Continuons de rembobiner l’année qui vient de s’écouler. Jamais un homme politique n’avait, jusqu’à maintenant, réussi à conquérir le pouvoir en aussi peu de temps. Certes, rien ne s’est passé comme prévu. François Hollande avait renoncé à être à nouveau candidat ; François Fillon, vainqueur de la primaire de la droite, avait été empêché par une mise en examen qui a plombé sa campagne alors que sa victoire était annoncée et Jean-Luc Mélenchon avait brûlé la politesse au candidat de la gauche de gouvernement qui s’est effondré. Marine Le Pen a accédé au second tour, mais s’est montrée incapable de présidentialiser sa candidature.
Non seulement Emmanuel Macron a réussi à s’imposer, mais sa stratégie et son style ont précipité la décomposition des partis politiques de droite et de gauche. Ce succès, inimaginable il y a un an, laisse songeur. Il faudra sans doute un certain recul aux spécialistes de la science politique pour expliquer cet exploit sans parti pris. Parmi les explications, il y en a une, originale, qui mérite d’être étudiée. Elle est esquissée, mais sans l’approfondir, par des journalistes et experts du monde économique. Conquérir la France, comme on conquiert un marché. Prendre le pouvoir, comme on prend le pouvoir dans une entreprise !
À la fin de l’année 2008, quelques jours avant la chute de Lehman Brothers, Emmanuel Macron, jeune inspecteur des finances, est présenté à François Henrot, le directeur général de Rothschild & Cie par Jacques Attali. Je connais la rigueur de pensée et les exigences de François Henrot avec qui j’ai eu l’occasion de travailler quand il succéda à André Lévy-Lang à la présidence de la Compagnie Bancaire en 1992. C’est un homme de l’ombre discret, charmeur, aux manettes de l’économie française depuis de nombreuses années. L’entrée d’Accor dans le Club Med, la privatisation de la Snecma, le refinancement de la dette d’Eurotunnel, l’absorption du Crédit lyonnais par le Crédit agricole, l’acquisition d’Orange par France Télécom, autant d’opérations qui lui ont été familières. Sans doute un des meilleurs connaisseurs de la haute administration et des grandes entreprises françaises. Son avis sur le jeune Emmanuel Macron est donc très important. François Henrot a raconté le premier entretien qu’il a eu avec lui à FR3 pour les besoins d’un documentaire diffusé le 4 décembre 2016. ci-dessous, une partie de l’entretien peut encore être regardée.
Deux ans après cet entretien, Emmanuel Macron est fait associé gérant de la célèbre banque d’affaires. « La décision a été unanime, immédiate, évidente. » François Henrot a justifié cette ascension fulgurante au cours d’un entretien accordé à « Rue89 » : « Avec ce mélange, rarissime, surtout à un si jeune âge, de rapidité intellectuelle, de puissance de travail, de sûreté dans le jugement et de charme, il aurait été, s’il était resté dans le métier, un des meilleurs en France, sans doute même en Europe. » En très peu de temps, le jeune homme a maîtrisé les connaissances juridiques, comptables, financières et fiscales, nécessaires pour réaliser, avec succès, des opérations de fusions acquisitions. Les clients sont exigeants, les montants en jeu importants. Il se révèle capable de conclure des deals, de convaincre, de créer de la confiance avec ses clients. Il apprend vite, notamment le culte du secret, et réussit. Chez Rothschild, on ne bavarde pas ! C’est ainsi qu’avec Peter Brabeck, le patron de Nestlé, croisé à la commission Attali, le jeune banquier s’est rendu indispensable dans le rachat d’une filiale de Pfizer. Il fait de même avec Presstalis, Sofiprotéol. Il intervient dans la reprise de Siemens IT par Atos, dans l’agroalimentaire. Comment ne pas penser à Georges Pompidou, avant lui.
François Henrot ne s’était pas trompé. Devenu banquier d’affaires, Emmanuel Macron est, en un temps record, surnommé le « Mozart de la finance ». Voilà qui explique le sourire de Jean-Pierre Jouyet, secrétaire général de l’Elysée, lorsqu’il annonça la nomination d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie.
Mais revenons à l’été 2016. Emmanuel Macron sait que n’ayant jamais été élu, n’appartenant à aucun parti politique, peu connu, figurant à peine dans les sondages, il doit faire de la politique autrement. Son offre doit être différente et correspondre à la demande. C’est le principe de base de tout projet d’entreprise. Il sait que les Français veulent un chef qui ait de l’autorité pour remettre de l’ordre, qu’en dehors des maires, ils n’ont plus confiance dans le personnel politique, que le pessimisme et la défiance caractérisent l’état d’esprit de la France, que la démocratie représentative n’est pas satisfaisante, que les notions de droite et de gauche sont majoritairement jugées dépassées, que l’Europe et la mondialisation sont critiquées mais ne sont pas remis en cause. Qu’enfin, les Français veulent un profond renouvellement du personnel politique.
Cette « étude de marché » va servir de base à la fabrication d’un produit et à l’élaboration d’une méthode de vente. Il fallait voir le chef de l’État, entouré d’entrepreneurs et d’étudiants qui l’ovationnaient, le 29 juin dernier, le jour de l’inauguration de Station F, le plus grand incubateur de start-up au monde. Comme à Las Vegas, en Janvier 2016, à la « French Tech », le salon mondial de l’innovation, il était dans son élément, dans le monde de demain. Les propos qu’il tenait confirmaient l’esprit entrepreneurial qui est le sien et qu’il veut inculquer aux Français : « Il y a trois ans, j’avais promis à ma femme que j’arrêterais totalement la vie politique et que j’allais créer une entreprise ». Il ajouta, non sans humour, : « J’ai ensuite pivoté de business model et les choses se sont faites en marchant ». Beaucoup de gens m’ont dit « ça ne marchera jamais », puis on a dit « ce type est tout seul », d’autres « il n’y a pas de business model », puis « il n’y a pas d’investisseurs », « il n’y aura pas de clients », puis « c’est devenu presque une secte ». Et à la fin on l’a fait. » « Je ne résume pas la vie politique française à la vie d’une entreprise. Mais ce qui nous rassemble ici aujourd’hui est cet esprit entrepreneurial, cette volonté de dire « beaucoup de gens ont voulu écrire ma vie, moi j’ai décidé autrement ». « Changez le pays ! » « Entrepreneur is the new France ».
Les « rencontres citoyennes », puis les comités locaux, ont, sur tout le territoire, collecté des informations, « porté la bonne parole ». La méthode « Tupperware », du nom de cette entreprise américaine qui, dès 1946, décida de révolutionner les méthodes de vente en confiant à des « hôtesses » aux statuts « d’indépendantes » le soin de promouvoir et de vendre les produits de la marque à leur entourage depuis leurs domiciles, fut employée. Au cours des « réunions Tupperware » vendeuses et consommatrices potentielles étaient mises en relation et invitées à démultiplier le réseau. Plus de 310 000 adhérents au Mouvement « En marche » furent ainsi recrutés et mis en réseau sous les ricanements des partis politiques qui ne croyaient pas plus à l’efficacité du procédé que les concurrents de Tupperware au lendemain de la guerre.
Quant au produit, au XXIe siècle, c’est avant tout un homme, un homme qui a réussi. Donald Trump, avec son style, lui a montré le chemin. Sans le soutien des leaders du Parti Républicain, qui lui a cependant accordé l’investiture, le promoteur immobilier s’est lancé à l’assaut de la Maison blanche avec une méthode relativement comparable, mais par d’autres moyens…moins élégants! Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, désigné « Personnalité de l’année » en 2010, par le magazine Time, est considéré comme la personnalité la plus influente du monde, au même titre que Steve Jobs, le fondateur d’Apple. Certains signes laissent penser qu’il pourrait avoir des ambitions politiques. Il va à la rencontre des Américains, fait une tournée des États-Unis, désherbe un jardin, discute avec des policiers, prend une femme dans ses bras, caresse un veau sous les yeux d’un photographe professionnel, pose avec des cow-boys texans. Bref, des signes qui ne trompent pas. Emmanuel Macron, comme lui, comme eux, a conçu, peut-être même conceptualisé, une stratégie de conquête du pouvoir.
Le produit, comme le style, c’est l’homme, mais c’est aussi, et surtout, des éléments de langage et des images. Eux aussi sont révélateurs. Si les Français ont fait le choix d’un pays qui repart de l’avant, qui retrouve l’optimisme et l’espoir, ce n’est pas par hasard. Sensible aux discours populistes et déclinistes, il y a peu de temps encore, il semble qu’une majorité de Français aient retrouvé un désir d’avenir et de progrès avec ce nouveau style. Dans ses discours, les mots : conquête, dignité, justice, optimisme, revenaient souvent.
Contrastant avec le discours churchillien de François Fillon, utopique de Benoit Hamon et apocalyptique de Marine Le Pen, Emmanuel Macron s’est employé à redonner aux Français l’envie d’être fiers de leur pays et optimistes. Ce passage résume assez bien sa pensée sur ce sujet : « Nous rendrons le service que le peuple français attend de nous. Nous resterons fidèles à cette promesse de nos commencements, cette promesse que nous tiendrons parce qu’elle est la plus grande, la plus belle qui soit : faire à l’homme, enfin, un pays digne de lui ». La France « le pays digne de l’homme » ?
Les sondages confirment que c’est bien ce qu’une majorité de Français a envie d’entendre. Son analyse, son étude de marché, était fiable. Ce n’était pas gagné d’avance. Ce n’était pas dans l’air du temps de penser que si l’économie française tourne mal, si sa compétitivité est entravée, la seule solution est de libérer la créativité et que la renaissance est avant tout une affaire « d’état d’esprit ». La France ne sera à nouveau la France que si elle est fidèle à son histoire, à sa culture, que si elle renoue avec l’inventivité, mais aussi avec la justice sociale et la dignité de l’homme dans une mondialisation de plus en plus sauvage et sans pitié.
Jean-Marie Colombani, l’ancien directeur du Monde, a raison d’écrire : « Comme César, Emmanuel Macron est venu, a vu, a vaincu !
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