Cent jours qui ébranlèrent le monde  (1er au 19 mars)


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J’insère, aujourd’hui, dans le récit, que j’ai entrepris, des « cent jours qui ébranlèrent le monde », le récit de Paul Benkimoun, Chloé Hecketsweiler, Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin, Cédric Pietralunga, Alexandre Lemarié, Olivier Faye et Solenn de Royer,  publié par le journal Le Monde dans son édition du 21 mars 2020, sous le titre : « Confinement : les vingt jours où tout a basculé au sommet de l’Etat. » Le récit des journalistes du Monde porte sur la période du 1er au 19 mars.

Confinement : les vingt jours où tout a basculé au sommet de l’Etat

Il a fallu trois longues semaines et un arbitrage entre les enjeux sanitaires, économiques et politiques pour que la lutte contre le coronavirus exige d’isoler les Français.

C’est l’histoire d’un mois funeste. Un mois envahi par un virus mortel, le coronavirus, durant lequel les Français ont commencé à ne plus se serrer la main, puis sont allés voter avec des gants, avant de terminer entre quatre murs.

Un mois qui commence sur fond d’obstruction parlementaire et de manifestations contre la réforme des retraites et finit dans la communion nationale : les partis politiques se sont retrouvés, jeudi 19 mars, pour examiner ensemble le projet de loi instaurant un « état d’urgence sanitaire » et les mesures d’urgence pour soutenir l’économie française.

C’est l’histoire de trois longues semaines, où nous sommes passés de deux morts à 372 morts du coronavirus, et où, après avoir longuement pesé les enjeux sanitaires, économiques et politiques, la décision de confiner les Français chez eux a fini par l’emporter.

Dimanche 1er mars : « bons gestes » et « bonnes pratiques »

Voilà déjà six semaines que Jérôme Salomon tient son « point de situation » devant la presse, et notamment les chaînes d’info en continu qui retransmettent en direct ses dernières nouvelles de l’épidémie. Ce jour-là, le directeur général de la santé a les traits plus tirés et le visage moins rieur qu’à l’accoutumée. A l’entendre, la situation paraît pourtant sous contrôle.

Parmi les 87 500 cas de contamination recensés dans le monde, 80 000 concernent la Chine. Mais la proportion des cas « extérieurs » augmente. L’Italie en compte déjà un millier, dont 29 morts. En France, avec 130 cas confirmés et deux morts (un touriste chinois décédé à Paris et un enseignant de l’Oise), le stade d’alerte est au niveau 2, qui vise à « freiner la propagation du virus ». Pour y parvenir, il promet la mise en place d’un dépistage « de toutes les personnes exposées dans les zones où circule le virus », « l’isolement strict des cas confirmés et un confinement à domicile des personnes à risque, car en contact avec un cas confirmé ».

En vérité, personne n’envisage encore d’autres règles qu’une « autorégulation » et la promotion de « bonnes pratiques » : se laver les mains, éternuer dans son coude, pas de bises.

Dans l’Oise, où l’un des malades décédés était enseignant, les écoles de neuf communes ont été fermées et les rassemblements de plus de 5 000 personnes annulés. Mais Jérôme Salomon en appelle encore au « bon sens » de la population. Pas question d’adopter les mesures de confinement drastiques que la Chine – « ce régime non démocratique » – impose à sa population. En France, ce serait inimaginable.

« Les responsables politiques, même s’ils ont des conseillers scientifiques, sont eux aussi influencés par ces “experts” du journal de 20 heures », note l’épidémiologiste William Dab.

Qui d’ailleurs s’inquiète vraiment ? Chaque jour, à la télévision, à l’antenne dans les radios, des médecins – rarement spécialistes des maladies infectieuses – assurent que ce virus n’est pas plus dangereux que celui de la grippe.

Michel Cymes, le docteur vedette du service public, a ainsi assuré plusieurs fois au journal de 20 heures de France 2 ou sur RTL qu’il n’était « pas inquiet », dénonçant même la sémantique « exagérément anxiogène » de certains médias.

C’est la première fois, d’ailleurs, qu’une pandémie est ainsi scrutée en temps réel et sans répit à la télévision, sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info. Experts improvisés, commentateurs tout-terrain, médecins médiatiques, chefs d’entreprise, chacun a son mot à dire sur ce virus inconnu en France un mois plus tôt.

Les pontes et les mandarins interrogés sont tout aussi rassurants. « Les responsables politiques, même s’ils ont des conseillers scientifiques, sont eux aussi influencés par ces experts du journal de 20 heures », note l’épidémiologiste William Dab, qui a occupé ce poste si sensible de directeur général de la santé. Il sait que « l’exécutif, dans son souci de rassurer la population, a envie de leur faire confiance à parts égales avec les lanceurs d’alerte ».

Mercredi 4 mars : « Ne pas arrêter la vie de la France »

Le 4 mars, la France ne compte encore que quatre morts du coronavirus et 212 contaminés. Stade 2, toujours. Seuls les rassemblements de plus de 1 000 personnes sont interdits.

Le matin, Sibeth Ndiaye est invitée sur France Inter. Comme à chaque fois qu’elle s’exprime sur l’épidémie, le discours de la porte-parole a été validé par Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, et Benoît Ribadeau-Dumas, directeur du cabinet de Matignon. Eux-mêmes rencontrent régulièrement Jérôme Salomon, et Sibeth Ndiaye a adopté le vocabulaire un peu abscons qu’utilisent les épidémiologistes : « gestes barrière », « distanciation sociale », « personnes asymptomatiques »

La veille, le nouveau ministre de la santé, Olivier Véran, a fait savoir que « la menace épidémique se rapproch[ait] en France ». Seules deux régions sont encore épargnées, le Centre-Val de Loire et la Corse. Un « stade 3 » assorti de mesures de confinement drastiques demeure un mirage. Il faut dire que l’Italie n’est pas encore confinée – elle le sera cinq jours plus tard. On compare encore le bilan du Covid-19 avec celui de la grippe. « On n’est pas dans un stade épidémique », explique ainsi Sibeth Ndiaye, qui « rappelle un chiffre tout simple : la grippe chaque année en France atteint entre 2, 5 à 3 millions de personnes ».

Une bonne centaine d’écoles ont été fermées dans l’Oise et le Morbihan, mais « on va pas fermer toutes les écoles de France, explique la porte-parole de l’Elysée. Quand il y a une épidémie de grippe, on ne [les] ferme pas ». Et même « si nous basculons malheureusement en stade 3, on ne va pas arrêter la vie de la France », notamment économique : « Si ça circule partout, on laisse les gens vivre, et on protège les plus fragiles. »

Les matchs sportifs ne sont pas annulés : « Le virus se transmet par les gouttelettes, mais ne se répand pas dans l’air, explique encore Sibeth Ndiaye. Dans un stade de foot, vous êtes à l’air libre, il n’y a pas de transmission par les airs. » D’où, selon elle, l’inutilité des masques, qui ne souffrent « pas de pénurie ».

« Il ne faut pas ne pas aller voter parce qu’on a peur du coronavirus », explique Sibeth Ndiaye.

Inutiles, les masques ? Lors de son point presse, le 27 janvier, Jérôme Salomon avait pourtant noté qu’en Chine les meilleures armes contre l’épidémie étaient le port de masques : pour les malades, mais aussi, « les professionnels du transport » et « les professionnels du soin ». Tout comme les tests systématiques de toute personne manifestant des symptômes permettaient là-bas « la mise à l’isolement des personnes infectées ».

Problème : dès que le nombre de cas a augmenté dans le pays, la France s’est aperçue que ni les hôpitaux ni les pharmacies ne disposaient de masques FFP2 – les seuls efficaces en cas de maladie infectieuse – en nombre suffisant. Depuis la crise du H1N1 et surtout le « changement de doctrine » établi en 2011-2013 au sein du ministère de la santé, ce dernier a considérablement réduit ses stocks de masques FFP2. En langage courant, il s’agit d’économies budgétaires.

Il faut relancer une commande en urgence. « Les gens travaillent en 3 x 8 pour les fabriquer et les hôpitaux vont être approvisionnés sans problème », tranquillise Jérôme Salomon.

Voilà comment, en attendant, Sibeth Ndiaye est envoyée au front sur France Inter. « Est-ce que, vous, vous avez des masques pour vos enfants ? », demande Léa Salamé ce 4 mars. « Ah non, pas du tout ! », répond la porte-parole en éclatant de rire. Réponse cinglante de la journaliste : « Vous rigolez, mais la question, c’est de savoir si on a assez de masques ou pas, car les indications sont contradictoires. » Dernier détail : à l’époque, aucune raison d’annuler les élections : « Il ne faut pas ne pas aller voter parce qu’on a peur du coronavirus », explique Sibeth Ndiaye. Des gants ? « Il ne faut pas sombrer dans la psychose. »

Vendredi 6 mars : « Vous allez avoir un choc »

« Bonjour à tous ! » La mèche en bataille et le sourire en coin, Edouard Philippe a quitté Paris et prend place au milieu d’une quinzaine d’entrepreneurs dans les locaux de l’Union maritime et portuaire du Havre (Seine-Maritime).

Ce 6 mars, malgré la crise du coronavirus qui l’accapare de plus en plus à Paris, le premier ministre poursuit sa campagne. « Il paraît qu’il faut pas se serrer la main… » Le locataire de Matignon ne fait pas le tour de la petite assemblée. Quand vient son tour, il lâche une de ces formules qui amusent dans l’instant, puis font un brin réfléchir : « Edouard Philippe, premier ministre. Et surtout ancien maire du Havre qui aspire à le redevenir. »

Le chef du gouvernement ne cache pas son inquiétude à ces décideurs économiques. Ses équipes à Matignon lui ont fait remonter des informations alarmantes : l’épidémie due au coronavirus va frapper durement l’activité économique mondiale. Les aéroports se vident, le poumon économique chinois suffoque, la mondialisation se cogne aux murs et aux frontières. « Vous allez avoir un choc, un coup de frein. Le coup de frein peut être violent et durable, prévient Edouard Philippe. On va vers une situation difficile. »

Vendredi 6 mars (bis) : Les Macron au théâtre

C’est leur ami Jean-Marc Dumontet qui les a suppliés de venir. Les salles se vident, les Parisiens ne sortent plus, et le monde du spectacle a fait les comptes : le secteur pourrait perdre 250 millions d’euros d’ici au mois de mai.

Le couple présidentiel n’a pas pu résister au chaleureux producteur de théâtre, qui distille souvent des conseils au chef de l’Etat. Le Théâtre Antoine, après tout, ne compte que 780 places assises. Et puis, Emmanuel Macron est bien allé le matin même rencontrer les pensionnaires d’une maison de retraite du 13e arrondissement de Paris…

La pièce à l’affiche, Par le bout du nez, porte sur le vertige du pouvoir. Le couple Macron attend que les lumières soient éteintes pour se glisser dans la salle, puis saluer les deux comédiens, François-Xavier Demaison et François Berléand. A une distance respectable. « Il ne faut pas serrer les mains », dit tout haut le chef de l’Etat.

Dans la pièce, Demaison interprète un président de la République nouvellement élu pris d’une démangeaison nasale à l’heure de prononcer son discours d’investiture. Le psychiatre Berléand l’aide à vaincre son vertige.

Au lendemain de la représentation, Jean-Marc Dumontet se fait le porte-parole du chef de l’Etat sur Twitter : « Le président a précisé que, malgré le coronavirus, la vie continuait et qu’il ne fallait pas (sauf pour les populations fragiles) modifier les habitudes de sortie, en suivant les règles d’hygiène. »

Mardi 10 mars : création du conseil scientifique

En coulisse, on se prépare pourtant déjà à un scénario plus noir. Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique, a été sollicité pour réunir au plus vite un comité d’experts chargé « d’éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus ».

En 2014, ce spécialiste du VIH a coordonné la lutte contre Ebola entre la France et l’Afrique. Une première réunion avec le président de la République a lieu le vendredi 6 mars avec un petit comité de scientifiques. « Le président a pris le temps de nous écouter. Nous avons eu une discussion de trois heures avec lui, et j’ai eu le sentiment qu’il intégrait rapidement ce que nous expliquions », témoigne un des participants.

Officialisé dès le 10 mars, le conseil scientifique compte dix membres, des chercheurs de différents horizons, au CV impeccable. Yazdan Yazdanpanah, le chef de service des maladies infectieuses de Bichat, et la réanimatrice Lila Bouadma, qui exerce avec lui. Denis Malvy, un infectiologue réputé, également spécialiste d’Ebola, le virologue Bruno Lina qui planche sur un vaccin contre le Covid-19, et le professeur Didier Raoult, qui parie sur le « repositionnement » d’une vieille molécule pour soigner les malades. Il y a aussi un duo de l’Institut Pasteur, l’épidémiologiste Arnaud Fontanet et le modélisateur Simon Cauchemez.

Tous ont une conviction : l’arrivée de la vague épidémique n’est plus qu’une question de jours et des mesures urgentes sont nécessaires pour éviter un raz-de-marée comme en Italie. La possibilité d’un confinement de la population est d’emblée mise sur la table, « mais nous sommes tombés d’accord sur le fait que l’imposer d’emblée présentait le risque d’être contre-productif s’il n’était pas compris, qui plus est sur fond de débats électoraux », raconte un des membres.

Mercredi 11 mars : la leçon du professeur Caumes

Sur le plateau de LCI, le professeur Eric Caumes, chef du service d’infectiologie à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, a la mine renfrognée. Alarmiste, il contredit la vision du ministre de la santé, Olivier Véran.

« On est tous persuadés que va se reproduire un scénario à l’italienne, lance-t-il. Si on doit prendre des mesures comme en Italie, il vaudrait peut-être mieux les prendre maintenant. » « Quand on a affaire à une épidémie, il faut toujours être dans l’anticipation », ajoute le médecin, qui redoute qu’il n’y ait « pas de place pour tout le monde » dans les services de réanimation.

Olivier Véran encaisse en direct. « A l’heure où je vous parle, aucun signal de saturation n’a été enregistré dans un hôpital français, ce qui ne veut pas dire que ça ne peut pas arriver demain ou après-demain », répond le ministre de la santé. L’échange fait le tour des réseaux sociaux et secoue le ministre. « Il avait vu Caumes quatre fois avant de venir sur LCI, s’agace un proche du ministre. Caumes nous disait qu’il était prêt, et faisait même des blagues sur le fait que c’était le moment de partir en Italie, car les billets seraient moins chers. Et puis, le jour où ça commence à se tendre, il nous fait la leçon ! »

Ce 11 mars est un mauvais jour. A l’issue du conseil des ministres, Sibeth Ndiaye évoque l’Italie, justement. « L’Italie a pris des mesures (je pense notamment aux contrôles de température à l’arrivée des vols en provenance des zones à risque) qui n’ont pas permis d’enrayer l’épidémie. »

La citation, tronquée de sa parenthèse, embrase les réseaux sociaux. Sur son compte Twitter, la célèbre journaliste sportive italienne Lia Capizzi, suivie par 238 000 personnes, traduit la phrase et invite la France à « s’abstenir de donner des leçons ». Même le très francophile et très pacifique ancien premier ministre italien, Enrico Letta, aujourd’hui doyen de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po, n’a pas manqué de déclarer que cette sortie est « du n’importe-quoi ».

Jeudi 12 mars : « La plus grande crise sanitaire (…) depuis un siècle »

Le réveil sonne, mais le cauchemar continue. Dans la nuit, les Etats-Unis ont annoncé l’interdiction pour trente jours sur leur territoire de tous les vols en provenance de l’espace Schengen. La nouvelle secoue Emmanuel Macron. « La politique est entrée dans le débat sanitaire, notamment au niveau international », souffle un familier de l’Elysée.

« Le sujet Trump s’est pluggé dans la nuit, cela change la donne », abonde un ministre. Il devient difficile pour la France de ne pas réagir et de donner le sentiment d’être à la traîne par rapport à ses alliés ou ses voisins européens : « Le discours de différenciation de la France ne doit pas apparaître comme le discours de celui qui est en retard », lâche un proche du chef de l’Etat.

« Le discours de différenciation de la France ne doit pas apparaître comme le discours de celui qui est en retard », lâche un proche du chef de l’Etat.

Dans la journée, Emmanuel Macron s’entretient à deux reprises avec le conseil scientifique. Les épidémiologistes lui font remonter des analyses alarmantes issues d’un rapport rédigé par des confrères britanniques. Laisser se propager le virus équivaudrait à la contamination de la moitié de la population. « Pour un niveau de mortalité actuellement estimé à 0,5 %-1 %, cela correspond à des centaines de milliers de morts en France avec une surmortalité importante due à la saturation des services de réanimation », explique l’avis rédigé à la suite de la réunion des scientifiques.

Le président se retrouve plongé dans un bain d’eau glacée. « On n’avait pas ces informations. Nous pensions au départ qu’il s’agirait d’une grosse grippe », résume un conseiller de l’exécutif. Le vertige guette.

Quand il faut frapper fort, les décisions se prennent en « bride courte », pour reprendre l’expression d’un conseiller. Entre l’Elysée, Matignon et les principaux ministres, sans passer par le filtre des cabinets. Le soir, Emmanuel Macron doit s’adresser à la nation. On lui annonce le dernier bilan quelques minutes plus tôt : 61 morts pour 2 876 contaminations avérées, dont 129 en réanimation. Le coronavirus ? « La plus grande crise sanitaire qu’a connue la France depuis un siècle », lâche le président.

Pour la combattre, tout sera fait, « quoi qu’il en coûte », tout sera mis en œuvre pour protéger salariés et entreprises, « quoi qu’il en coûte, là aussi », ajoute-t-il. Pas question de laisser ces porteurs sains que sont les enfants et les jeunes adultes propager le virus : il est décidé de fermer les établissements scolaires et les universités. Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui le matin même à la radio expliquait qu’une telle solution n’était pas envisagée, n’est informé de cette décision qu’une heure avant l’annonce.

Le chef de l’Etat envisage aussi de reporter les élections municipales, qui doivent se tenir dans quatre jours. Daniel Cohn-Bendit le lui conseille au téléphone. L’information est publiée sur le site du Journal du dimanche. Mais droite, gauche, l’ensemble de l’opposition – le président Les Républicains (LR) du Sénat, Gérard Larcher, en tête – dénonce « un coup de force institutionnel ». Le premier ministre et une partie de ses troupes s’y opposent aussi. « Si on reporte, les extrêmes vont crier à la manipulation », met en garde le premier cercle. Face à cette levée de boucliers, le président recule.

« Rien ne s’oppose à ce que les Français, même les plus vulnérables, se rendent aux urnes », déclare-t-il le soir devant 25 millions de Français. « Les scientifiques nous ont dit qu’il n’y avait pas de risque, nous les avons écoutés, explique Olivier Véran. Si le conseil nous avait dit autre chose, la décision aurait été différente. »

Samedi 14 mars : la fermeture des restaurants

Emmanuel Macron est furieux. Il vient de traverser Paris en voiture, et que voit-il ? Des badauds, partout, qui flânent et ne respectent pas les fameux « gestes ». En région, lui rapporte-t-on, c’est encore pire.

Et par ailleurs, « ça arrive fort dans les services hospitaliers », raconte un conseiller de l’exécutif. Sur le coup de 19 h 15, la rumeur se répand : Edouard Philippe doit prendre la parole au centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) auprès de Jérôme Salomon.

La plupart des ministres n’ont pas été prévenus, contrairement aux usages. Le visage fermé, le chef du gouvernement annonce la fermeture des restaurants et des bars à compter de minuit. Dans la Macronie, on juge l’« intervention sinistre » : « On aurait dit du Fillon, tellement il avait une tête déprimée. Mais là, les gens comprennent qu’il faut changer d’attitude. » Surtout, l’Elysée voulait que le premier ministre s’adresse par écrit à la nation. Il a choisi de prendre la parole. « Il y a eu dissonance sur la forme », explique une source gouvernementale.

Dès le lendemain, le débat reprend sur l’organisation des municipales. Plusieurs proches du président de la République font le siège de l’Elysée pour le conjurer de reporter le premier tour. Le chef de l’Etat ne répond pas ou s’abrite derrière des arguments juridiques pour justifier le maintien du scrutin. « Le samedi soir, on dit qu’il faut fermer les bars et les restos, mais on convoque le corps électoral le lendemain… », soupire un de ses collaborateurs.

« Un ratage, résume un familier de l’Elysée. Il y a des moments qui font un mandat : les euromissiles pour Mitterrand, le refus d’aller en Irak pour Chirac, Kolwezi pour Giscard, la crise financière pour Sarko, les attentats pour Hollande. C’était le moment de Macron, et il l’a raté. Ce scrutin est une connerie sanitaire et évidemment une connerie démocratique, puisque le caractère universel du vote n’est plus assuré. »

Dimanche 15 mars : Brigitte Macron sur les quais de la Seine

« Les médecins nous ont dit qu’il n’y avait pas plus de danger à aller voter que d’acheter des carottes pour la soupe ou de se rendre à la boulangerie », justifie-t-on le lendemain à Matignon. En ce dimanche d’élection, des éléments de langage repris par le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, qui explique ce dimanche que « voter est sans danger », comme « d’aller acheter son pain ».

Le couple présidentiel, lui, est allé voter au Touquet, leur ville de villégiature, dans le Pas-de-Calais, mais sans serrer de mains, se contentant de saluer de loin des supporteurs entassés… derrière des barrières.

De retour à Paris, tandis que le président retrouve l’Elysée, Brigitte Macron va se promener avec ses gardes du corps sur les quais de la Seine, noirs de monde sous ce premier soleil de mars. Drôle d’exemple… Elle en revient en tout cas effrayée par l’affluence des Parisiens, qui postent leurs photos ou se laissent filmer : autant de preuves accablantes que les Français n’ont pas compris, ou qu’on leur a mal expliqué.

Olivier Véran rentre lui aussi de Grenoble consterné : « J’ai vu aujourd’hui des grands-parents joyeux avec leurs petits-enfants, des belles images, il fait beau, mais le virus est invisible… »

Lundi 16 mars : « On est d’accord pour le confinement ? »

Peu avant 8 heures, le ministre de la santé reçoit un message d’Emmanuel Macron sur son téléphone. « Bon, on est d’accord pour le confinement ? » La décision est prise. Il est urgent de renouer l’union nationale écornée par les tergiversations sur la tenue des municipales, dont l’opposition réclame maintenant le report. Après un déjeuner de travail à l’Elysée, Emmanuel Macron reçoit, en fin d’après-midi, les présidents du Sénat Gérard Larcher et de l’Assemblée nationale Richard Ferrand (La République en marche). Il s’entretient par ailleurs au téléphone avec Nicolas Sarkozy et François Hollande pour les consulter.

Depuis le début de la journée, Edouard Philippe a multiplié de son côté les échanges téléphoniques avec des députés, des sénateurs… En fin d’après-midi, le premier ministre organise pour eux une vidéoconférence avec l’immunologiste Jean-François Delfraissy. Objectif : « Partager les conclusions du rapport du conseil scientifique sur la situation sanitaire du pays. » Le premier ministre propose aux chefs de partis de reporter le second tour des élections municipales au 21 juin, mais en conservant les résultats du premier tour.

Sur le plan sanitaire, Emmanuel Macron a le choix. Le conseil scientifique lui aurait proposé deux options : soit laisser passer 48 heures avant un confinement « à l’italienne », soit confiner immédiatement et sans délai l’ensemble des Français.

« Mais le professeur Delfraissy indique clairement qu’ils recommandent l’option deux », confie un élu présent à la réunion. Le président du conseil scientifique justifie cette recommandation par « l’attitude problématique des Français et l’accélération de la contagion ». A 20 heures, Emmanuel Macron ne prononce pas le mot de confinement – il laisse ce soin, un peu plus tard, à Christophe Castaner. Mais il explique à ses 35 millions de téléspectateurs – un record d’audience absolu – qu’ils devront rester chez eux « quinze jours au moins ».

Mais le même jour, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ouvre un nouveau front : au-delà des fameux « gestes barrière », il faut surtout pratiquer massivement des tests. « Nous avons un message simple pour tous les pays : testez, testez, testez », martèle son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus. Les pays ne pourront lutter contre la pandémie s’ils ignorent qui est infecté et qui ne l’est pas, prévient-il. « Vous ne pouvez pas combattre un incendie les yeux bandés. » On est très très loin des recommandations officielles françaises…

Deux jours plus tard, au journal de France 2, Jean-François Delfraissy, le président du Comité consultatif national d’éthique, finit par admettre la pénurie : le manque de tests est « un vrai problème ». « Les tests permettraient, si on les avait en grande quantité, de tester les individus suspects et de les isoler par rapport aux contacts. Si nous n’avons pas choisi cette stratégie en France, comme cela a été fait en Corée, c’est parce que nous n’avons pas la capacité dans un premier temps de réaliser des tests pour un grand nombre de personnes », souligne le président du conseil scientifique. Cette sortie médiatique déplaît fortement à l’exécutif : il ne s’agit que d’une « opinion personnelle », indique-t-on sèchement.

Jeudi 19 mars : « Quinze jours au moins ? » Un mois au mieux…

Chaque tragédie compte ses dates symboliques. Jeudi 19 mars, la France enregistre 372 morts. Elle attend toujours le « pic » fatal, bien loin d’être atteint. Mais ce même jour, Paris apprend une bien mauvaise nouvelle. Son voisin italien vient d’atteindre le record mondial des morts du coronavirus : 3 405 victimes, contre – officiellement – 3 100 pour la Chine.

Un peu plus tôt le matin, l’Hémicycle est presque vide quand Richard Ferrand ouvre la séance pour examiner le projet de loi de finances rectificative, qui va permettre l’ouverture de 6,3 milliards d’euros de crédits nouveaux et entérine deux promesses présidentielles : une garantie bancaire de 300 milliards d’euros et un plan de soutien de 45 milliards d’euros, pour anticiper la baisse de l’activité économique.

Dix-huit députés ont été contaminés, transformant le Palais-Bourbon en véritable « cluster », et une représentation minimale a été exigée. Chacun a l’air anxieux et le président de l’Assemblée a ces mots inhabituels : « J’invite les orateurs à ne pas poser les mains sur le flexible du micro. Je vous invite à rester à la même place toute la séance. Les entrées et les sorties devront être échelonnées. Je vous indique enfin que l’hémicycle a été désinfecté et le sera après chaque séance. »

En saisissant le Haut Conseil des finances publiques sur ce texte, le gouvernement a fait savoir la veille que le scénario présenté se basait « sur l’hypothèse que la France appliquera des mesures de restriction de l’activité et des déplacements pour une durée indicative d’un mois au total, du fait de l’épidémie [due au] coronavirus ». Un mois ? C’est déjà deux semaines de plus que le confinement évoqué par Emmanuel Macron.


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