La période qui s’étend de la fin du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale a été qualifiée, longtemps après, au début de la Deuxième Guerre mondiale, de « Belle Époque ». Elle a laissé, dans l’imaginaire collectif, le souvenir d’une parenthèse heureuse, faite d’insouciance et de joie de vivre, de fêtes et de progrès scientifiques et techniques. Cette nostalgie d’un monde disparu, est-elle justifiée ? En partie, mais en partie seulement. J’ai parlé, dans un récent article, du Magic City, ce parc d’attractions, avec sa porte monumentale, érigée à l’angle du pont de l’Alma et du Quai d’Orsay en 1906 qui connut un succès considérable parce qu’il répondait, à ce moment-là, à une folle envie de s’amuser.
Dominique Kalifa, professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, spécialiste de l’histoire des imaginaires et de la culture du contemporain, a remarquablement expliqué, dans ses ouvrages et dans le documentaire de Hugues Nancy (2019) les raisons pour lesquelles l’évocation de cette période répond, en miroir, à un besoin et obsède tant une partie de la population.
L’Exposition universelle de Paris, en 1900, à laquelle je consacrerai mon prochain article, a beaucoup contribué au rayonnement de la France dans le monde, en pleine mutation, et à construire la grandeur de la France. Les images, grâce à la naissance du cinématographe, y contribuent grandement. L’usage qu’en fait Hugues Nancy, dans son documentaire en est la preuve. Les « actualités », comme on disait alors, colportaient l’effervescence artistique, intellectuelle et scientifique que connaissaient le pays et l’Europe. Ces « actualités », comme les médias aujourd’hui, rapportaient les événements et, notamment, les fêtes qui ne concernaient pourtant qu’une très petite minorité de la population française qui était de l’ordre de 40 millions d’habitants, en 1900. Les conditions de vie du reste de la population, notamment celles des ouvriers, dans l’industrie et l’agriculture, étaient encore très difficiles. Pour eux, ce n’était certainement pas la « Belle Époque » ! La pauvreté, la misère, malgré l’amélioration de la durée du travail, du repos hebdomadaire, de la retraite, était encore très élevée.
Cette séquence historique est aussi celle de la consolidation de la démocratie et de la République, notre régime politique, de la naissance du syndicalisme, de l’accélération du progrès technique et scientifique, du chemin de fer, de l’automobile. L’ensemble de la population française était fier d’être Français, fier d’appartenir à une nation forte, conquérante, avait un sens élevé de la patrie, était convaincu que la France était un modèle de civilisation. Bref, le peuple français avait confiance en l’avenir.
Il avait raison. En 1900, la France allait bien. Elle était prospère. Moins que l’Angleterre, mais plus que l’Allemagne. Elle était en paix et à la tête d’un empire colonial sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Exportateur net, deuxième investisseur mondial, derrière la Grande Bretagne, la France avait de nombreuses banques d’affaires, des agents de change animaient une Bourse active. L’industrie s’envolait. 32 000 km de voies ferrées avaient déjà été construits. Les Français étaient les premiers constructeurs d’automobiles du monde. Maurice Barrès, Émile Zola, Alphonse Allais, Octave Mirbeau, écrivaient chaque jour dans une centaine de journaux et revues qui tiraient en millions d’exemplaires. Depuis 1890, Le Petit Journal détenait le record mondial des ventes avec plus d’un million. La Librairie Larousse avait créé le « Larousse Mensuel illustré », une revue encyclopédique universelle dirigée par Claude Augé, « pour rendre compte régulièrement du développement des sciences, de l’incessante évolution de la politique, de la littérature, des arts, avec un souci d’impartialité rigoureux, à l’écart des polémiques, pour mieux satisfaire la curiosité humaine ». L’éditeur « s’engageait à ne publier aucun fait qui n’eut été, au préalable, soigneusement vérifié, qu’avec le recul nécessaire à la modération et à l’équité des jugements ». L’actualité allait vite. Il fallait éclairer les lecteurs mensuellement.
Seule ombre au tableau, le nombre des décès était supérieur au nombre des naissances. La population de la France n’était plus la plus importante de l’Europe. Elle ne représentait plus que 12 % de la population européenne. L’alcool détruisait les mineurs, les ouvriers. La tuberculose tuait. Des anarchistes assassinaient et posaient des bombes. Le 24 juin 1894, le président de la République Sadi Carnot avait été assassiné au moment où il venait de quitter le palais du Commerce de Lyon, pour se rendre au théâtre afin d’assister à la représentation de gala ; un individu l’avait frappé au cœur d’un coup de poignard. La Bande à Bonnot semait la terreur. L’État et l’Église se déchiraient. L’affaire Dreyfus divisait les Français. Des esprits chagrins dénonçaient la décadence. Drumont écrivait que jamais la situation de la France n’avait été aussi critique. Maupassant, Alexandre Dumas fils, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme et quelques autres avaient publié dans le journal Le Temps, une pétition contre « la laideur qui profane Paris ». Déjà !
Les Zemmour, Rochedy et autres Papacito, « dernier roi des Wisigoths », de l’époque, passeurs des idées d’extrême droite, nationalistes, nostalgiques de la France d’avant, quand l’ordre et la prospérité régnaient dans la France « saine » des villages, dénonçaient le chemin dans lequel la France s’engageait. Les chansonniers ironisaient, les salons se moquaient, mais le peuple était heureux quand le président de la République inaugura l’Exposition universelle, le 14 avril 1900. La France abordait ce nouveau siècle avec confiance et optimisme.
De nouveaux mouvements artistiques voyaient le jour en réaction à l’art classique : l’impressionnisme, l’art nouveau, le cubisme et l’abstraction. Les deux expositions universelles de Paris en 1889 et de 1900 témoignaient de l’intense activité et de l’effervescence artistique de cette période.
Paris était la capitale mondiale de toutes les avant-gardes. Grâce à la radio et au cinéma, les Français découvraient le jazz, la vie parisienne, les revues de music-hall, les exploits aéronautiques.
C’était le temps des ingénieurs, de « Monsieur l’Ingénieur ». Eiffel, le grand ingénieur, le grand industriel, le génie, à qui nous devons la tour de fer et ses 300 mètres qui fut un temps le monument le plus haut du monde, symbolisait la puissance de la France, cette grande puissance !
Toute comparaison, tout rapprochement avec la période actuelle serait dangereux, constituerait un anachronisme aussi inutile qu’imprudent. Encore que ! Les films et séries télévisées La Belle Époque, le film réalisé par Nicolas Bedos, l’incendie du Bazar de la Charité le 4 mai 1897, 1900, le film réalisé par Bernardo Bertolucci, L’affaire Dreyfus, avec le « J’accuse » de Roman Polanski, après L’Affaire Dreyfus, de Yves Boisset (1994), « Une si Belle Époque ! La France d’avant 1914 », le documentaire de Hugues Nancy, écrit avec la collaboration de Dominique Kalifa, s’en chargent. Ils sont les témoins de cette nostalgie plus ou moins fantasmée.
Comme je le fais chaque année, je consacrerai les prochains articles, ma « série de l’été », à la « Belle Époque »….et à la nôtre !
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