaillard, qui expédiait les affaires courantes en attendant la nomination de son successeur, s’informait de ce qui se passait à Alger, entouré de Pflimlin, Mollet, Pinay, Daladier, Maurice Faure. Les négociations se déroulaient devant tout le monde, dans un huis clos que les circonstances imposaient. À 3 heures trente du matin, Pierre Pflimlin était élu président du Conseil dans un tonnerre d’applaudissements. La République sauvait les apparences. Le calme était revenu aux abords du Palais Bourbon et les portes de la Chambre ouvertes de nouveau.
Je suis allé me coucher avec l’impression d’avoir rêvé mais aussi d’avoir, par le plus pur des hasards, assisté au déroulement d’une page d’histoire. La quatrième République venait de mourir sous mes yeux, dans une caricature de toutes ses faiblesses.
J’ai, aujourd’hui, une pensée pour « mon » 13 mai 1958.
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