Dans la période troublée que connaît actuellement notre pays, il est intéressant de se remettre en mémoire ce que le général de Gaulle pensait des partis politiques et de leurs pratiques. Dans son discours de Bayeux, le 16 juin 1946, prononcé quelques mois après sa démission, le 20 janvier 1946, le Général a exprimé ses convictions sur les institutions dont la France devait se doter. Par la suite, il eut, à plusieurs reprises, l’occasion de dire ce qu’il pensait du rôle des partis.
Quelques citations :
» Hélas ! On n’aura pas attendu longtemps pour voir l’État, livré aux partis, s’enliser dans l’impuissance. » (13 février 1949.)
» Avant que la nation soit dans le monde à la place voulue, il lui faut d’abord se rénover à l’intérieur. Bien entendu, les étroites chapelles que sont aujourd’hui les partis veulent à tout prix s’y opposer. » (6 mai 1951.)
» Une fois le péril passé les partis réapparurent. Tout se trouva remis en cause. » (6 mai 1953.)
» Quand j’ai vu que les partis avaient reparu, comme les émigrés d’autrefois, qui n’avaient rien oublié, ni rien appris, et que, par conséquent, il m’était devenu impossible de gouverner comme il faut, eh bien ! Je me suis retiré. » (19 mai 1958.)
Le 15 décembre 1965, au cours d’un entretien télévisé avec Michel Droit, le journaliste de l’ORTF, le Général s’est longuement exprimé sur ce sujet. Il a rappelé qu’en 1958, « il avait mis un terme au régime des partis, afin que la République, l’État, ne soit plus à la discrétion des partis. Il avait mis en garde, « Si malgré les termes, malgré l’esprit des nouvelles institutions, les partis se réemparent des institutions, de la République, de l’État, alors, évidemment, rien ne vaut plus. Si, par le détour de l’élection du président de la République au suffrage universel, ils manigancent de rendre l’État à la discrétion des partis, la France sera à nouveau en danger. La France fonctionne bien grâce à un chef d’État qui n’appartient pas aux partis ; qui n’est pas délégué par plusieurs d’entre eux, ni même, à plus forte raison, par tous ; qui est là pour le pays ; qui a été désigné sans doute par les événements, mais qui, en outre, répond à quelque chose qui est commun à tous les Français, par-dessus les partis, et qui est leur intérêt commun, leur intérêt national. C’est comme cela que la Constitution marche depuis 1958. Si à la place de ce chef d’État, qui est fait pour empêcher que la République ne retombe à la discrétion des partis, on met un chef d’État qui n’est qu’une émanation des partis, alors, je vous le répète, on n’aura rien fait du tout et tout ce que l’on aura écrit dans la Constitution ne changera rien à rien, on en reviendra à ce qui était avant, avec peut-être quelque forme légèrement différente, mais on en reviendra au gouvernement – si tant est que l’on puisse l’appeler comme cela – des partis, et ce serait, j’en suis sûr, comme j’en ai toujours été sûr, une catastrophe nationale. »
Le passage suivant de cet entretien est célèbre : » Il y a, pour ce qui est de la France, ce qui se passe dans une maison : la maîtresse de maison, la ménagère, veut avoir un aspirateur, elle veut avoir un frigidaire, elle veut avoir une machine à laver et même, si c’est possible, une auto : cela, c’est le mouvement. Et, en même temps, elle ne veut pas que son mari s’en aille bambocher de toute part, que les garçons mettent les pieds sur la table et que les filles ne rentrent pas la nuit : ça, c’est l’ordre. La ménagère veut le progrès mais elle ne veut pas la pagaille, eh bien ! C’est vrai aussi pour la France. Il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille.
» Or, le régime des partis, c’est la pagaille. Évidemment, on l’a vécu avant la Première Guerre mondiale, pendant longtemps cela allait cahin-caha. À ce moment-là on ne risquait pas grand-chose. À l’intérieur, on était très riche : je ne parle pas de tous les Français, bien entendu, il s’en faut, mais je vous parle de l’ensemble de ce que l’on appelait » la société « , qui était très riche. (…) Il y en a qui disaient que c’était la » Belle Époque « . Bien sûr ! On ne se transformait pas, on n’évoluait pas ! D’autres devenaient de grands pays industriels, comme l’Allemagne, l’Angleterre, qui avaient commencé avant tout le monde, les États-Unis qui avaient entrepris leur essor. Nous, nous restions, cahin-caha, comme nous étions. Et puis alors, au-dehors, on ne risquait pas grand-chose non plus, bien sûr ! Il y avait la menace allemande à l’horizon pour le cas où… mais il y avait l’alliance russe, et puis, après, il y a eu l’Entente cordiale, enfin, ça allait comme cela.
» Puis, il y a eu 1914 : désastre initial, auquel nous avons échappé par une chance inouïe, par un sursaut du tréfonds national qui nous a permis de nous en tirer. Dieu sait d’ailleurs avec quelles pertes ! Et encore de nous en tirer en 1914-1915 grâce au » pouvoir personnel du père Joffre, et puis, en 1917-1918, à la fin, où ça devenait dramatique et infiniment grave de nouveau, grâce au » pouvoir personnel » de Clemenceau ! Mais, dans l’intervalle, qu’est-ce qu’ils avaient fait, les partis ? Ils n’avaient rien fait ! Ils renversaient les ministères comme à l’habitude, ils renversaient le ministère Viviani, puis le premier ministère Briand, puis le deuxième ministère Briand, et puis le ministère Ribot, et puis le ministère Painlevé, et allez donc ! Voilà ce qu’ils faisaient les partis !
» Entre les deux guerres, après qu’on eut liquidé Clemenceau – que les partis eurent liquidé Clemenceau -, il y a eu alors ce qu’on sait, c’est-à-dire un régime de médiocrité, un régime d’impuissance où le désastre se dessinait à l’horizon sans qu’on fît en réalité rien pour l’empêcher. Entre M. Clemenceau et M. Paul Reynaud, c’est-à-dire de 1920 à 1940, on a eu quarante-sept ministères en vingt ans. Voilà le régime des partis ! Alors, naturellement, on a été battus, écrasés en 1940. On n’avait rien préparé, on était divisés par les partis, on n’avait pas les armes nécessaires. »
À Michel Droit qui explique que M. Mitterrand se présente comme le candidat unique de la gauche, le candidat des partis » qui en 1936 formaient le Front populaire « , le Général répond :
» Vous me parlez actuellement d’un candidat du Front populaire. Hélas ! Moi j’ai connu le Front populaire. Je vous dirai même qu’à cette époque-là, c’était en 1936, j’avais quelques idées sur la nécessité de rénover notre défense nationale, et je crois bien que l’expérience a prouvé que si on m’avait écouté on aurait évité le désastre et on aurait probablement tué l’entreprise de Hitler dans l’œuf avant même qu’elle ne pût s’étendre. Enfin, j’espérais un peu que ce mouvement du Front populaire, qui me paraissait être la nouveauté, la réforme, etc., allait effectivement s’emparer aussi de la défense. Eh bien ! Il m’a fallu bien déchanter, et finalement le régime du Front populaire, la majorité du Front populaire, la Chambre du Front populaire, le gouvernement du Front populaire, cela a fini par le désastre de Sedan, l’abdication de la République et la capitulation devant l’ennemi. Du reste, je me hâte de vous dire que, si au lieu d’être ce gouvernement du Front populaire, c’est-à-dire des partis du Front populaire, ç’avait été le gouvernement des autres partis, des partis conservateurs, ç’aurait été probablement la même chose. Les partis ne peuvent pas conduire la France, c’est trop dur, et c’est pourquoi d’ailleurs, après mon retour, en 1945, quand les partis ont reparu, tous contre moi, bien entendu, moi parti, ils n’ont plus rien fait du tout, excepté vingt-trois crises ministérielles, dont j’ai parlé samedi dernier, et puis c’est tout.
» Alors, vous me dites : » Le personnage que vous citez, il est le candidat de la gauche. » Mais pas du tout ! Il est aussi le candidat de la droite. Je ne vous l’apprends pas, il est le candidat des partis. Voilà la vérité ! Car tous les partis sont d’accord pour que de Gaulle s’en aille. Naturellement, car de Gaulle, une fois au loin, eh bien ! Ils reprennent leurs jeux et leur régime, quand même ils ont été obligés de passer par le détour de l’élection du président de la République au suffrage universel, c’est-à-dire de la désignation de l’un d’entre eux, de leur homme, à la présidence de la République, ce qui fait que nous reviendrons directement au régime que nous avons connu et qui nous a coûté Dieu sait combien ! Voilà ce que je peux vous dire. «
Quand, enfin, Michel Droit demande au Général de s’expliquer sur le sens qu’il faut donner à » Moi ou le chaos « , le Général lui répond : » Comme vous l’avez remarqué, je n’ai pas dit : » Moi « , et je n’ai pas dit : » Le chaos. » J’ai dit, et je répète ceci : s’il devait arriver le 19 décembre que le peuple français décidât d’écarter de Gaulle, c’est-à-dire, tranchons le mot, de renier ce qui est une partie de son histoire, et, je le crois, excusez-moi, encore aujourd’hui, pour le moment, une nécessité nationale ; si le peuple français en décidait ainsi, je suis convaincu que le régime des partis revenant, ainsi que je l’ai expliqué tout à l’heure, ce serait pour le pays un immense malheur. J’ai dit pourquoi et je ne vois pas, encore une fois, qu’il puisse en être autrement dès lors que, moi parti, ceux que nous savons, les fractions que nous savons, reviendraient, maîtres de l’État et de la République. Alors on dit : » Oui ! Mais et votre succession ? Parce que ça ne pourra pas durer toujours ! » Je suis le premier à savoir que cela ne durera pas toujours.
» Eh bien ! Ma succession, pour le moment, n’est pas ouverte, à moins, naturellement, que le peuple français, encore une fois, l’ouvre lui-même dimanche prochain. Sinon, elle n’est pas ouverte et, par conséquent, pour un temps dont je n’apprécie pas la durée, il sera possible à l’actuel président de la République de le demeurer. Mais, naturellement, un jour viendra, un peu plus tôt, un peu plus tard, où ce ne sera plus le cas, et où de Gaulle disparaîtra. Sa succession sera donc ouverte. Que se produira-t-il alors ? Que doit-il se produire ? Le même débat que nous vivons aujourd’hui se reproduira alors. Si, alors, le peuple français revient aux mêmes combinaisons, au même système, aux mêmes fractions, dont nous avons longuement parlé tout à l’heure, c’est-à-dire au régime des partis, ce n’aura été que reculer pour moins bien sauter.
» Si, au contraire, le peuple français demeure, au moment de l’élection de mon successeur, fidèle à la ligne qu’il a tracée, à mon appel, et qui est celle d’un chef de l’État qui n’appartient à personne, excepté à la France, et qui n’est là pour servir personne, excepté la France et les Français, ce personnage-là – ce n’est pas le même que celui dont j’ai parlé tout à l’heure, – ce personnage-là étant accompagné de tous ceux, et ils sont nombreux, qui pensent de même, et de tous ceux qui, peut-être, d’ici là, viendront se joindre à eux. Alors je crois que l’avenir a les plus grandes chances d’être assuré. Bien sûr, mon successeur ne fera pas comme moi. Il n’aura pas, comme j’ai dit à certaines occasions, la même » équation personnelle « . Il fera comme il pourra. Il fera comme il voudra. Il ne fera pas pareil, mais, pour l’essentiel, qui est de n’appartenir encore une fois qu’au pays tout entier, il pourra le faire et, s’il le fait, je crois que la République doit durer et la France aussi. La question est là. «
Pour conclure, s’adressant directement aux électeurs, le Général ajoute :
» Françaises, Français, vous avez assisté à notre dialogue. Eh bien ! C’est votre affaire ce qui va se passer dimanche et ce qui se passera plus tard. Je n’ai jamais servi que votre affaire, et, aujourd’hui et demain, je ne suis là que pour cela. Après moi, il vous appartient de suivre la même ligne que nous avons tracée ensemble depuis 1958 et de la suivre franchement. Cela vous appartient et appartient en particulier à vous, jeunes Français, qui n’avez pas encore été mêlés à tout cela, je parle des micmacs dont nous avons parlé longuement tout à l’heure, et dont je souhaite ardemment que vous ne vous en mêliez pas, que vous considériez votre chose qu’est le pays tout entier, la France, et que vous marchiez droit, comme, je crois, j’ai marché droit à la tête de la République et de la France, depuis quelque vingt-cinq ans.
» Voilà ce que je peux dire. Du reste, quoi qu’il arrive, j’aurai rempli mon destin, j’aurai fait mon service, et, si j’ai été assez heureux pour rendre à la France ce service-là d’avoir fait avec elle, mis en route avec elle et fait accepter par elle un régime nouveau, un régime d’action, un régime de réalisation, un régime de cohésion, alors, j’aurai rempli ma vie. Voilà ce que je peux vous dire. «
L’article 4 de la Constitution précise que :
Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.
Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation.
À méditer avant que le 7 juillet prochain, la France ne devienne ingouvernable !
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