« L’opération militaire spéciale » a commencé le 24 février 2022. Elle ne s’est pas déroulée comme prévu. J’ai déjà évoqué l’éditorial de l’agence Novosti, prévu pour le jour d’après une victoire rapide sur l’Ukraine. Il a été publié par inadvertance et aussitôt effacé du site de l’agence. Sa traduction en français a été publiée par la fondation Fondapol. On y lit noir sur blanc que la disparition de l’Ukraine en tant qu’État séparé de la Russie provoquera un ébranlement profond de l’Occident et que notamment le lien entre l’Europe et l’Amérique ne devrait pas s’en relever. Il y est indiqué aussi que l’intervention en Ukraine était devenue indispensable par ce que le spectre d’une « Ukraine antirusse » ne cessait de progresser.
« L’opération militaire spéciale » devait être terminée quelques jours plus tard. Cette guerre, qui ne veut pas dire son nom, est, deux cents jours après l’invasion de l’Ukraine, un échec. La Russie a perdu la guerre, le jour où l’opération spéciale a été décidée. L’Ukraine est un trop gros morceau pour un pays à l’économie et aux forces militaires limitées. Dès lors que les Occidentaux ont décidé de soutenir l’Ukraine et continueront leur effort aussi longtemps que nécessaire et quoi qu’il en coûte, la Russie ne peut stratégiquement l’emporter. Le chantage à l’arme nucléaire de Poutine a dissuadé les États-Unis et l’Otan d’intervenir directement en Ukraine, mais le soutien est réel, actif, très actif, déterminant, même !
Cette « opération militaire spéciale », insensée, déshonore la Russie, abîme son image, parfois même la ridiculise, tant elle se révèle contraire aux intérêts qu’elle est supposée défendre, grotesque dans la propagande, elle met au grand jour la faiblesse et la désorganisation des armées russes, le manque de motivation des militaires russes et leur barbarie. Les menaces, notamment nucléaires, loin de freiner le soutien occidental, l’ont, au contraire, mobilisé, en faisant de cette invasion un défi stratégique pour la paix dans le monde et l’équilibre des puissances.
La guerre « de haute intensité » à laquelle se livrent les Russes et les Ukrainiens depuis le 24 février, s’enlise et devient un combat d’attrition comme l’Europe n’en a pas connu depuis la Seconde Guerre mondiale. L’intense et dévastateur combat d’artillerie s’accompagne inévitablement d’une pénurie de matériels et de munitions. L’embargo sur les livraisons d’armes et composants militaires imposé par les États occidentaux, produit ses effets. Les composants proviennent des industries américaines, allemandes, britanniques, néerlandaises, taïwanaises ou japonaises.
Selon le Pentagone, 60 000 obus tombent chaque jour sur l’Ukraine, qui aurait épuisé la totalité ou presque de ses stocks d’obus, alors que la campagne de destruction de dépôts de munitions russes, qu’elle a entrepris, s’avère efficace. Grâce aux lance-roquettes multiples M142 Himars et M270 MLRS livrés par les Occidentaux, les Ukrainiens sont capables d’atteindre, avec beaucoup de précision, des cibles situées, dans la profondeur, jusqu’à 80 kilomètres.
Aux dernières nouvelles, les forces ukrainiennes, faisant bon usage des armes modernes livrées par l’Europe et les États-Unis, mènent à la fois une contre-offensive pour libérer Kherson dans le sud du pays et à l’est de Kharkiv, pour tromper l’état-major russe qui avait imprudemment dégarni Kharkiv. Volodymyr Zelensky affirme que l’armée ukrainienne a repris quelque « 2 000 kilomètres de territoire et une trentaine de localités aux Russes dans le Nord-Est. Les russes recruteraient, d’urgence, des « volontaires » (repris de justice, fonctionnaires d’État, minorités ethniques pauvres, et même, paraît-il, pensionnaires dans les hôpitaux psychiatriques de Saint-Pétersbourg). Les mercenaires de Wagner se plaignent, sur leurs chaînes Telegram, que le commandement de l’armée russe, n’est pas à la hauteur de sa tâche. Il paraît difficile, dans ces conditions, d’organiser la tenue de « référendums » destinés à faire semblant de légitimer l’annexion de territoires ukrainiens.
Comment se fait-il que Vladimir Poutine, habile, habituellement, ait pareillement sous-estimé le risque qu’il y avait de se heurter à une résistance ukrainienne, un esprit de défense, très fort, de sacrifier ses relations économiques avec l’Europe, très profitable, de choquer une partie de son opinion publique très liée à l’Ukraine, de perdre une partie de l’élite intellectuelle, économique et technologique russe, qui pourrait être tentée de fuir à l’étranger ; bref, de déstabiliser son régime. Enfermé dans le Kremlin, avec ses proches conseillers terrorisés, comment se fait-il qu’il n’ait pas eu conscience qu’il allait commettre une grave erreur. Vladimir Poutine pensait que cette « opération » se déroulerait comme la prise de la Crimée. Il a sous-estimé la réaction occidentale et l’ampleur des sanctions. Il a aussi mal évalué l’impact de l’information sur les opérations : il n’est plus possible, dans un conflit de cette ampleur, de garder le contrôle de l’information. Comment Poutine a-t-il pu penser qu’au XXIe siècle la Russie, au nom de son histoire, avait le droit, par la force, de reconstituer « la Grande Russie » en limitant la souveraineté et en vassalisant son voisinage de Kaliningrad, jusqu’au Caucase, en passant par la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, Transnistrie, sous le prétexte de la nécessité de les tenir à l’écart de l’OTAN ?
Après quelques jours d’hésitation, les Américains sont arrivés à la conclusion que le soutien financier et politique aux pays limitrophes de la Russie était un enjeu géopolitique stratégique de la plus haute importance. Les États-Unis ont besoin des États démocratiques européens, dans la compétition économique et stratégique engagée avec la Chine, qui lui conteste son statut de superpuissance et projette de constituer un bloc antioccidental rival. Dès lors, le soutien à l’Ukraine a été jugé vital. Ce fut le début de l’escalade, de la montée aux extrêmes, que Vladimir Poutine n’avait pas imaginé et anticipé.
Pour tenter de se sortir de l’impasse dans laquelle, elle s’est mise, la Russie cherche à transformer son « Opération militaire spéciale », en « première guerre totale hybride mondialisée ». Pour un tournant, c’est un tournant ! La guerre change de dimension.
En fermant le gazoduc Nord Stream 1, jusqu’à la levée des sanctions occidentales, la Russie déclare une guerre du gaz aux très lourdes conséquences économiques. En réponse, les ministres des finances du G7 proposent un plafonnement du prix du pétrole vendu par la Russie ; l’objectif est d’inciter les pays qui hésitent encore à se joindre à la politique de sanctions contre la Russie. Il est « impossible d’isoler la Russie », répond Vladimir Poutine qui laisse entendre qu’il pourrait de son côté, remettre en cause l’accord sur les exportations de céréales ukrainiennes, au motif qu’elles ne profitent « pas aux pays en développement et aux pays les plus pauvres » ! Dans le même temps, le 6 septembre, Vladimir Poutine s’est rendu à des manœuvres militaires (Vostok-2022) auxquelles participent des militaires de plusieurs pays alliés de la Russie, notamment le Bélarus, la Syrie, l’Inde et la Chine. Les exercices comprenaient des manœuvres d’avions de combat, des déplacements d’unités de lutte antiaérienne et des simulations de déminage. Plus de 50.000 militaires, 5.000 pièces d’armement et d’équipements militaires, 140 aéronefs et 60 navires de guerre ont manœuvré lors de ces exercices. De grandes manœuvres !
« Guerre totale hybride », quand, après s’être emparée de la centrale nucléaire de Zaporijjia, la Russie en fait, pour la première fois dans l’histoire moderne, un abri, pour utiliser son artillerie en toute impunité, malgré les risques que cette situation comporte.
Guerre de la communication, également, entre les chefs d’État concernés, leurs entourages, sur les réseaux sociaux, dans les médias. Une propagande, que les Ukrainiens qualifient de “fables humoristiques”. Comme Staline, Poutine, ment en permanence. Il suffit de 2% de vérité pour faire passer le mensonge pour une vérité. La post vérité se répand à la vitesse du son.
Le 1er septembre, Emmanuel Macron a demandé aux ambassadeurs d’être « plus agressifs et plus mobilisés » pour contrer les narratifs Russes, chinois et turc qui deviennent préoccupants. Dans le cyber, dès le premier jour de la guerre, une attaque, attribuée à la Russie, contre le fournisseur d’internet par satellite KA-SAT, de l’entreprise Viasat, a rendu des milliers de modems inutilisables en Ukraine et entravé les communications au sein de l’armée ukrainienne. La Russie a activé toutes ses cyber-capacités offensives contre l’Ukraine lorsque la guerre a commencé à s’éterniser. La cyberguerre, cette autre forme de guerre, fait rage. Une cybercoopération entre les États-Unis et l’Europe y répond avec la même intensité.
Enfin, dans le but de mondialiser la « Guerre totale hybride », la 7e édition du Forum économique de l’Est (FEE) de Vladivostok, qui réunissait les « pays amis » de la Russie, a été l’occasion pour Vladimir Poutine de dénigrer les pays occidentaux qui s’efforcent de « maintenir un vieil ordre du monde », avec des « règles injustes qu’ils ont inventées et qu’ils violent régulièrement ». Il s’en est pris particulièrement aux États-Unis, accusés, notamment, de vouloir « déstabiliser le monde » à Taïwan.
« Tout le monde semble s’être donné le mot pour fermer toutes les issues raisonnables à ce conflit », s’inquiète Henri Guaino, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, dans le journal L’Express. « Le jusqu’au-boutisme a envahi les esprits. Mais pour aller au bout de quoi ? Qu’y a-t-il au bout du bout ? La guerre jusqu’au dernier Ukrainien ? La guerre jusqu’au dernier Russe ? La guerre jusqu’à la ruine de l’Europe ? Jusqu’au dernier Européen ? La guerre mondiale ? La guerre froide ? La guerre nucléaire ? »
Pendant que la Russie revendique des droits sur son voisinage, des droits sur le « monde russe », la nouvelle doctrine de politique étrangère de la Russie, adoptée le 5 septembre, au nom du concept d’« étranger proche » (blijniéié zaroubiéjié), la Chine affirme que Taïwan lui appartient et qu’elle a droit, elle aussi, à sa sphère d’influence.
La visite de Nancy Pelosi à Taipei a donné l’occasion à la Chine, d’accélérer son entreprise d’érosion de la souveraineté de Taiwan. Une souveraineté qui est, à ses yeux, une hérésie. S’agit-il d’un tournant dans la stratégie de prise de pouvoir à Taiwan, ou d’une simple accélération ? Les incursions de l’armée de l’air chinoise dans l’espace aérien de Taiwan le laissent penser. Elles se multiplient. Les incursions dans l’espace maritime, aussi, mais avec une certaine retenue. La posture défensive taïwanaise, de « l’ambiguïté stratégique », est, pour l’instant, suffisamment crédible pour dissuader la Chine de dépasser certaines limites, notamment juridiques. Les incursions de drones dans l’espace aérien des îles contrôlées par Taïwan, la « zone grise », sont plus préoccupantes. De même que l’interprétation du droit international que fait la Chine en ce qui concerne la navigation dans le détroit. Selon elle, les eaux du détroit de Taïwan ne sont pas des « eaux internationales ».
La Chine, on le voit, crée, elle aussi, de l’incertitude, dans le but, sans doute, d’empêcher ou de limiter la navigation de navires de guerre étrangers dans le détroit et de pouvoir entreprendre des opérations de souveraineté le moment venu. Ce qui s’est passé au cours de l’été 2022 est un tournant dans la mesure où Xi Jinping a décidé le changement de posture de l’armée populaire de libération chinoise qui consiste maintenant à « verrouiller » Taïwan, dernière étape avant le « blocus » qui priverait notamment Taïwan de gaz, alors que l’île ne dispose que de dix jours de réserves. L’APL qualifie ses actions « d’opérations militaires normalisées ». Jusqu’où ira Xi Jinping, qui observe ce qui se passe en Ukraine, avec beaucoup d’attention.
Je ne sais pas si le monde entre dans une « ère nouvelle », mais il peut déjà être tenu pour certain que le XXIe siècle va connaître des bouleversements géostratégiques qui donnent le vertige.
Dans la 17e des 21 questions, qui avait pour titre : Apocalypse tomorrow ? La mondialisation touche aussi les armes chimique et nucléaire, Jacques Isnard avait écrit ceci : « Le XXIe siècle, sera le siècle de la prolifération sans contrôle efficace et accepté par tous les partenaires, celle d’une quasi-explosion et d’un « élargissement » indéfini – pour reprendre le terme de M. Helmer – de la technologie militaire, si les diplomates, d’ici là, ne parvenaient pas à édifier un code de savoir coexister entre nations solidaires. Le concept d’incertitude et d’imprévisibilité est voué à se substituer à celui de dialogue que la dissuasion impliquait à ce jour. Et, de ce point de vue, la prolifération devient un pari sur l’avenir. »
Les Nations unies ont débattu cet été, dans l’indifférence générale, du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, signé en 1968. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a tiré la sonnette d’alarme : “À l’heure où nous parlons, l’humanité n’est qu’à un malentendu, une méprise de l’anéantissement nucléaire. Nous avons eu jusqu’à présent une chance insolente. Mais la chance n’est pas une stratégie et ne saurait empêcher les tensions géopolitiques de dégénérer en conflit nucléaire.”
En effet, le jour de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a mis les forces nucléaires russes en alerte et menacé les Occidentaux : “Votre intervention aurait des conséquences que vous n’avez jamais eues à affronter au cours de votre histoire”.
La course à l’armement nucléaire n’a pas cessé, elle s’accélère. Les États-Unis et la Russie, ont mis fin aux traités bilatéraux de limitation des armes signés. Les menaces de la Corée du Nord se font de plus en plus précises. L’Iran est probablement au seuil ! Le risque d’un anéantissement nucléaire planera sur le XXIe siècle tant que les États ne recouvreront pas la raison et ne partageront pas une commune conception du droit international, de l’ordre international et du vivre ensemble sur notre planète.
Ainsi se termine l’actualisation de la 17e des 21 questions que posait « L’Avenir », le numéro de collection consacré au XXIe siècle, conçu par les rédactions du Monde et de France Info, en 1999.
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