A Wimbledon, les joueurs qui sortent des vestiaires pour entrer sur le court central, ne peuvent pas ne pas lire, en gros caractères, ce passage du célèbre poème de Rudyard Kipling « Tu seras un homme mon fils » écrit en 1910 pour son fils John âgé de 12 ans. La meilleure traduction a été donnée en 1918 par André Maurois : « Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite et recevoir ces deux menteurs d’un même front ». Les sportifs le traduisent souvent plus simplement par : « La victoire, la défaite, ces deux menteurs. »
Les dirigeants de la fédération internationale de football auraient été bien inspirés d’inscrire ce passage du poème à la sortie des vestiaires des stades allemands dans lesquels se déroulent les matches de la coupe du monde. C’est vrai pour les joueurs néerlandais et portugais qui ont offert avant hier soir un spectacle déplorable, mais c’est vrai aussi pour les joueurs anglais toujours prêts à demander aux autres de faire preuve de fair-play.
Le football, est apparu dit-on dans les collèges anglais en 1849 et en France, dans la ville du Havre où résidaient de nombreux anglais, en 1872. Depuis, on pratique ce sport dans le monde entier et cette forme de nationalisme passionne la planète tous les quatre ans.
En 1953, alors que j’avais à peine 17 ans, je jouais dans un club de promotion d’honneur dont le stade avait la particularité d’être situé au pied d’une usine de ciment Lafarge à La Couronne, à quelques kilomètres au sud d’Angoulême. L’herbe, car ce n’était pas une pelouse, était blanche tout au long de l’année. L’hiver, quand il pleuvait, nous avions l’impression de jouer sur du ciment liquide. Ce sport et l’usine étaient les seules activités de cette petite commune dans laquelle il ne se passait rien. La télévision n’existait pas. En bordure de la nationale 10, on se levait tôt, une fois par an, pour voir passer la course de vélo Bordeaux-Paris. Le bistrot, siège de l’Entente Sportive de La Couronne, était avec le stade les seuls lieux de distraction et d’amusement. Le dimanche après midi une grande partie de la population se réunissait par tous les temps, dans des tribunes qui n’étaient pas encore couvertes, pour encourager ses représentants.
Quand je regarde aujourd’hui les matches de la coupe du monde à la télévision, je mesure à quel point ce sport – et le monde – ont changé en cinquante ans. A La Couronne aussi tout a changé. Le stade n’est plus au pied de l’usine qui a fait de gros progrès pour ne pas polluer. Les habitants regardent la coupe du monde à la télévision comme on peut le faire dans plus de 200 pays.
Les chefs d’Etat, à l’exception de Georges W Bush qui se vante de n’avoir jamais vu un match de foot, se croient obligés d’être les premiers supporters de leurs pays. Il n’a échappé à personne que le meilleur moment – et sans doute le plus sincère – de l’intervention de Jacques Chirac hier soir sur France 2 était à la fin quand il a exhorté les Français à encourager leur équipe. Ce devoir d’optimisme avait quelque chose de pathétique après les propos laborieux qu’il venait de tenir sur les succès de son gouvernement. Le célèbre mot de Jean Dutourd me revenait en mémoire : « La France est le seul pays où tout revers a sa médaille ! »
Ce soir la France affronte une Espagne plus fière que jamais, à l’image de sa puissance économique recouvrée. Ce choc entre la jeune Espagne dynamique et notre vieux pays qui rame pour ralentir le retard qu’il ne cesse de prendre, dépasse largement l’enjeu d’une place en quart de finale. Espérons cependant que ces deux pays montrent l’exemple et que l’esprit de Rudyard Kipling préside à la rencontre. Tu seras un homme, mon fils.
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.
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