Guy Mollet, en son temps, a été un chef de gouvernement de gauche normal ! Il a exercé le pouvoir pendant seize mois, un record sous la IVe République. L’Histoire conserve de cet ancien professeur d’anglais du lycée d’Arras qui portait de grosses lunettes, une fine moustache, fumait des Meccarillos et parlait d’une voix métallique, le souvenir d’un homme politique qui a été beaucoup plus critiqué par ses amis que par ses adversaires. Les commentateurs de l’époque attribuaient sa pratique du pouvoir à son inexpérience et à son habileté tactique qui surprenaient souvent ses plus fidèles supporters. Bref, ses décisions ont souvent été déconcertantes. Ce fut notamment le cas, quand, en 1958, il accepta d’être ministre d’État du général de Gaulle ; une décision qui acheva de semer le trouble chez ses « camarades » socialistes.
Pour ceux qui n’ont pas vécu cette période, il faut dire que ce fut une des périodes les plus difficiles qu’ait jamais connues le parti socialiste. Les drames se succédaient. Des membres de la SFIO de l’époque parlaient de » socialisme trahi « . Des voix écoutées, comme celle de M. André Philip, refusèrent de se taire au nom de la conscience collective. L’action menée par le gouvernement de janvier 1956 à mai 1957, la politique économique conduite « au jour le jour, sans principe ni doctrine », l’expédition de Suez-Port-Saïd, la pacification en Algérie. « Trop, c’est trop » ! M. André Philip considérait que » Lorsque l’on combat tout à la fois contre un peuple entier et contre sa propre conscience, on ne peut pas gagner. «
Raymond Barrillon, dans Le Monde du 26 juin 1957, rapportait en ces termes le réquisitoire de M. André Philip : « Refusant toute indulgence à » un gouvernement qui se dit socialiste » tout en évoluant » de plus en plus vers un nationalisme cocardier petit – bourgeois et réactionnaire « , l’ancien député du Rhône est sombre et pessimiste lorsqu’il cherche à savoir comment on a pu en arriver là, et quelles sont les raisons profondes de ce qu’il appelle » le drame de la S.F.I.O. « . Son analyse tend à prouver que la section française de l’Internationale ouvrière est un parti qui vieillit et qui » s’embourgeoise « . La désaffection des jeunes à l’égard de la S.F.I.O. le préoccupait. M. André Philip en concluait que » les gens de la S.F.I.O. sont essentiellement des gens d’âge mûr, raisonnables, prudents, peu enthousiastes, lents à changer et à réagir… «
Raymond Barrillon écrivait que « Pour déçu qu’il soit par son parti et par son évolution récente, M. André Philip n’envisage pas pour autant de le quitter et pose en principe que » le dépassement nécessaire ne doit pas se faire par des scissions (dans la mesure où elles peuvent être évitées) mais par une série de rénovations internes des partis » […] Le dessein de M. André Philip de » remplacer l’esprit jacobin par un esprit fédéraliste européen » n’a rien qui puisse surprendre venant d’un militant de l’Europe aussi convaincu, mais reste trop vague pour tenir lieu d’un élément de programme. On en peut dire autant du conseil qu’il donne à chacun de » prendre individuellement ses responsabilités, d’approfondir sa pensée en remontant aux sources philosophiques ou religieuses de sa pensée politique « .
Le socialisme, et la gauche française tout entière, était alors en plein désarroi.
Un an plus tard, dans le même journal du soir, l’écrivain-journaliste François Mauriac écrivait : « Rendre justice – à MM. Mendès-France, Defferre, Mitterrand, – ne nous dispense pas d’être justes envers d’autres : je pense surtout à M. Guy Mollet que l’on accable, ces jours-ci, dans certains secteurs de la gauche, comme s’il avait fini de se perdre aux yeux des » purs « . Pour moi, qui ne lui fut pas tendre aux jours de sa puissance, je suis dans des sentiments très différents à son égard. L’investiture de Charles de Gaulle, si ce fut un mal, il en demeure en effet le premier responsable, car rien n’eût pu s’accomplir sans lui. Mais si l’Histoire devait enseigner un jour que le général de Gaulle en 1958 épargna la guerre civile à son pays, qu’il mit fin à la guerre d’Algérie, qu’il suscita autour de la France une communauté de nations libres, qu’en un mot, il restaura la République et fournit à la gauche les éléments d’un vaste parti travailliste, homogène et constructif […] L’Histoire devra reconnaître que Guy Mollet risqua son autorité et son prestige de chef socialiste et racheta d’un seul coup toutes ses erreurs, en préférant la patrie à lui-même. «
Au mois de septembre 1958, la scission devenue inévitable fut actée. MM. Édouard Depreux, Robert Verdier, Alain Savary, Mazier, Binot, Gouin, Arbeltier, députés ; Charles-André Julien, conseiller de l’Union française ; Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l’homme ; Badiou, maire de Toulouse ; Hauriou, André Philip, Mmes Mireille Osmin et Andrée Vienot, quittèrent la S.F.I.O pour créer ensemble le parti socialiste autonome le 13 septembre, à Issy-les-Moulineaux.
Depreux, qui en prenait la tête, condamnait violemment l’attitude de M. Guy Mollet, qui fut, disait-il, le premier à aller à » Canossa-les-Deux-Églises « , et la politique de M. Lacoste, qui a » incarné tout ce que j’ai juré de combattre en adhérant à la S.F.I.O. « . M. Édouard Depreux, dans sa déclaration, précisait que le parti socialiste autonome refuserait tout accord avec la » réaction capitaliste « , et avec » la droite la plus bête du monde, qui a quand même été assez intelligente pour faire faire sa politique par la S.F.I.O. « . Voilà ce qu’écrivait alors Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde.
Édouard Depreux, et ses amis, furent très vite rejoints par MM. Francis Perrin, commissaire à l’énergie atomique ; Marcel Roubault, directeur de l’École nationale supérieure de géologie appliquée à Nancy, Jean-Louis Bory, homme de lettres et un certain nombre d’intellectuels. Ils se réunirent un dimanche à Paris, salle Branting, préparèrent un manifeste qui précisait les raisons pour lesquelles ils avaient décidé de créer un autre parti socialiste et commencèrent à définir un programme destiné à rassembler les républicains désireux de continuer le combat contre la politique qui avait pris naissance dans le coup de force du 13 mai.
Le parti socialiste autonome est né le 13 septembre 1958 à Issy-les-Moulineaux. Il était devenu urgent de rassembler tous ceux – notamment les jeunes – qui, sans cela, auraient été perdus pour la gauche non communiste. L’élément de langage, que l’on ne dénommait pas encore ainsi était : « le retour aux sources » à l’appui de l’image popularisée par Jaurès, » c’est en allant vers la mer qu’un fleuve reste fidèle à sa source » et « En allant à l’idéal, nous comprenons le réel « . Près de soixante ans plus tard, Laurent Fabius ne manque pas une occasion de rappeler ces mots pour expliquer les décisions prises !
Pendant ce temps, M. Guy Mollet s’expliquait : » Je continue à penser que le général de Gaulle est le mieux placé pour faire prévaloir non pas sa politique en ce qui concerne l’Algérie, mais une politique très proche de la nôtre sur le plan humain et sur le plan libéral. » » Les libertés essentielles sont préservées dans la Ve République « . En réalité, il ne décolérait pas. » Soyez sereins, disait-il, parce que le parti se porte bien. Les voix socialistes nous sont restées fidèles »
M. Mendès-France et ses amis hésitèrent puis rejoignirent le parti socialiste autonome un an et demi après le 13 mai 1958. L’ancien président du conseil considérait que le socialisme d’aujourd’hui n’était plus le socialisme de 1860. L’idée de l’abolition de la propriété n’était plus un dogme.
La suite est connue. En 1969, Guy Mollet devait laisser la place à Alain Savary au congrès d’Alfortville. En juin 1971, le congrès d’Épinay permit à un nouvel adhérent, François Mitterrand, de prendre le contrôle du parti socialiste et, sur une ligne d’union de la gauche, de devenir le candidat naturel à la prochaine élection présidentielle.
Je conserve de cette époque un souvenir personnel.
En 1970, j’ai rencontré M. Guy Mollet. Il passait ses vacances, depuis longtemps, dans une maison mise à sa disposition par Force Ouvrière. Cette maison était située au milieu d’une propriété qui occupait presque tout le site de Cavalière, une des plus belles plages du Var, face aux îles du Levant et de Port-Cros. Ce terrain, sur lequel j’étudiais une opération immobilière, appartenait à l’entreprise Ricard. Le fondateur, Paul Ricard, m’avait dit : « Votre projet me paraît bien mais vous savez, ce n’est pas moi qu’il faut convaincre, c’est Guy Mollet. Allez le voir, c’est un homme charmant ».
Quelques jours plus tard, j’obtins un rendez-vous avec Guy Mollet. Retiré des affaires publiques, l’ancien Président du Conseil avait un bureau au 86 rue de Lille, dans les locaux de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste (OURS), qu’il avait créé un an avant. Je ne me faisais guère d’illusion sur ma capacité à convaincre, l’ancien Secrétaire général de la SFIO, de l’intelligence de ce projet qui allait nécessairement perturber quelque peu la vue splendide dont il bénéficiait. Il me reçut simplement, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Paul Ricard avait raison, c’était un homme charmant. Pendant que je lui exposais les caractéristiques de ce projet de plusieurs centaines de logements de loisirs, il m’écouta attentivement en fumant des Meccarillos, les uns après les autres.
«Ce projet me paraît très bien. Il apportera de l’animation et fera rentrer de l’argent dans le tiroir-caisse de mon ami Paul Ricard. Soyez rassuré, je n’y vois aucun inconvénient ». Surpris, je me demandais, en regagnant mon bureau qui était à deux pas, pourquoi cet homme « charmant » avait eu tant d’ennemis dans la vie politique. Contrairement à ce que je pensais, ce n’était pas lui l’obstacle ; la réglementation longue et compliquée sur les zones d’aménagement concerté (ZAC), qui venait d’être mise en vigueur, épuisa tous les acteurs du projet.
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