« Tu as bien de la chance d’être le maire de l’Alpe d’Huez. » A chaque fois que je rencontre Eric Muller, je lui dis la même chose en pensant à l’extraordinaire spectacle que le Tour offre presque chaque année quand il arrive dans cette station.
En 1992, j’ai eu le privilège d’être invité à suivre une étape de montagne. J’y pense chaque année, quand le Tour aborde les Alpes. C’est le cas aujourd’hui. Le 16 juillet 1992, j’avais rendez-vous en gare de Dijon avec le chauffeur d’une des voitures officielles, un ancien coureur, Patrick Clerc. Il avait pour mission de nous récupérer et de nous conduire à Besançon, où nous devions passer la nuit. C’est à l’hôtel que nous avons pris le Tour en marche et que nous avons été plongés dans l’ambiance si particulière de cette compétition. Dans le hall, Robert Chapatte rédigeait son « papier » Autour de Gérard Holz, de Patrick Chêne et de quelques journalistes accrédités, des anciens coureurs évoquaient des souvenirs. Je me souviens que nous avions partagé leur dîner à la table d’hôte. Notre chauffeur nous avait prévenus : « Il faut se coucher de bonne heure car demain, le programme est chargé ; il faut être debout à 5 h 30 et partir à 6 h 15 » Le lendemain, nous étions prêts, Jacques de Peretti, Christian Tribot et moi, à foncer à vive allure vers Dole, point de départ de l’étape que nous allions suivre. Nous étions encore un peu endormis et barbouillés. Sur l’esplanade, où devait être donné le départ, c’était déjà l’effervescence. Je me souviens avoir été très frappé par la maigreur des coureurs qui n’ont que les muscles et la peau. L’animation dans l’enceinte du Village était bon enfant. On y croisait des anciens coureurs connus : Hinault, Thevenet, Ocana, des personnalités invitées. Le favori, Miguel Indurain, signait des autographes. Le maillot jaune, le français Pascal Lino, un peu étonné de conserver sa tunique depuis la 3ème étape, se faisait coiffer en attendant le départ. Le pilote de l’hélicoptère qui nous a été affecté était venu nous chercher pour que nous puissions voir le départ dans les meilleures conditions. C’est effectivement un spectacle magnifique. Le peloton, la caravane, les nombreux petits châteaux que l’on découvrait sur les contreforts du Jura. A Lons-le-Saunier, 80 kilomètres après Dole, l’hélicoptère, qui avait pris de l’avance sur la course, s’était posé dans un champ. Patrick Clerc, notre chauffeur nous y attendait. Nous avions le temps de prendre un café, dans un bistrot, avec Jacques Chancel et Raphaël Geminiani, deux extraordinaires conteurs. Nous avions suffisamment d’avance pour pique-niquer avant le passage des coureurs. Je me souviens que tout d’un coup, brusquement, Patrick nous a dit : « Il faut partir ! » Il fallait s’intégrer dans le cortège fou des voitures officielles, de celles des commissaires de course et de celles des directeurs sportifs. Commença alors un ballet inénarrable qui explique que les chauffeurs soient tous d’anciens coureurs qui savent parfaitement ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour ne pas gêner les coureurs et ne pas écraser les spectateurs. Debout dans la voiture, nous assistions à ce spectacle surréaliste. Quand nous traversions le peloton, notre chauffeur avait un mot pour tous ses anciens copains. Il ne parlait pas de la course où de leur état de forme, le sujet est tabou. Ils se « chambraient » mutuellement, parlaient de tout et de rien. A cette heure et à ce stade de la journée, les coureurs étaient très détendus. Ils se ravitaillaient, plaisantaient avec Patrick qui nous les présentait, le coude à la portière. Nous avons roulé ainsi jusqu’au moment où la radio du Tour annonça que des coureurs s’étaient échappés. La route commençait à monter sérieusement et les spectateurs, de plus en plus nombreux, étaient de plus en plus proches des coureurs, des voitures et de nous. Le corps à moitié à l’extérieur du véhicule, nous nous cramponnions pour ne pas être ballottés dans les virages. Ces moments incomparables sont inoubliables. Pendant quelques heures, nous faisions partie de la famille du Tour, cette espèce de cirque ambulant qui parcourt la France chaque année et qui attire chaque jour des milliers de spectateurs. Dans l’ascension du col du Mont-Salève, j’ai vu de très près des hommes souffrir le martyr, descendre de vélo pour vomir, réclamer la voiture de leur directeur sportif en levant le bras sans se retourner. Ce sont bien des « forçats de la route », comme de bons journalistes l’ont écrit au début du siècle dernier. Les progrès mécaniques et physiologiques ont repoussé les limites de la résistance mais n’ont pas supprimé les souffrances que ces hommes s’imposent. Ils parcourent ainsi 35 000 kilomètres par an et ont besoin de courir comme un musicien a besoin de jouer avec son instrument. Les descentes, après le passage des cols, sont les moments les plus impressionnants. Les voitures ont du mal à suivre les coureurs qui prennent des trajectoires très courtes avec des points de corde très précis. Ces hommes sont courageux. Je me souviens que quelques heures plus tard, un jeune coureur avait dit au micro : « Quand on a pas bien travaillé à l’école, il faut être capable de se faire mal… » Avec l’autorisation du commissaire de course, nous avons doublé les hommes de tête et avons filé vers Saint-Gervais pour arriver avant les coureurs et assister à l’arrivée dans la tribune des journalistes. Un verre d’eau pour étancher notre soif, car il a fait très chaud tout au long de la journée, et nous quittions Saint-Gervais en hélicoptère, en compagnie du ministre de la communication, Jean-Noël Jeannneney, ébouriffé, le costume froissé, l’esprit ailleurs. Il semblait plus sensible au spectacle qu’à ce sport. De Saint-Gervais à Chambéry, nous ne parlions pas, fascinés par le paysage grandiose de la vallée et du massif du Mont Blanc. J’ai le souvenir d’être rentré épuisé, trempé de sueur, saoul de bruit, de foule, d’images fortes, mais très heureux d’avoir eu le privilège de vivre cette journée que je n’ai pas oubliée. Le Suisse Rolf Jaermann avait gagné cette 17ème étape, Pascal Lino avait conservé son maillot jaune, mais pour moi, ce jour là, c’était secondaire. Je venais de réaliser un rêve d’enfant. Il n’est jamais trop tard !
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