La vie de Tamerlan, racontée par René Grousset et résumée sommairement dans mon précédent article, donne une idée de ce que peuvent être les rêves de Abou Bakr al-Baghdadj, autoproclamé calife le 29 juin 2014 et qui prétend être le successeur de Mahomet, sous le nom d’Ibrahim. A la fois salafiste, djihadiste, panislamiste, anti-chiite, anti-occidentaliste, il s’est fixé pour but d’établir un califat dans l’ensemble du monde musulman et d’y instaurer la charia. Il rêve aussi, sans doute, de laisser dans l’histoire la trace d’un Tamerlan. Sa stratégie, son organisation, sont modernes, efficaces et donc très différentes de ce qu’étaient celles des talibans et d’Al-Qaïda. Son organisation décentralisée, avec des groupes « franchisés » qui ont fait allégeance, opère dans de très nombreux pays. Il prétend avoir constitué un Etat, « l’Etat islamique », et contrôler un territoire grand comme la moitié de la France.
« L’État islamique » n’étant pas reconnu par la communauté internationale, le gouvernement français a adopté le terme de « Daech » ou « Daesh » pour le qualifier. C’est un terme péjoratif, utilisé à l’origine par le journal Al Arabiya et les opposants à l’État islamique. Nombreux sont ceux qui considèrent que l’organisation d’al-Baghdadi n’est pas un Etat et qu’il n’a en rien un caractère islamique, mais le terme de Daech est controversé.
Dans le monde musulman, des voix se sont élevées pour déclarer « nulle et non avenue, et sans aucun sens … la proclamation du califat. Le président de l’Union internationale des savants musulmans (oulémas), membre de la confrérie des Frères musulmans a déclaré que l’État islamique « viole la charia ». Il a rappelé que le titre de calife doit être « accordé par la nation musulmane entière » et « un groupe connu par ses atrocités et ses vues radicales ne sert pas le projet islamique ». Le Grand Mufti de l’Arabie saoudite dénonce « les idées d’extrémisme, de radicalisme et de terrorisme » des djihadistes de l’État islamique, rappelle que « les musulmans sont les principales victimes » de leurs exactions et que ces terroristes sont « l’ennemi numéro un de l’islam ». Les faits ne sont cependant pas aussi simples, l’Orient est compliqué…
Les relations de ce qu’il est donc prudent d’appeler « l’Organisation de l’État islamique (OEI) avec le monde musulman et en particulier avec Al-Qaïda, dirigé, depuis la mort d’Oussama ben Laden par Ayman al-Zaouahiri, sont ambiguës. Il semble que les deux mouvements soient devenus rivaux. Le Front al-Nosra, une branche de l’État islamique d’Irak en Syrie, par exemple, a annoncé à la fois sa fusion avec l’EI et renouvelé son allégeance à Ayman al-Zaouahiri, le penseur d’Al-Qaïda. Comprenne qui pourra !
Al-Baghdadi considère que son organisation est un État indépendant qui ne doit prêter allégeance ni à Al-Qaïda, ni à aucun autre mouvement islamique et que, d’ailleurs, les buts de guerre ne sont pas les mêmes. L’ennemi principal, pour « l’Organisation de l’État islamique » (OEI), est le chiisme et particulièrement le pays qui le représente, l’Iran. La guerre, entre les différents mouvements, est quotidiennement une lutte à mort, comme au temps de Tamerlan qui ne supportait aucune opposition.
Cet état de fait, ce rapport de force, explique que le 29 juin 2014, premier jour du ramadan, « l’État islamique en Irak et au Levant » ait annoncé l’établissement d’un califat et proclamé l’émir Abou Bakr al-Baghdadi, calife sous le nom d’Ibrahim. Pensant prendre les autres mouvements de vitesse, Al-Baghdadi a affirmé ce jour-là être le successeur des précédents califes ; le dernier ayant disparu en 1924 avec le démantèlement de l’Empire ottoman. De ce jour, « tous les musulmans du monde ont le devoir de prêter allégeance au nouveau calife Ibrahim (…) de rejeter la démocratie, la laïcité, le nationalisme, les autres ordures de l’Occident (sic) et de revenir à la religion musulmane, c’est-à-dire salafiste.
L’occupation, par « l’Organisation de l’État islamique » (OEI), d’une partie importante de l’Irak et de la Syrie, est une réalité dont la communauté internationale a tardé à prendre conscience. L’OEI, par l’intermédiaire de ses cellules dormantes ou « franchisés » est présente dans le sud de la Turquie, au Liban, en Jordanie, à Gaza, dans le Sinaï, en Indonésie, et même en Arabie saoudite. Les épouvantables exécutions d’otages, de juifs et de caricaturistes sont avant tout destinées à montrer la puissance et les ambitions de l’OEI ainsi que sa prééminence sur les autres mouvements armés djihadistes salafistes. Abou Bakr al-Baghdadi veut clairement être le « chef de tous les musulmans dans le monde ».
Il faut bien comprendre que c’est l’histoire de la religion musulmane qui se poursuit sous nos yeux et que cette histoire nous concerne et n’est pas à la veille de se terminer. A l’annonce du califat de l’OEI, AQMI a déclaré « vouloir un califat », l’Émirat islamique d’Afghanistan et l’Émirat islamique du Caucase aussi. Au Nigeria, Boko Haram, par la voix d’un de ses principaux représentants, apporte son soutien à la fois à Abou Bakr al-Baghdadi, à Ayman al-Zaouahiri, et au Mollah Omar, chef des Talibans. Que le meilleur gagne !
En Libye, le groupe Majilis Choura Chabab al-Islam, très actif, a prêté allégeance à l’Organisation de l’État islamique. Aux Philippines, Abu Sayyaf et les Combattants islamiques pour la liberté de Bangsamoro, ont fait allégeance à l’OEI. Le Tehrik-e-Taliban Pakistan a annoncé qu’il apportait son soutien à Abou Bakr al-Baghdadi. Ansar Bait al-Maqdis, le puissant groupe armé djihadiste égyptien, présent dans le Sinaï, a prêté allégeance à l’OEI. Il est inutile de poursuivre l’énumération, la liste, connue, des groupes djihadistes qui rallient cette organisation islamiste est longue et très inquiétante. Nous ne sommes plus au temps de Tamerlan, les armes, les moyens de communication, les moyens financiers, ont changé d’échelle, mais les buts de guerre sont les mêmes : Imposer une dictature par la force et par la terreur, sous le prétexte d’islamiser le monde …pour son bien !
Pendant que la coalition réfléchit, accentue les frappes, menace, discute, l’Organisation de l’État islamique agit, menace ses opposants de mort, de décapitation, de crucifixion, d’amputation des bras ou (et) des jambes. La charte en vigueur à Mossoul, par exemple, interdit l’alcool, le tabac et les drogues, les manifestations publiques contraires à l’islam. L’Organisation de l’État islamique promet, comme en Afghanistan, la destruction des statues édifiées avant l’avènement de l’islam, les femmes ne peuvent sortir que vêtues d’un niqab et accompagnées d’un membre de leur famille. Dans les territoires qu’il contrôle, l’OEI a interdit des cours d’histoire, de philosophie et de chimie. L’enseignement de la théorie de l’évolution et la biologie moderne sont prohibés, sous prétexte « d’éliminer l’ignorance », au profit des « sciences religieuses ». Comme le faisaient les Frères musulmans, depuis longtemps, l’Organisation de l’État islamique fait du social, s’occupe des populations. Elle distribue de l’essence, de la nourriture aux habitants et annonce qu’elle va frapper de la monnaie sous forme de pièces d’or, d’argent et de cuivre, comme le fait un Etat…
Dans le nord de l’Irak, les chrétiens, les Turkmènes, les Shabaks et les Yézidis ont été victimes d’exactions. Ceux qui refusaient de se convertir à l’islam ou de payer le djizîa devaient quitter la ville faute de quoi ils seraient mis à mort. Ce fut l’exode de nombreux chrétiens en direction de Dahuk et Erbil, dans le Kurdistan irakien. Les édifices religieux furent détruits. Il y a quelques jours, les forces de l’Organisation de l’État islamique ont envahi la Bibliothèque centrale de Mossoul et le Musée. Elles ont détruit par le feu des centaines de manuscrits, d’œuvres antiques, de vieux journaux, des livres pour enfants, de poésie, de philosophie, de santé, de sport et de sciences à l’exception des livres qui se rapportent à l’islam.
Des milliers de femmes yézidies auraient été réduites à l’esclavage sexuel. Dans le califat, la femme n’est pas une citoyenne, mais une esclave domestique et sexuelle à la merci de son mari. Selon des témoignages, certaines femmes vendues portaient des étiquettes de prix sur les marchés de Raqqa et de Mossoul. L’ONU considère que ces faits sont susceptibles de constituer des « crimes contre l’humanité ».
Qu’est réellement Daech ? Une organisation terroriste, ennemi publique international numéro 1, qui, au nom d’une certaine conception de l’islam, recrute des militants et combattants du monde entier pour envahir des territoires et prospérer en semant la terreur.
Mardi dernier, ARTE a consacré un THEMA à « Daech, naissance d’un état terroriste. » Jérôme Fritel a enquêté sur l’émergence rapide de cette organisation, sa véritable puissance militaire et financière, ses liens avec les mafias locales… Le trésor de guerre de l’organisation est estimé à 2.000 milliards de dollars. Daech détient environ 60% de la production pétrolière syrienne et moins de 10% de la production irakienne. Le pétrole et le gaz représenterait respectivement 38% et 17% de ses revenus, revenus auxquels il faut ajouter les trafics en tous genres, rançons, extorsions de fonds et droits d’entrée sur leur territoire. Des réseaux de contrebande kurdes, jordaniens et turcs, qui existent depuis longtemps, écouleraient, à bas prix, le pétrole dont on ne peut identifier la provenance une fois qu’il est raffiné.
Cet excellent documentaire témoigne de la terreur exercée par cette organisation terroriste sur les populations, les moyens employés, le nettoyage ethnique. La conclusion sur les moyens de la combattre révèle surtout l’impuissance de l’Occident à aider le monde musulman à trouver lui-même la solution à un problème qui est, avant tout, son problème. Dans ce but, la Maison Blanche va demander au Congrès de lui accorder des pouvoirs plus étendus pour utiliser la force contre Daech en Irak et en Syrie. De son côté, l’armée irakienne s’apprête à lancer une offensive terrestre pour forcer l’OEI à se retirer des régions qu’elle occupe au nord et à l’ouest de Bagdad. Le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, a récemment déclaré que la coalition a mené depuis le mois d’août plus de 2 000 frappes en Irak et en Syrie, et permis ainsi de reprendre « un cinquième du territoire » à l’OEI, privant les terroristes islamistes de « l’utilisation de plus de 200 infrastructures gazières ».
Le THEMA s’est poursuivie avec l’excellent documentaire de Xavier Muntz : « Encerclés par l’Etat islamique ».
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