Le 13 mai 1958, j’ai assisté à l’effondrement de la IVe République.


Publié

dans

par

Il faisait chaud et lourd à Paris, ce jour-là. À l’Opéra, on jouait Le Crépuscule des Dieux et Tartuffe à la Comédie Française. La France connaissait une des crises les plus graves, depuis 1940. Comme la IIIe République, la IVe République soufrait en permanence d’instabilité ministérielle. Deux gouvernements, seulement avaient duré plus d’un an, en raison de l’existence de deux partis d’opposition extrémistes, incapables de gouverner, mais capables de renverser n’importe quel gouvernement. Le système parlementaire ne fonctionnait plus normalement. Les institutions se révélaient inadaptées. Dans ces conditions, les gouvernements n’avaient aucune autorité. Les problèmes n’étaient jamais résolus. Les dirigeants politiques étaient l’objet de toutes les moqueries. Les chansonniers s’en donnaient à cœur joie. L’opinion, désabusée, n’attendait plus rien d’eux. La vie quotidienne du gouvernement et de l’Assemblée nationale était émaillée d’incidents, de crises, de drames, de mesquineries, de règlements de comptes.

Étudiant, j’avais demandé à mon père d’intervenir auprès de Maurice Faure, Ministre, député du Lot, pour obtenir une invitation à assister à la séance de la Chambre des députés du 13 mai 1958. Je ne pouvais imaginer ce qui allait se passer ce jour-là au Palais Bourbon ! Depuis le 15 avril, la France n’avait plus de gouvernement. René Coty, le président de la République, élu au treizième tour de scrutin, consultait sans désemparer mais sans succès. À Alger, militaires et gaullistes complotaient pour préparer le retour aux affaires du général de Gaulle.

À quinze heures, je me présentai à l’entrée du Palais Bourbon, sur le quai, avec le projet d’y rester un peu moins de deux heures ; j’avais un rendez-vous plus agréable, à dix-sept heures, avec une jeune parisienne. Je pris place dans la tribune B. L’hémicycle était comble. La tension était perceptible pendant les interventions de Tixier-Vignancour, du socialiste Deixonne et de Pierre Montel. Quand brusquement, Charles Hernu, député radical, hurla : « Un Comité de salut public est installé à Alger. » Le président Le Troquer ne pouvait rétablir le silence pour permettre à l’orateur de poursuivre. Pendant de longues minutes, les communistes crièrent : « le fascisme ne passera pas », la droite répondait : « Algérie française ».

Sidéré, je n’avais pas imaginé un instant que j’allais assister à un spectacle pareil. Je vois encore les huissiers séparer deux députés, MM. Hovnanian et Laniel, qui, à bout d’arguments, en étaient venus aux mains. Un peu avant dix-sept heures, je me dirigeai vers la sortie. Elle était interdite. Quelques centaines de jeunes gens, qui avaient descendu les Champs-Élysées en criant « Les députés à la Seine » et « la police avec nous », s’approchaient du pont de la Concorde. Le Palais Bourbon avait été sécurisé, on ne pouvait plus ni y entrer, ni en sortir. Il n’y avait pas de téléphone portable. Les cabines étaient prises d’assaut par les journalistes. Dans le désordre qui régnait, je me mêlais aux discussions, je circulais dans toutes les salles, à la buvette et à la terrasse, d’où l’on pouvait apercevoir les forces de l’ordre, protégées par leurs cars qui barraient le pont, en découdre avec les jeunes émeutiers.

Les heures passaient, les rumeurs les plus folles circulaient dans les couloirs et dans les travées. « Soustelle, qui était là, il y a encore quelques minutes, vient de partir à Alger de Villacoublay ». Pendant les longues suspensions de séance, Félix Gaillard, qui expédiait les affaires courantes en attendant la nomination de son successeur, s’informait de ce qui se passait à Alger, entouré de MM. Pflimlin, Mollet, Pinay, Daladier, Maurice Faure. Les négociations se déroulaient devant tout le monde, dans un huis clos que les circonstances imposaient.

« Il s’est trouvé un chef militaire pour prendre une attitude qui, je le dis à regret, est une attitude d’insurrection contre la loi républicaine », déclara M. Pflimlin à la tribune de l’Assemblée. Nous étions le 14 mai. Il était une heure du matin. L’armée, à Alger, semblait à ce moment-là en mesure de partir à la conquête de la Métropole. Le pouvoir légal n’aurait pas été en capacité de s’y opposer. C’eut été la guerre civile. M. Pfimlin n’avait que deux solutions : laisser la place au général de Gaulle ou accepter le soutien du parti communiste. À 3 heures trente du matin, Pierre Pflimlin a été élu président du Conseil dans un tonnerre d’applaudissements. La République sauvait les apparences. Le calme était revenu aux abords du Palais Bourbon. Les portes de l’Assemblée furent ouvertes de nouveau. Je suis allé me coucher. La quatrième République venait de mourir sous mes yeux, dans une caricature de toutes ses faiblesses.

Le 1er juin 1958, l’Assemblée nationale a investi le général de Gaulle, seul capable de ramener l’armée à la raison et de rétablir l’autorité de l’État.

Aujourd’hui, la situation politique est à la fois très différente et comparable. Les institutions de la Ve République, que le général de Gaulle a voulues pour la France, sont solides. Elles en ont vu d’autres, mais, en cette fin du mois de juin 2024, c’est la première crise grave de cette nature. Les pouvoirs que la Constitution confère au président de la République, sont réels et importants. Le général de Gaulle l’avait voulu ainsi. Il n’en reste pas moins que le choc de légitimité, qui s’annonce, entre un président de la République élu par le peuple français et une nouvelle majorité de députés élue démocratiquement, pourrait mettre à mal l’esprit et la lettre de la Constitution et par là même, fragiliser des institutions qui ne seraient plus adaptées à la nature des problèmes auxquels les Français sont confrontés. Une situation inextricable, accompagnée de troubles graves à l’ordre public, pourrait s’en suivre, qui ébranlerait la Ve République et pourrait rendre nécessaire l’adoption d’une nouvelle Constitution.

« Folie de ces hommes politiques qui croyaient pouvoir confondre indéfiniment l’art de gouverner avec celui de biaiser, de tricher, de mentir », avait écrit Hubert Beuve-Méry, sous le pseudo de Sirius, au début de son éditorial dans le journal Le Monde, au lendemain de la journée du 13 mai 1958.


Publié

dans

par

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.