Trois mois déjà, dans quelques jours, que les attentats de janvier ont bouleversé le monde entier. Le débat sur la liberté d’expression, sur ses limites, sur le blasphème, sur la possibilité ou non de caricaturer les croyances, est sans fin. L’historien Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, a analysé, au cours d’un entretien avec le journal Le Monde, ce qui se cachait derrière l’apparente unité du 11 janvier. « La mobilisation du 11 janvier, disait-il, était d’abord et avant tout lerassemblement d’une communauté d’effroi et d’interrogations. Ces événements ont permis de constater que l’union – dont tout le monde a parlé lors du 11 janvier – n’existait pas. Toute une partie de la population française ne s’est pas retrouvée dans ces manifestations du 11 janvier composées essentiellement de citoyens parfaitement intégrés et au fait de l’actualité. Une partie du pays est restée en retrait. » « Ces manifestations, ajoutait –il, mettent en évidence la fracture entre une France impliquée et une France marquée par un sentiment d’abandon, submergée par les difficultés personnelles, qui se sent marginalisée. Une France qui s’est manifestée par le retrait. La République, ce n’est pas que des procédures et des lois. C’est aussi ces « institutions invisibles » que sont la confiance et la légitimité. Et plus encore des règles de civilité qui s’appellent respect, responsabilité, que la devise républicaine a réunies sous le terme générique de fraternité. »
Toute la France n’a pas pris part à la marche républicaine.
De nombreuses questions demeurent sans réponse. Quels projets communs avons-nous encore pour vivre ensemble en France, en Europe et dans le monde ? Comment réintégrer les « territoires perdus de la République ». L’Occident est-il encore un modèle de civilisation qui émancipe les individus ou connait-il une profonde crise des valeurs? Pourquoi cette grande religion, cette grande civilisation qu’a été l’islam associe –t-elle son nom, contre son gré, au terrorisme et à une forme épouvantable du totalitarisme ?
Dans nos institutions, produit de notre histoire, l’homme est au-dessus de Dieu qui relève du strict domaine de la foi privée. Ce n’est pas une règle universelle. Dans près d’un pays sur deux (47 % – étude du Pew research center de 2011), le blasphème, l’apostasie, l’insulte ou la critique de la religion, sont pénalisés ; les sanctions peuvent aller jusqu’à la peine de mort au Pakistan et en Iran et à l’emprisonnement en Egypte, en Arabie Saoudite ou en Indonésie.
La liberté d’expression, telle que nous la concevons, est une victoire de la démocratie sur le totalitarisme. Le « premier amendement » de la Constitution américaine et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ont, en leur temps, consacré cette victoire qui pourtant apparait toujours fragile, précaire. Les religions et les fanatismes remettent régulièrement en cause ce droit ou réclament que des limites soient fixées. Dans un Etat de droit, il n’y a pas de liberté sans lois et il n’y a pas de loi sans limites. La liberté absolue n’existe pas. La diffamation, les menaces de mort, les incitations à la haine raciale ou religieuse, le négationnisme, sont interdits dans tous les pays démocratiques.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est très claire à cet égard : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Les révolutionnaires n’évoquaient pas la morale qui relève de la conscience. C’est là tout le problème. Les tribunaux saisis ont donc la charge de juger des faits, des responsabilités. C’est ainsi que Charlie Hebdo a parfois était condamné. Dans le cas des caricatures de Mahomet, le journal fut relaxé.
On a le droit de craindre le radicalisme islamique, dont on constate les actes, comme on a le droit d’être antifasciste ou anticommuniste. Le droit de blasphémer, de choquer des consciences, c’est autre chose. Dans certains cas, même quand il s’agit d’un journal humoristique comme Charlie Hebdo, l’ordre public peut être déstabilisé. Le droit n’est donc pas suffisant. Le mot de Voltaire: « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. », non plus. Ce qui compte avant tout, c’est que l’ordre républicain s’impose à tous. Pierre Desproges l’avait fort bien résumé dans sa célèbre formule : « On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. » Les temps ont changé. Des chrétiens, mais aussi des musulmans, sont aujourd’hui persécutés par des fanatiques musulmans. Il faut donc une certaine retenue avant de se moquer des juifs, des chrétiens ou des musulmans. C’est une question de bon sens et de respect. Raphaëlle Bacqué écrivait dans le journal Le Monde du 21 février que « plusieurs dessinateurs contactés ont refusé de rejoindre la nouvelle rédaction de Charlie Hebdo. Il faut le comprendre. Faut-il pour autant en conclure que si les caricaturistes ont peur, c’est que les fanatiques ont gagné ? Non, ce n’est pas parce que la liberté d’expression est un combat qu’il faut provoquer et chercher la bagarre en permanence. Ceux qui l’affirment sont, eux aussi, à leur façon, des intégristes.
Est-il concevable, ou utopique, que la liberté d’expression respecte les croyances et la dignité des autres dans une éthique de responsabilité ? Le philosophe et professeur à l’École des hautes études en sciences sociales, Pascal Engel, par exemple, répond à cette question : « Limiter le droit de moquer, comme l’exigent les nouveaux censeurs, c’est renoncer à l’universalisme au profit du relativisme. » Certes, mais la Société n’y comprend plus rien ; elle a perdu ses repères. Comment, dans ces conditions, éduquer les enfants, alors que les intransigeances sont de plus en plus exacerbées ? « J’ai le droit de dire ce que je veux, mais j’ai aussi le droit de ne pas être attaqué dans mes croyances », entend-on souvent. Le débat est donc loin d’être clos. Le problème n’aurait-il pas de solution ? Je ne supporte pas la violence des islamistes djihadistes mais je ne suis pas Charlie pour autant. Si la question ne trouve pas un minimum de clarification, il faut s’attendre au pire dans les années à venir. La radicalisation des positions ne fera que s’accentuer avec la montée des partis d’extrême droite en Europe et de l’islamophobie. Affirmer, comme le font certains, que nous sommes engagés dans une guerre de civilisation, ne constitue pas une contribution à la concorde, mais participe de la tendance à l’éloignement du monde arabo-musulman de l’Occident qui ne peut conduire qu’à des catastrophes.
Les réseaux sociaux, bouillon de culture de la radicalité, de la haine, du nihilisme, et du racisme, poussent à la violence. Pour y remédier, des systèmes de médiation tentent tant bien que mal d’organiser une démocratie directe qui concilie liberté et interdiction. Ce n’est pas simple. Le « printemps arabe » n’aurait peut-être pas été possible sans Facebook et le Web. Mais, les mouvements terroristes aussi excellent dans l’art d’utiliser Internet.
Les intellectuels, les religieux, ne parviennent pas à contrebalancer cette évolution. Comment convaincre, gagner les esprits, faire en sorte que la phrase qui figure dans la Convention de création de l’Unesco en novembre 1945 : « que les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix », prenne enfin tout son sens ?
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