Dans la série « Le passé est imprévisible », j’évoque aujourd’hui l’extraordinaire, la fabuleuse, évolution des ordinateurs.
Le 8 juin 1972, pour le journal Le Monde, Polen Lloret signait un article intitulé : Un marché en cours de formation : Les ordinateurs d’occasion.
J’ai un souvenir très précis du jour où, au 254 Boulevard Saint-Germain, siège de la CORI, fut installé, dans le sous-sol, climatisé pour la circonstance, un IBM 360. C’était, si mon souvenir est fidèle, en 1972.
C’est en 1955 que le mot « ordinateur », un mot français, fut adopté pour baptiser l’IBM 650, à la place du mot anglais computer, qui était à cette époque plutôt réservé à la recherche scientifique.
En 1972, le premier micro-ordinateur français, le Micral, équipé d’un microprocesseur et doté de dimensions réduites, fut commercialisé par R2E, une société française, à un prix très bas pour l’informatique de l’époque : 8 500 francs. Il est considéré comme le premier micro-ordinateur de l’histoire. En 1978, R2E fut absorbée par CII Honeywell-Bull.
L’IBM 360 daté de 1965. Il connut un très grand succès qui contribua au développement des ordinateurs dans le monde. La série 360 offrait une gamme unique du plus petit au plus gros ordinateur avec de multiples applications pour la gestion des entreprises. Le choix du nom 360 exprimait la volonté de couvrir toutes les applications informatiques. Son numéro faisait référence aux 360° du cercle pour signifier qu’une gamme unique de machines pouvait maintenant couvrir tout l’azimut des besoins informatiques, scientifique et de gestion.
55 ans après, le système Summit, le supercalculateur d’IBM, est l’ordinateur le plus puissant du monde. Il est aujourd’hui utilisé dans la recherche sur la Covid-19 en raison de sa capacité à faire des simulations numériques extrêmement complexes pour voir comment les molécules peuvent intéragir avec le coronavirus et l’empêcher d’infecter nos cellules. Les supercalculateurs sont aujourd’hui « pétaflopiques », c’est-à-dire capables de réaliser au minimum 1 million de milliards d’opérations par seconde. Demain, ces machines deviendront exaflopiques, c’est-à-dire qu’elles pourront effectuer 1 milliard de milliards d’opérations. Leur puissance sera encore multipliée… par 1 000 !
A l’autre bout de la gamme, Eurocom propose un portable considéré comme le plus puissant au monde, le Tornado F7W. Les caractéristiques font perdre la raison : un processeur Intel Core i9-9900K 8 coeurs/16 threads associé à un GPU Nvidia Quadro P5200, jusqu’à 128 Go de mémoire et 22 To de stockage. Le châssis massif de 17,3 pouces intégrant un écran Full HD 120 Hz ou 4K 60 Hz qui pèse 4,14 kg une fois la configuration installée.
Quelle évolution de l’IBM 360 au système Summit, le plus puissant du monde !
Voici, après ce préambule, ce qu’écrivait Polen Lloret, le 8 juin 1972, pour le journal Le Monde.
Un marché en cours de formation : LES ORDINATEURS D’OCCASION
L’INFORMATIQUE est une industrie jeune. Aussi ne s’est-on guère posé, jusqu’à présent, la question de savoir ce que deviendraient les » vieux » ordinateurs. Pourtant, un marché de l’ordinateur d’occasion est en train d’apparaître, et la façon dont il s’organisera sera lourde de conséquences. Pour l’instant, les contours de ce marché restent très flous. Mais il est soumis à un certain nombre de règles, très différentes, par exemple, de celles qui s’appliquent à l’automobile, et qui permettent dans une certaine mesure de prévoir les développements à venir.
La notion d’ » ordinateur d’occasion » demande quelques éclaircissements, car le terme, à vrai dire, prête un peu à confusion. Il suggère que l’ordinateur est un matériel qui s’use, comme un appareil mécanique, et qui a une durée de vie limitée. Cela se traduirait par une dépréciation progressive, qui justifierait qu’on revende l’ordinateur à un prix inférieur à celui auquel on l’a acheté. Or rien n’est plus faux. Un ordinateur, comme tout appareil électronique, ne s’use pas S’il est convenablement entretenu, il peut rendre service pendant dix ou vingt ans sans qu’on ait à remplacer systématiquement tel ou tel organe. La » valeur d’usage » de la machine est toujours la même, et les constructeurs le savent bien, qui louent leurs matériels toujours au même prix, qu’il s’agisse d’une première installation chez le client ou d’un ordinateur repris à un client et affecté à un autre.
Mais qu’est-ce alors qu’un ordinateur d’occasion ? La définition la plus concise semble bien être la suivante : c’est un ordinateur qui est la propriété de son utilisateur, et dont celui-ci cherche à se défaire parce qu’il est devenu démodé. Cela demande quelques explications et quelques nuances.
Être propriétaire de son ordinateur
L’ordinateur doit être la propriété de son utilisateur : cela semblerait aller de soi dans un domaine autre que l’informatique. Mais il faut savoir que les ordinateurs sont, d’une manière générale, loués et non pas achetés par les utilisateurs. Le pourcentage des locations dépasse 90 % en Italie et en France, 80 % en Allemagne fédérale, 60 % aux États-Unis. Deux pays seulement semblent portés vers l’achat des ordinateurs : la Grande-Bretagne, où 50 % du parc est la propriété des utilisateurs, et la Suisse (80 %) Cela résulte de facilités particulières dont les investisseurs bénéficient dans ces pays. On conçoit donc que si un marché de l’ordinateur d’occasion s’établit, le flux des échanges se fera préférentiellement de ces pays (et aussi des États-Unis, où le pourcentage des ordinateurs achetés est relativement élevé) vers les autres Mais en tout état de cause, le marché de l’ordinateur d’occasion ne peut porter que sur une part assez faible (10 % à 20 %, tout au plus) du parc des » vieilles machines » en service. A moins qu’un bouleversement des pratiques commerciales n’intervienne entre-temps.
Cela dit, pourquoi le possesseur d’un ordinateur ancien certes, mais pas usé, comme nous l’avons vu, se débarrasserait-il de sa machine pour en acheter une neuve qui ne lui apporterait rien de plus, si ce n’était les désagréments d’un déménagement ? Question de bon sens dont la réponse est simple : parce qu’il existe maintenant sur le marché des machines d’une génération plus récente qui, pour le même prix que les anciennes, offrent des performances accrues en principe de plus de 20 % (vitesse de calcul par exemple). C’est notamment le cas pour les matériels I.B.M., dont les machines de la série 370, annoncées en 1970, viennent maintenant » concurrencer » les machines plus anciennes de la série 360. La situation est analogue chez les autres constructeurs.
En résumé, un ordinateur d’occasion n’est pas un ordinateur usé : c’est un ordinateur de l’ancienne génération dont le propriétaire veut se défaire pour en acheter un dont le rapport performances/prix est meilleur. Et c’est là, essentiellement, que se trouve la raison de dépréciation de l’ordinateur ancien, qui devient ainsi ordinateur d’occasion. Le mécanisme est donc, dès le départ, complexe, et au moins triangulaire. Il faut se garder de croire, en effet, que tout se passe conformément à la loi de l’offre et de la demande qui s’instituerait à l’abri de toute influence extérieure entre possesseurs d’anciens ordinateurs et clients potentiels : les constructeurs, qui possèdent plus de 80 % du parc et le louent, maîtrisent en fait la situation, et ne la laisseront évoluer librement que si elle ne menace pas trop leurs intérêts. Cependant, ils n’ont pas les coudées totalement franches, soit parce qu’il leur faut prendre garde à ne pas déséquilibrer le marché en concurrençant trop leurs anciennes machines par les nouvelles, soit parce qu’ils sont tenus en respect par les lois anti-trusts aux États-Unis (I.B.M. en particulier). Et cela crée des distorsions dont peuvent profiter des sociétés capables d’acheter des ordinateurs aux uns et de les revendre aux autres. Ainsi se crée un marché de l’ordinateur d’occasion indépendant dans une certaine mesure de l’emprise des constructeurs.
L’offre et la demande
Pour que se constitue un tel marché, il faut que les diverses parties y trouvent un intérêt. Comment se pose le problème du point de vue financier ? Et dans quel contexte ce marché se développera-t-il, au départ tout au moins ?
L’ordinateur est une machine coûteuse, dont le prix d’achat est généralement de plusieurs millions de nos francs actuels. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup d’entreprises, et notamment celles qui n’ont pas une vue très claire de ce que seront leurs besoins dans quatre ou cinq ans, préfèrent recourir à la location, qui leur offre une plus grande souplesse. Mais, en contrepartie, c’est une solution coûteuse. En effet, on estime qu’avec les tarifs de location actuels un ordinateur est amorti en quatre ans (point de vue du constructeur), ce qui, présenté d’une autre façon, signifie que l’utilisateur aurait intérêt à acheter la machine s’il était sûr de s’en servir pendant quatre ans ou plus. C’est un raisonnement de cet ordre qui conduit certains utilisateurs à acheter leurs ordinateurs.
Mais quelle raison aura donc l’acheteur de se séparer de sa machine ? On le conçoit très bien, dans le cas général. Ayant réalisé son » plan de quatre ans « , ou même plus, il est déjà rentré dans ses fonds, si on compare à la solution qui aurait consisté à louer l’ordinateur. Mais il reste propriétaire de ce dernier, et on comprend que s’il trouve preneur, ne serait-ce qu’à 40 % du prix d’origine (c’est le cas de la plupart des transactions), cela représente pour lui une rentrée d’argent pour ainsi dire inespérée, ce qui facilitera d’autant l’achat d’une nouvelle machine, plus efficace. Et le cycle pourra se répéter tous les quatre ou cinq ans… à moins que les conditions du marché n’aient changé d’ici-là.
Mais quelles sont les motivations d’un acheteur de machine d’occasion ? La démarche est ici plus complexe, car cet acheteur, avant de prendre sa décision, se sera trouvé devant tout un éventail de solutions. Il y a la solution de la location pure et simple, mais l’intéressé y aura probablement renoncé, la trouvant trop onéreuse à terme. Il aura été tenté par une autre formule de location que lui proposent, non plus les constructeurs eux-mêmes, mais les sociétés de » leasing « . On sait en effet que certaines sociétés ayant une assise financière solide achètent des ordinateurs aux constructeurs pour les louer ensuite à des clients. Les tarifs pratiqués sont légèrement inférieurs à ceux des constructeurs (de l’ordre de 10%), car ces sociétés, moins » gourmandes « , acceptent d’amortir leurs machines sur plus de quatre ans, ce qui ne les empêche pas de faire des bénéfices importants. Le client trouve donc un intérêt à l’affaire, mais ses rapports avec la société de » leasing » ne sont pas essentiellement différents de ce qu’ils seraient avec le constructeur.
Ayant fait le tour de ces solutions, le client potentiel sera persuadé que s’il pouvait acheter un ordinateur à 40 % de son prix d’origine, il y trouverait son compte, mais encore une fois, ce raisonnement ne peut être tenu que par un utilisateur qui a quelques moyens financiers, qui sait ce qu’il veut faire de son ordinateur pendant les quatre ou cinq prochaines années, et qui n’est pas trop sensible à la gloriole qu’apporte le fait d’avoir une machine » à la page « . Il s’agit donc d’un utilisateur » majeur » et déjà expérimenté, tout comme celui qui, ayant acheté un ordinateur (de première main, celui-là), s’apprête à le lui revendre Et en effet, on constate que les transactions concernant les matériels de seconde main ont lieu de manière très générale entre utilisateurs qui n’en sont pas à leur premier ordinateur.
Mais pour que se crée un véritable marché de l’ordinateur de seconde main, il ne suffit pas qu’il existe d’une part des vendeurs potentiels, et de l’autre des clients potentiels. Il faut qu’ils soient mis en rapport et que se crée une » cote » de l’ordinateur d’occasion C’est ici qu’apparaissent un certain nombre de sociétés spécialisées, dont le nombre devrait aller croissant dans l’avenir.
Le phénomène a pris naissance aux États-Unis, où on dénombre une centaine de sociétés effectuant ce type de transactions, dont dix ayant réellement pignon sur rue. Au total, en 1970, le chiffre d’affaires dans ce secteur a été de 50 millions de dollars environ, ce qui représente des transactions portant sur plus de cent ordinateurs. En Europe, le mouvement ne fait que commencer et, pour l’année 1970, le chiffre d’affaires n’a été que 3 millions de dollars (une dizaine d’ordinateurs environ). Une société française, PROMODATA, deux sociétés britanniques (Computer Research Brokers et Computer Time and Hardware Brokers), une société allemande (Computer GmbH) et une société suisse (Boothe Computer) exercent une activité qui s’étend au-delà des frontières de leur pays. D’une manière générale, cette activité consiste à acheter des ordinateurs dans les pays où on trouve un fort pourcentage de propriétaires (Suisse, Grande-Bretagne, États-Unis) et à les revendre dans ceux où la location est beaucoup plus répandue. Mais, si la revente s’avère difficile (précisément à cause des habitudes nationales dans ce domaine), ces sociétés sont amenées à louer le matériel qu’elles ont acheté. On n’est donc pas loin du » leasing « , à ceci près qu’il porte sur du matériel de seconde main (mais la nuance est subtile…) et que les tarifs peuvent être nettement plus bas, par exemple 25 % de moins que la location faite directement chez le constructeur.
Les » cinq grands » de l’ordinateur d’occasion en Europe, que nous venons de mentionner, n’en sont, à vrai dire, qu’à leurs débuts. PROMODATA, par exemple, a effectué, en 1971, des transactions portant sur une dizaine d’ordinateurs. Mais on prévoit que, en Europe, ce marché se développera au rythme de 25 % par an. Cela ne manquera pas de susciter un certain nombre de sociétés spécialisées dans ce domaine, et on voit même apparaître des » francs-tireurs » qui, opérant au coup par coup, se satisfont volontiers d’une transaction par an.
Il faudrait pourtant se garder de croire que la profession de » courtier » en ordinateurs d’occasion est une occupation de pur intermédiaire, ne nécessitant que de la débrouillardise, des relations et un bureau équipé du téléphone. La société qui revend un ordinateur doit avoir la compétence technique qui lui permet de savoir si l’ordinateur est au dernier standard, tant en ce qui concerne le matériel que le software (les constructeurs émettent périodiquement des avis de modifications que les clients sont invités à appliquer). Elle doit faire un minimum d’analyse du problème du futur acquéreur, pour lui éviter trop de déboires. Surtout, il faut que cet acquéreur soit assuré d’un service de maintenance et d’après-vente satisfaisant. Il se trouve que le principal constructeur, IBM, assure la maintenance de tous ses matériels (moyennent finance, naturellement), quelle que soit la manière dont ils sont parvenus dans les locaux de leur utilisateur. Et c’est un point capital car, dans le cas contraire, on imagine mal quelle société pourrait assurer ce service, tant est lourde l’infrastructure qu’il faudrait, dans ce cas, mettre en place.
Le passé est vraiment imprévisible !
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