« Sie kommen ! »


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Comme tous ceux de ma génération, je ne peux franchir l’Orne et traverser les bocages normands, sans que les images de ce qui s’est passé là, le 6 juin quarante quatre entre une heure et cinq heures du matin, occupent ma pensée.

Pegasus bridge – le pont de Bénouville

La mer était base, la nuit sans étoile. De chaque coté de la Manche, on se préoccupait des conditions météorologiques. « Quand viendront-ils ? », se demandait-on dans les états-majors des cinquante-huit Divisions stationnées en attente à l’ouest du Rhin et dans l’entourage de la 7e Armée allemande qui préparait le Kriegspiel programmé à Rennes pour le 7 juin. Quant un général allemand posait cette question à son état-major, tous les officiers supérieurs étaient convaincus que les Américains ne pouvaient débarquer qu’à marée montante. Grave erreur d’analyse. Tous étaient persuadés qu’un certain nombre de conditions devaient être réunies : Des vents au-dessus de quatre mètres-secondes et une visibilité au-dessous de trois milles marins, rendaient impossible toute manœuvre de débarquement ; s’il pleuvait, ou si le plafond était bas, la protection aérienne était impossible ; ils ne viendraient pas en plein jour, mais à l’aube pour profiter de l’obscurité, ce qui signifiait qu’il fallait que la marée s’inversât au petit jour. Visiblement, ces conditions n’étaient pas réunies. Le 5 juin au soir, les vents avaient une vitesse moyenne de cinq à six mètres, la houle des creux de quatre à cinq mètres, le ciel était couvert ; il y avait même de nombreuses ondées. La nuit devait être paisible. « Ils ne viendraient pas par ce temps là !

bunker

Dans ces conditions, le feld-maréchal Rommel, commandant du Groupe d’armées B, commandant supérieur de tout le front de la côte nord de la France, avait quitté, dans la matinée du 5, son QG installé dans le château des ducs de la Rochefoucauld à La Roche-Guyon, pour se rendre à Herrlingen, fêter l’anniversaire de sa femme, et tenter de convaincre le Führer, à Berchtesgaden, de renforcer les défenses de la côte normande. Contrairement aux idées reçues, le « mur de l’Atlantique », malgré ses bunkers de béton, ses canons de marine et tous les pièges posés de Brest à Ostende, était loin d’être impénétrable. Rommel avait personnellement dirigé cette défense passive dont il était devenu le meilleur spécialiste depuis Alamein. Il avait inventé des chevalets garnis de dents de scie sur lesquels les péniches de débarquement devaient s’éventrer. Il fit venir de Tchécoslovaquie des tétraèdres munis de pointe d’acier qui furent installés sur les grèves. Les « casse-noisettes », ces enchevêtrements de mines qui devaient exploser au moindre frôlement d’un piquet par un bateau plat, étaient de son invention également. Dans les champs, aux alentours, il avait fait couvrir les prairies de pilotis appelés « asperges de Rommel », pour empêcher tout atterrissage. « Ne pas les laisser prendre pied », telle était la thèse du feld-maréchal. « Le rivage est la ligne principale de défense », disait Rommel, mais entre les zones de résistance, qui ne pouvait dépasser dix kilomètres, il y avait des espaces morts.

« Asperges de Rommel »

Avant que les premiers bombardiers décollent d’Angleterre, les agents de l’Abwehr, grâce à une trahison, avaient réussi à percer le secret. Les Allemands savaient, aussi incroyable et surprenant que cela puisse paraitre. La deuxième partie des célèbres vers de Verlaine : « Blessent mon cœur d’une langueur monotone », avaient été enregistrés le 5 juin à 21h15. Le maréchal Von Rundstedt crut à une plaisanterie : « Le général Eisenhower ne va tout de même pas charger la BBC d’annoncer le débarquement. Allons donc ! Rommel ne fut pas rappelé. Son groupe d’armées n’avait pas son chef !

A minuit quarante, le 6 juin, l’activité aérienne était intense. C’était un bourdonnement incessant, un grondement ininterrompu au dessus des lignes allemandes. Un premier avion atterrit sans bruit sur le ventre aux abords du pont de Bénouville sur le canal de Caen à la mer. Les hommes du major Howard s’étaient longuement et soigneusement entraînés en Angleterre pour créer la surprise et pouvoir tenir le pont, aujourd’hui connu sous le nom de Pegasus bridge.

A une heure onze du matin, le général Marcks, au PC du 84e CA allemand à Saint-Lô apprend que des parachutistes ennemis ont été largués  à l’est de l’embouchure de l’Orne. Il est sceptique : « Voyons venir » ! Cinq minutes plus tard, dans l’immeuble en bordure du Bois de Boulogne, les officiers supérieurs de permanence n’ont plus de doute : « Sie kommen », ils arrivent. Avant le jour, il était devenu évident pour l’état-major du 84e corps d’armées que les raids aériens n’étaient pas du bluff. Des divisions entières avaient atterri à droite de l’Orne et de la Dives. La plus grande opération amphibie avait commencé par une opération aérienne téméraire et de grande envergure. 9210 avions – non compris les bombardiers et avions de reconnaissance – avaient quitté l’Angleterre au début de la nuit. Des bombardements d’une violence inouïe avait fait de la ville de Caen un enfer. Les ponts, les routes, le moindre terrain d’aviation étaient anéantis. Les Américains transportèrent deux divisions aéroportées, c’est-à-dire dix-sept mille hommes de troupes d’élite avec leur artillerie de campagne, qui atterrirent à l’arrière des positions de défense côtière des Allemands pour détruire le réseau des transmissions, empêcher tout ravitaillement et verrouiller toutes les voies d’accès à la côte.

A Merville, à l’est de l’Orne, à environ deux kilomètres et demi de la côte, il y avait une batterie du 1716e régiment d’artillerie allemande avec 130 hommes. Il fallait absolument la neutraliser avant le débarquement de la 3e division britannique à Lion-Ouistreham. Le plan était le suivant : un bataillon devait sauter peu avant une heure du matin entre Merville et Gonneville et donner l’assaut au point d’appui, protégé par un champ de mines de dix mètres, à une heure précise. Un commando de soixante hommes devait être largué par planeurs en plein milieu de la batterie au moment de l’assaut. Entre minuit trente et minuit quarante, cent neuf bombardiers lourds Lancaster devait déverser 382 tonnes de bombes sur la batterie et les champs de mines. La réalité fut bien différente. Le bombardement aérien réduisit en cendres le village de Gonneville au lieu de la batterie. Le commando qui sauta le premier fut pris sous le tir des derniers bombardiers. Les Allemands, avec une pièce de DCA de 8,8 réussirent à perturber l’opération. Les parachutistes arrivèrent à terre dispersés. Certains, à cinquante kilomètres du point fixé ! Au bout d’une heure et demie, cent cinquante hommes sur sept cent cinquante seulement se trouvèrent rassemblés. Le planeur qui contenait le matériel lourd avait rompu son amarre au dessus de la Manche et s’était abimé. Avec beaucoup de courage, le commando, au corps à corps, disposa de la batterie qui, surprise, ne présentait aucun danger car elle ne comportait aucun canon de 150 et aucun moyen d’observation. La méprise – il y en eut bien d’autres – était totale. L’installation avait été conçue comme moyen de défense contre une attaque de blindés arrivant par la mer.

La ville de Saint-Lô en ruines

En quelques heures, les organisations défensives allemandes virent se déverser sur elles un tonnage de bombes équivalant à ce que reçut Hambourg, la ville allemande la plus bombardée au cours de l’année 1943. C’est dire ce que fut le bombardement de la côte normande au matin du 6 juin. Ces bombes devaient frayer le passage aux troupes et matériels débarqués par 6000 bateaux. Caen ne fut rapidement qu’un amas de décombres dans lequel erraient des soldats allemands désemparés qui pleuraient, hurlaient, perdaient leurs nerfs. La devise du général Eisenhower était : « Safety first », sécurité avant tout pour les GI’s et les Tommies.

Quand l’enfer se fut apaisé et la fumée un peu dissipée, apparurent devant les cinq points sur la côte retenus, six vaisseaux de ligne, vingt-trois croiseurs, cent vingt-deux destroyers, trois cent soixante torpilleurs et des centaines de frégates, chaloupes et escorteurs, protégés par les canons des navires de guerre qui interdisaient l’arrivée de tout renfort et ravitaillement.

Il était alors quatre heures un quart. Malgré le mauvais temps, la marée basse, les hérissons tchèques, les chevalets à dents de scie, les pieux et tous les ingénieux pièges de Rommel, « sie kommen », ils arrivent ! Les Allemands, impuissants, médusés, voient passer de gigantesques bulldozers, des chars équipés pour se frayer un passage à travers les champs de mines, des pionniers américains déterminés, et découvrent un mot inconnu : UTAH, nom de code d’une es têtes de pont. La plupart des officiers généraux allemands sait que la guerre est perdue. Tout s’est joué entre minuit et cinq heures du matin le 6 juin 1944.

Pour me rendre chez un ami, en vacances à Luc-sur-Mer, je traverse cette région, je laisse la batterie de Melville sur ma droite, j’emprunte Pegasus bridge pour franchir le canal de Caen à la mer et je pense à cette inoubliable nuit du 5 au 6 juin 1944 dont il ne reste que des cimetières, des musées, des monuments, des bunkers et des panneaux de signalisation. La mémoire des habitants s’éteint petit à petit. Les enfants jouent sur les plages. Les programmes scolaires consacreront, au mieux, une semaine à l’ensemble de la deuxième guerre mondiale !


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