Le 31 mars 2006, j’ai raconté, dans ce blog, l’inoubliable scène à laquelle nous avions assisté, en famille, le premier avril 1984, en regardant par la fenêtre de notre appartement qui donnait sur l’avenue Bosquet. Sous nos yeux, devant l’Ambassade de Roumanie, les passants, de plus en plus nombreux, s’arrêtaient, s’interrogeaient. J’avais filmé le déroulement des évènements : l’arrivée d’un car de police, de représentants de la brigade criminelle, des journalistes d’Europe n° 1, RTL, France info et des chaînes de télévision qui n’étaient pas autorisées à filmer.
En fin de matinée, j’avais téléphoné à TF1, rue Cognacq Jay. J’étais tombé directement sur Jean-Claude Bourret qui préparait le journal de 13 heures Il n’avait pas d’images pour illustrer ce qui venait de se passer. Habitant à deux pas, j’étais arrivé très vite sur le plateau avec ma précieuse cassette. Le présentateur, après la traditionnelle farce du 1er avril, avait enchaîné : « Un Roumain poignardé a été découvert tout à l’heure près de l’Ambassade de Roumanie. On ne connaît pas pour l’instant l’identité de la victime et les circonstances exactes de ce meurtre. L’homme a été tué de plusieurs coups de couteau. Selon certaines informations, le ressortissant roumain aurait été tué à l’intérieur de l’Ambassade. Son cadavre aurait ensuite été jeté du deuxième étage. Le corps de la victime, âgée d’une cinquantaine d’années, a été emmené à l’Institut médico-légal… Les images que vous venez de voir ont été tournées par un cinéaste amateur. »
Dès le lendemain, j’avais reçu, comme c’est l’usage, un contrat d’achat de droit de diffusion pour un film intitulé : « Meurtre à l’Ambassade de Roumanie ».
Le 8 juin dernier, Anne Dastakian, journaliste à Marianne, a laissé un commentaire sur cet article. Elle préparait un article dans le cadre d’une « Série d’été sur les ambassades mythiques ». Sur les moteurs de recherche, elle avait découvert ce qui s’était passé le premier avril 1984, à l’Ambassade de Roumanie. Nous avons échangé. Son article vient de paraître dans le numéro 1271 de Marianne daté du 23 juillet 2021.
Avec son autorisation, je reproduis cet excellent article.
Série d’été – Les ambassades mythiques.
On n’y déguste pas seulement des montagnes de Ferrero Rocher en smokings et robes du soir. À vrai dire, on y fait même tout autre chose ! Cet été, nous vous invitons à passer les grilles de ces bâtiments où se jouent nombre d’affaires secrètes. Et où s’écrit parfois aussi l’histoire.
Le Roumain Nicolaï Iosif, poignardé puis défenestré.
Par Anne Dastakian
Publié le 24/07/2021 à 16:00
Le 1er avril 1984, cet ingénieur et membre du parti communiste roumain est retrouvé mort au pied de la représentation diplomatique de la pire des dictatures d’Europe de l’Est. Aujourd’hui encore, le mystère reste entier quant aux causes de son décès.
« Je me souviens que le 1er avril 1984, en début de matinée, la neige tombait à gros flocons sur Paris. Par la fenêtre de la cuisine qui donnait sur l’avenue Bosquet, nous regardions, à peine réveillés, les rares passants qui empruntaient le trottoir d’en face, qui longe les jardins de l’ambassade de Roumanie. Étrange, pourquoi cette dame d’un certain âge qui marche à petits pas contourne sans s’arrêter un obstacle sur son chemin ? Ma fille, une jeune amie à elle […] et moi, encore en peignoir, comprenons très vite que l’obstacle sombre a une tête, des pieds et un couteau planté dans le dos. »
À la lecture de ce texte, écrit sur son blog en 2006, on sent encore l’effroi et l’émotion de son auteur, Michel Desmoulin, un homme d’affaires aujourd’hui retraité. Un corps humain, jeté en plein jour du troisième étage de l’ambassade d’une des pires dictatures d’Europe avait de quoi choquer, dans l’ultra-bourgeois VIIe arrondissement de Paris! Avant même que la police n’arrive sur les lieux, Desmoulin prend son caméscope et immortalise la scène – des images ensuite diffusées à la télévision. Le reporter amateur note l’arrivée sur les lieux du substitut du procureur de l’époque, Laurent Davenas : « Il alla sonner à l’ambassade, qui, entre-temps, avait naïvement retiré sa plaque, pour demander des explications. » Sans succès. Jouant de son immunité diplomatique, l’ambassade refusa de coopérer.
L’identité de la victime fut rendue publique le lendemain : âgé de 52 ans, originaire de Bucarest, Nicolaï Iosif était ingénieur et membre du parti communiste roumain. Muni d’un visa de travail, il était arrivé en France quatre mois plus tôt, en qualité de menuisier ébéniste, afin d’effectuer des travaux à l’ambassade parisienne. Le légiste précisera que ses mains présentaient toutes les caractéristiques de celles d’un travailleur manuel, et qu’il a succombé à un seul coup de couteau qui a traversé le cœur après avoir fracturé une côte.
Interdite d’accès à l’ambassade, la brigade criminelle de la police judiciaire parisienne ne put établir si Iosif était tombé d’une fenêtre en tentant de fuir après avoir été frappé, ou s’il avait été tué puis défenestré. Mais, à en croire la presse de l’époque, le 2 avril « les policiers se disaient convaincus qu’il avait été tué avant d’être défenestré. Un poignard a été découvert à un mètre du corps, et la victime portait une profonde blessure au niveau du cœur ». Dix jours plus tard, Bucarest donnait sa version des faits : « Souffrant de dépression nerveuse depuis le tremblement de terre de Bucarest en 1977, Nicolaï Iosif s’est suicidé en se poignardant puis en se jetant par la fenêtre ! » Une interprétation qui n’a convaincu personne.
En France, la mort de Iosif fut immédiatement attribuée aux agents de la Securitate (les services secrets roumains). Mais le déroulé du drame reste à ce jour inconnu. Faute d’une enquête sérieuse au pays du dictateur Ceausescu, nul n’a dressé le portrait de la victime afin d’éclairer sa fin tragique. L’actuel ambassadeur à Paris, Luca Niculescu, lui-même ancien journaliste à RFI, n’en sait pas plus. « Un ancien de l’ambassade, présent à l’époque, m’a assuré qu’il s’agissait d’un ouvrier venu de Bucarest pour réparer la toiture » nous a-t-il déclaré. Apparemment, Iosif a été défenestré depuis les chambres de service, situées au-dessus de l’appartement de fonction de l’ambassadeur, sous le toit. Le substitut du procureur de l’époque n’est pas plus disert. Laurent Davenas nous a assuré ne plus se souvenir de cette affaire : « C’était l’époque des premiers attentats contre notre pays » explique-t-il. La presse roumaine n’est guère plus instructive. Les archives de la Securitate livreront-elles un jour leur secret ?
Sulfureuse autant que mystérieuse, l’affaire a suscité dans la presse française les théories les plus folles : s’agissait-il d’un « agent dormant » de la Securitate, exécuté comme traître après avoir été recruté par les services français ? Voulait-il faire défection en France ? Les milieux de la dissidence roumaine à Paris jurèrent ne l’avoir jamais rencontré.
« JETÉ DE L’AMBASSADE, DEVANT L’AMBASSADE »
Pour l’écrivain Virgil Tănase, qui vit en France depuis 1977, les dirigeants communistes roumains « avaient la conviction d’avoir scientifiquement raison. Il était donc normal pour eux d’éliminer les contestataires, en toute bonne conscience ». En témoigne sa propre aventure rocambolesque, survenue deux ans auparavant, en 1982 : le dictateur roumain n’ayant guère apprécié son pamphlet publié dans Actuel sous le titre « Ceausescu, 1er roi communiste », il avait ordonné son élimination. Chargé de cette mission, qui le révulsait, un colonel de la Securitate en avait alerté la DST, et émis le souhait de se réfugier en France. Vérification faite, la menace fut prise au sérieux. Les services français simulèrent alors l’enlèvement de l’écrivain, qui vécut caché pendant trois mois en Bretagne, sous leur protection. Jurant avoir éliminé sa cible, le colonel rentra à Bucarest, et fut même décoré. Avant d’émigrer en France avec sa famille.
En décembre 1989, lors du « procès » et de l’exécution de Ceausescu, l’ex ministre des Relations extérieures de 1981 à 1984, Claude Cheysson, fit une sorte de mea culpa en référence à Iosif : « Jeté de l’ambassade, devant l’ambassade, plusieurs heures après avoir été assassiné après tortures dans l’ambassade […]. Voilà ce qu’était ce régime et nous le savions depuis des années, et, cependant, qu’avons-nous fait ? »
D’allure sinistre à l’époque de la guerre froide, car barricadé telle une forteresse derrière de hauts murs, le splendide hôtel de Béhague, acquis par la Roumanie en 1939, s’est complètement transformé depuis la chute du mur de Berlin. Il était, jusqu’au début de l’épidémie, « probablement l’ambassade la plus ouverte de Paris » se flatte son hôte actuel. Il faut dire que le palais, édifié à l’époque haussmannienne, et richement décoré, est l’un des plus beaux de la capitale. Il abrite un véritable joyau : un théâtre de 250 places, orné de colonnes de porphyre et de mosaïques byzantines, avec un orgue et une excellente acoustique. Avant le décès de la comtesse de Béhague, en 1939, Gabriel Fauré y dirigea son Requiem et Isadora Duncan y dansa. Avant le Covid, il accueillait en moyenne deux spectacles par semaine. À l’époque communiste, amputé de la moitié de sa scène, il servit de salle de projection. On imagine quels films y furent montrés…
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