Qui aurait imaginé, au tournant du siècle, qu’en 2022, le monde serait à nouveau en état de guerre ? Que les États-Unis, l’Occident, les institutions internationales et le multilatéralisme, en général, donneraient l’impression d’être fragiles, précaires, sur la défensive, peut-être même, sur le déclin ? Qu’un autre ordre mondial, différent de celui que nous avons connu, pourrait s’imposer par la force. Le droit, les valeurs universelles, ne permettant plus d’assurer la sécurité et de garantir la paix. Personne, à ma connaissance.
Il y a un an, je qualifiais la période que nous vivons de « période vertigineuse ». Le président de la République, dans le discours qu’il a prononcé devant les ambassadeurs le 1er septembre 2022, s’est défendu de tout excès de catastrophisme, mais a fait le constat que « l’histoire s’accélère à grande vitesse. L’ordre mondial, tel que nous le connaissions, se désagrège sous nos yeux. Ce que l’on croyait impensable, se produit. Un autre modèle politique, économique, bouleverse celui qui s’était imposé depuis la deuxième guerre mondiale. » Le président de la République pense que nous assistons à une « compétition d’universalisme, de valeurs », peut-être à la naissance d’un autre ordre mondial.
Nous pensions que la mondialisation avait créé une interdépendance des économies, des États, qui garantissait la paix. Erreur, l’Allemagne est la première à perdre ses illusions. Une succession de crises mondiales, la pandémie, le dérèglement climatique, la dépendance énergétique, a certainement déstabilisé un ordre mondial fragile. Fragile, parce que le désordre a commencé depuis de nombreuses années.
La décision de Barack Obama, le 30 août 2013, de ne pas donner l’ordre de déclencher les frappes aériennes planifiées contre le régime syrien à la suite des attaques à l’arme chimique dans la banlieue de Damas, a changé la face du monde. Ces frappes, justifiées, ne s’adressaient pas seulement à la Syrie. Elles devaient aussi dissuader, servir d’avertissement, à l’Iran, au Hezbollah, à la Corée du Nord, peut-être même à la Russie et à la Chine, qui pourraient être tentés, un jour, de recourir à des armes de destruction massive. L’Occident paiera cher la faiblesse et le manque de détermination de l’administration américaine, ce jour-là. L’Amérique ne fait plus peur.
De ce jour, la Russie a osé, testé. Oser bombarder en Syrie, depuis la mer Caspienne, avec des missiles pouvant transporter une charge nucléaire. Osé violer l’espace aérien de l’Union européenne, entre la France et la Grande Bretagne, avec des bombardiers soviétiques pouvant transporter l’arme nucléaire. Elle a testé la volonté des États-Unis d’intervenir si la Russie engageait des forces militaires pour « libérer » des minorités russes, voire reconquérir des territoires qui ne sont plus sous sa domination. La Russie pense que, protégé par son arsenal nucléaire, elle a désormais les mains libres au Moyen-Orient et dans l’est de l’Europe.
Six mois après la décision de Barack Obama de ne pas bombarder la Syrie, la Russie est intervenue militairement en Ukraine. Qualifiant l’Ukraine « d’appendice russe » et de « villes russes », les villes de Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kheerson, Nikolaev, ainsi que la Transnistrie, et de » génocide « , les agissements ukrainiens en cours dans les régions russophones de l’Est. Le Conseil de la Fédération de Russie avait octroyé au président le droit d’utiliser l’armée en Ukraine.
Dès lors, après l’Ossétie en 2008 et la Crimée, la plupart des anciennes républiques soviétiques ont craint, de subir le même sort. Comme d’excellents joueurs d’échecs, qu’ils sont, Vladimir Poutine et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, ont avancé leurs pièces sans rencontrer de véritable opposition. Face à une puissance nucléaire, que pouvait faire l’OTAN ? Pas grand-chose, si ce n’est gesticuler. Que pouvait faire l’Union européenne ? Rien, en dehors de la menace de sanctions supplémentaires. Personne ne se risquait à imaginer que la Russie pourrait avoir l’intention d’envahir l’Ukraine, un pays de 45 millions d’habitants. Les experts pensaient que Moscou cherchait seulement à déstabiliser le nouveau régime ukrainien.
Le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine montre à quel point les conflits de minorités sont des problèmes qui paraissent insolubles. Entre la minorité polonaise qui vit en Lituanie, les Hongrois qui vivent en dehors de leur pays, les exemples sont nombreux de populations déplacées qui vivent un martyre que l’Union européenne n’est pas en mesure de régler. Elle fait du « containment », au sens américain du terme, c’est-à-dire qu’elle contient des situations.
Encouragés par les précédents de la reconnaissance discutable de l’indépendance du Kosovo, en 2008, suivie de la reconnaissance, par la Russie, de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhzie (régions autonomes de la Géorgie), des groupes séparatistes proclament unilatéralement leur indépendance en dehors de toute légalité internationale.
Barack Obama a prononcé le 12 janvier 2016, son dernier discours sur l’état de l’Union. Sa recherche permanente du compromis est apparue comme une forme de faiblesse dans une période où l’autoritarisme est à la mode. Quand il déclare : » Les États-Unis d’Amérique sont la nation la plus puissante du monde. Point final », Poutine esquisse un sourire. Le monde ne tremble plus ! Aux États-Unis même, l’élection inattendue de Donald Trump révèle l’évolution du monde. Une partie du peuple américain n’a plus le respect des règles, des convenances, de la vérité, de l’honnêteté. Donald Trump, un winner, méprise les règles, ment en permanence. Pour eux, il a raison !
Profitant de cette forme de faiblesse américaine, Vladimir Poutine pousse ses pions avec la volonté de restaurer la puissance perdue de la Russie. Dans la crise ukrainienne, comme dans le conflit syrien, il impose sa volonté. Jamais, depuis la fin de la guerre froide, la tension n’avait été aussi forte avec Moscou. La Russie viole ses engagements en Syrie en assumant totalement ses objectifs militaires et sa volonté de protéger le pouvoir en place en Syrie. Les Occidentaux sont impuissants. L’équilibre stratégique des forces en présence dans le monde est rompu. L’ONU a atteint les limites de son autorité. Le multilatéralisme est en crise.
En 2019, à la veille de la réunion du G7 de Biarritz, Vladimir Poutine, reçu au Fort de Brégançon par le président français, le 19 août, avait répondu à un journaliste qui l’interrogeait : « Le G7 n’existe pas ». De la part d’un chef d’État dont le pays a été exclu à la suite de l’annexion de la Crimée, le propos révélait l’état d’esprit du président russe, bien décidé à imposer sa volonté, son propre agenda. Pour ce faire, il a mis au point des outils d’influence multiples constitutifs du concept de « guerre hybride » dans lequel se côtoient un saut technologique de son armement, l’espionnage, la manipulation de l’information, la post-vérité, les mafias, des forces militaires parallèles, la cyber criminalité.
La décision de la Russie, on l’a vue dans le précédent article, remonte probablement à l’indépendance du Kosovo. Dès ce jour de 2008, Vladimir Poutine n’a rien caché de ses intentions. Pour restaurer le statut de grande puissance de son pays, sa priorité, il a décidé de contester la domination américaine dans les affaires internationales, la progression de l’OTAN et de l’UE qui cherchaient à « encercler » la Russie, l’ordre international existant, les traités et principes juridiques qu’ils avaient imposés. Refuser l’hégémonie occidentale, par tous les moyens, par la force, si nécessaire ! Bref, il a décidé de renverser la table !
Par tous les moyens, notamment, en soutenant les mouvements nationaux populistes dans de nombreuses démocraties occidentales afin de fragiliser les gouvernements Etats-Unis, avec l’élection de Trump et le coup d’État manqué du Capitole, le Brexit, au Royaume Uni, Italie, France, Pologne, Hongrie, avec des tentatives qui ont eu quelques succès.
Emmanuel Macron sait de quoi il parle, quand il dit aux ambassadeurs que le libéralisme politique, discrédité, se fracture, au bénéfice de l’illibéralisme, un autoritarisme, qui ne dit pas son nom. Il le rencontre régulièrement.
En 2021, les images de l’évacuation de l’ambassade des États-Unis à Kaboul, ont, en temps réel, fait le tour du monde. Vladimir Poutine les a observées avec attention. Cet événement fut qualifié de « premier grand revers géopolitique des États-Unis au XXIe siècle ».
Joe Biden n’était pas le seul responsable de cette situation. Trois présidents avaient engagé des forces dans cette guerre qui a coûté aux États-Unis 2 600 milliards de dollars et la vie à plus de 2 400 militaires. Joe Biden n’a fait qu’appliquer l’agenda de. Trump qui avait invité les talibans à Camp David, quelques jours avant le 11 septembre 2019. Le 29 février 2020, Trump avait signé avec les talibans, un accord « pour la paix en Afghanistan » qui prévoyait un retrait total des troupes avant fin mai 2021. Dès lors, la victoire des talibans était inéluctable. Trump avait, ensuite, réduit les effectifs américains plus rapidement que prévu. Lorsque Joe Biden est entré en fonction, les États-Unis n’avaient plus que 2 500 soldats en Afghanistan. Le président américain s’est trompé. « L’hypothèse que les talibans s’emparent de l’ensemble du pays est hautement improbable », avait malheureusement dit Joe Biden, le 8 juillet 2021 !
À sa décharge, les services de renseignement américains ont, une nouvelle fois, étaient défaillants. Les analystes des divers services de renseignement américains ont été trop optimistes. Personne, apparemment, n’avait prévu que le régime s’effondrerait avant même le départ des forces américaines. Au cours des vingt dernières années, les États-Unis ont versé des milliers de milliards de dollars à l’Afghanistan. Pour quel résultat ? Certainement pas pour chasser les talibans.
Le président Joe Biden, s’exprimant lentement, à voix basse, de la Maison Blanche, pour dire à la nation américaine, à la presse réunie et au monde entier, que les treize militaires américains morts au cours des attentats commis à Kaboul, le 26 août 2021, étaient des « héros », a bouleversé l’Amérique et, sans doute, renforcé Vladimir Poutine dans ses intentions. L’Amérique, une nouvelle fois, était humiliée.
Le moment était venu de remplacer le monde unipolaire par un monde multipolaire en prenant des initiatives de nature à restaurer le statut de grande puissance de la Russie, qui devait être capable de rivaliser avec les États-Unis. Le moment était venu également de ne plus respecter les traités et textes contraires à ses intérêts nationaux, imprudemment signés. En un mot, le moment était venu de renverser la table !
Tel était l’état d’esprit de Vladimir Poutine quand « L’opération militaire spéciale » a commencé le 24 février 2022.
À suivre…
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