Pour comprendre l’évolution de la politique étrangère turque, il faut se remémorer les origines du régime politique de ce pays. Alors que le monde entier croyait la Turquie décadente et incapable de changement et d’effort, en 1920, le pays s’est remis en marche. Cette résurrection a été le fait d’un seul homme. L’histoire de la Turquie moderne, c’est l’histoire de Mustafa Kemal.
Il était né à Salonique en 1880 dans un milieu macédonien qui lui donnera le goût de la politique, de la chose publique et donc le désir de contribuer à la rénovation de son pays. Kemal, qui signifie perfection, a été ajouté à son nom par son professeur de mathématiques en admiration devant les dons de son élève. Officier en 1915, il fut un des chefs turcs qui contribua le plus à l’échec des alliés aux Dardanelles. Nommé général, il inflige aux Russes une lourde défaite peu de temps avant l’armistice de 1918. Il commande l’armée qui lutte en Syrie. Le 19 mai 1919, il se décide à organiser la résistance contre le démembrement de sa patrie que souhaitaient les alliés et contre les Grecs qui songeaient à s’emparer de l’Anatolie. L’empire ottoman s’est écroulé, saigné par douze années de guerres quasiment ininterrompues. Les idéaux religieux de solidarité musulmane ont été détruits par la débâcle de la guerre sainte. La révolte du peuple n’a pas de chef. Mustafa Kemal comprend le désespoir et les aspirations de ses compatriotes. Il s’impose comme le représentant, le symbole de l’indépendance d’une nation qui ne veut pas mourir.
Réaliste, il ne se paie pas de grands mots, il fait la guerre contre les Grecs, aidés par l’Angleterre, et, habile politique, noue des relations avec les Russes et les voisins arabes qui lui donne de l’or. Pourtant, ni les thèses bolchevistes, ni la mystique musulmane, ne l’inspirent. C’est avant tout un patriote qui lutte pour l’indépendance de son pays. En août 1922, il conduit une offensive générale qui se conclue par une éclatante victoire de la Turquie sur les bords de la mer Egée. C’est l’armistice signé à Moudania auquel participent la France et le Royaume Uni. Le sultan Mehmed VI s’enfuit sur le Malaya, un cuirassé de la flotte anglaise. Le calife de 300 millions de musulmans demande aide et assistance à une puissance chrétienne. Une grande époque de l’Islam se termine.
Mustafa Kemal dévoile alors ses intentions et ses projets de réformes. Il fait accepter par le peuple la fin du califat et proclame la république. L’Assemblée nationale le désigne alors comme chef d’Etat. Au panislamisme hamidéen, à l’ottomanisme, qui avait été l’idéal des Jeunes-Turcs, il oppose le nationalisme turc avec une unité politique, géographique, culturelle et morale sinon ethnique. Il impose ainsi un nouvel idéal, une nouvelle discipline, une forme moderne du nationalisme qui caractérisera cette époque. Mustafa Kemal réforme, entre autre, coiffures et habillement, bravant traditions et préjugés. Il dénonce le port du fez, du Kalpak – bonnet tartare – du turban et des culottes bouffantes. Le port du chapeau, à l’occidental, divise les fidèles musulmans et les mécréants, chrétiens et autres infidèle à l’Islam. Le chapeau, c’est la liberté de pensée. Mustafa Kemal part en guerre contre le voile des femmes et se prononce pour l’abolition des barrières entre hommes et femmes. En septembre 1925 à Smyrne, il préside un bal qui réunit hommes et femmes. Il prend également la décision de dissoudre les « dervicheries » musulmanes qui, à ses yeux, ne seraient que des pratiques sectaires. Bref, il prend l’Occident pour modèle et adopte notre ère, millésime, calendrier, l’alphabet latin et s’attaque aux lois coraniques. En 1926, l’Assemblée nationale adopte un code civil identique à celui, récent, de la Suisse. Mustafa Kemal demande que soient supprimés harem, polygamie et effacés toutes distinctions basées sur la religion. La république devient laïque et tous les habitants des minorités Grecs, Arméniens, Juifs, sont égaux devant la loi avec les mêmes droits et devoirs que les Turcs. Sur le plan économique, il entreprend de grands travaux et développe les sciences et techniques.
Ce qui s’est passé en Turquie entre 1923 et 1936 est unique au monde. C’est un changement de civilisation. C’est lui, et lui seul, qui a conduit cette révolution en chef d’Etat, en meneur d’hommes. Dans ses discours, pas de phrases cérémonieuses, de vaines rhétoriques. Le langage de Mustafa Kemal est un langage populiste, à la portée de tous. Il veut que son pays marche avec son siècle. Comme Pierre le Grand, fondateur de la Russie moderne, il se dresse contre la routine, la superstition, le fanatisme. Il impose la séparation de la religion et de la politique, le temporel du spirituel, l’esprit de la lettre. Avec lui, la Turquie est devenu un Etat européen avec des principes libéraux à la française.
La Turquie à ce moment là de son histoire, est devenue une véritable démocratie. Néanmoins, confronté aux difficultés et à l’exercice du pouvoir, il retira assez vite un certain nombre de libertés, appliqua des textes de façon autoritaire, despotique, certains diront même fascisantes, communistes. L’individu ne comptait pas plus en Turquie, qu’en Allemagne, en Russie ou en Italie. Le kémalisme aurait voulu servir de modèle à la plupart des autres peuples de religion musulmane. La suite est connue.
La Turquie est aujourd’hui un exemple à suivre pour les peuples arabes. Une certaine conception de la démocratie, une économie subventionnée mais florissante, avec un taux de croissance enviable, font qu’il y a incontestablement un « modèle turc » auquel se réfère les acteurs du « printemps arabe ». Le parti islamo-conservateur de M. Erdogan, l’AKP, est au pouvoir depuis dix ans. Les mouvements islamistes qui viennent de prendre des responsabilités gouvernementales, Ennadha en Tunisie, les Frères musulmans en Egypte, d’autres en Lybie et au Maroc, regardent l’AKP et cherchent à adopter un régime politique qui concilierait l’islam et la démocratie. Le modèle AKP a cependant beaucoup évolué. Le kémalisme est loin. La démocratie recule. Le pouvoir a tendance à devenir de plus en plus autoritaire. Il menace, réprime, intimide, tout en faisant preuve de pragmatisme particulièrement dans le domaine des relations internationales. L’objectif de la Turquie, faute d’intégrer l’Union européenne, est de s’imposer comme la première puissance régionale.
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