Quand la période commence à me taper sur les nerfs et m’incite surtout à ne pas ajouter des commentaires à ceux que j’entends à longueur de journée, mon regard se porte ailleurs. Ailleurs, c’est beaucoup dire, disons plutôt que j’éprouve le besoin d’ouvrir ma bibliothèque.
Bernard Roth, un de mes amis me signale que le Théâtre des Mathurins, à Paris, offre la possibilité de voir – ou revoir – du samedi 25 février au dimanche 2 avril 2017, l’adaptation de la remarquable autobiographie de Stefan Zweig « Le Monde d’hier ». Le comédien Jérôme Kircher dit des extraits du Monde d’hier, le livre de Stefan Zweig, avec un talent salué par la critique. Le Théâtre des Mathurins est un petit théâtre. Le comédien est très près des spectateurs. Dans une mise en scène de Patrick Pineau, qui se limite à un rideau, une chaise, un chapeau et un livre avec des musiques lointaines en fonds sonore, le comédien Jérôme Kircher parle à chaque spectateur comme aurait pu le faire Stefan Zweig. L’excellente adaptation pour la scène est de Laurent Seksik, auteur des « Derniers jours de Stefan Zweig ».
La préface du livre, écrit en 1941, un an avant son suicide au Brésil, en dit long sur l’état d’esprit de Stefan Zweig à cette date : « La vraie patrie que mon cœur a élue, l’Europe, est perdue pour moi depuis que, pour la seconde fois, prise de la fièvre du suicide, elle se déchire dans une guerre fratricide. Contre ma volonté, j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité ; jamais – je ne le dis point avec orgueil, mais avec un sentiment de honte –, une génération n’est tombée comme la nôtre d’une telle puissance intellectuelle dans une telle décadence morale ».
Stefan Zweig représentait l’Europe bourgeoise et intellectuelle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Dans Le Monde d’hier, il retrace, avec lucidité et tristesse, l’évolution de l’Europe de 1895 à 1941, l’âge d’or, avant la guerre de 1914-1918, la montée des nationalismes, le monde qui sort de la Première Guerre mondiale, puis l’arrivée au pouvoir d’Hitler, l’horreur de l’antisémitisme d’État et, enfin, le « suicide de l’Europe ».
Le récit nostalgique de ce qu’était alors Vienne, ce « paradis perdu » de la fin du 19ème siècle, le Prater, les cafés bondés, la joie exubérante d’une communauté cosmopolite et tolérante croyant en l’avenir de l’humanité et au progrès. « Nulle part il était plus facile d’être européen » a écrit Stefan Zweig.
« Le Monde d’hier » est d’une actualité brûlante avec la montée des nationalismes, du populisme, la conquête du pouvoir d’un homme qui promet tout à tout le monde et ne fait peur à personne, au début. Comment ne pas penser au monde d’aujourd’hui ?
J’ai, une nouvelle fois, sorti « Le Monde d’hier » de ma bibliothèque pour en faire ma propre lecture. Il y a des passages admirables. Je ne résiste pas à la tentation d’en publier quelques-uns. Dans l’édition Belfond de 1993 (traduction de Serge Niémetz), à mes yeux la meilleure, certains passages sont bouleversants. « J’ai été témoin de la plus effroyable défaite de la raison », écrit Zweig qui analyse, avec lucidité, l’échec d’une civilisation. L’écrivain s’accuse et accuse ses contemporains. Ce qui frappe comme un avertissement c’est l’actualité de sa dénonciation des nationalismes et son plaidoyer pour l’Europe.
« Paris n’est plus Paris » a déclaré le bienveillant Donald Trump hier pour justifier sa politique migratoire. L’Amérique de Trump ne nous plaît pas, mais attendons patiemment son successeur ! Dans « Le Monde d’hier « , Stefan Zweig raconte le souvenir qu’il avait conservé de son premier séjour à Paris : « Nulle part, on n’a pu éprouver la naïve et pourtant très sage insouciance de l’existence plus heureusement qu’à Paris où la confirmaient la beauté des formes, la douceur du climat, la richesse et la tradition. Chacun de nous autres, jeunes gens, s’incorporait une part de cette légèreté et y ajoutait ainsi propre part ; Chinois et Scandinaves, Espagnols et Grecs, Brésiliens et Canadiens, tous se sentaient chez eux sur les rives de la Seine. Point de contrainte : on pouvait parler, penser, rire, gronder comme on le voulait, chacun vivait comme il lui plaisait, sociable et solitaire, prodigue ou économe, dans le luxe ou dans la Bohême ; il y avait place pour toutes les originalités, toutes les possibilités s’offraient. Il y avait là les sublimes restaurants à deux cent ou trois cents francs, avec toutes les magies culinaires et les vins de toute sorte, avec des cognacs abominablement chers qui dataient des jours de Marengo ou de Waterloo ; mais on pouvait manger et boire presque aussi magnifiquement chez le marchand de vin du coin. Dans les restaurants du Quartier latin, où se pressaient les étudiants, on obtenait pour quelques sous les petits plats les plus friands avant ou après son succulent bifteck, avec en outre du vin rouge ou blanc et une miche de délicieux pain blanc longue d’une aune. On pouvait aller vêtu à son gré : les étudiants se promenaient en béret boulevard Saint Michel ; les rapins, les peintres, s’exhibaient en chapeaux à larges bords pareils à des champignons géants et en vestes romantiques de velours noir ; les ouvriers arpentaient sans gêne les boulevards les plus élégants dans leur bourgeron bleu ou en manches de chemise, les nourrices en coiffe bretonne largement plissée, les marchands de vin en tablier bleu. Il n’était pas indispensable que l’on fut le 14 juillet pour que quelques jeunes couples se missent à danser dans la rue après minuit, et le sergent de ville se contentait d’en rire : la rue n’était-elle pas à tout le monde ? Personne n’éprouvait de gêne devant qui que ce fut : les plus jolies filles ne rougissaient pas de se rendre dans le petit hôtel le plus proche au bras d’un nègre aussi noir que la poix ou d’un Chinois aux yeux bridés. Qui se souciait à Paris de ces épouvantails qui ne devinrent menaçants que plus tard, la race, la classe et l’origine ? Ah ! il fallait avoir d’abord connu Berlin pour bien s’éprendre de Paris, il fallait avoir connu la servilité volontaire de l’Allemagne, avec sa conscience hiérarchique accusée des rangs et des distances, aiguisée jusqu’à en être douloureuse, où la femme d’un officier ne « fréquentait » pas celle d’un professeur de lycée, ni celle-ci l’épouse d’un commerçant, ni surtout cette dernière la femme d’un ouvrier…
Les années passèrent. Dans l’avant dernier chapitre du livre intitulé « Incipit Hitler » Stefan Zweig écrit : Cela reste une loi inéluctable de l’histoire : elle défend précisément aux contemporains de reconnaître dès leurs premiers commencements les grands mouvements qui déterminent leur époque. Des groupes, dressés à l’attaque à la violence et à la terreur, sévissaient sans que les autorités accordassent beaucoup d’attention à ces étranges manœuvres nocturnes. Dormaient-elle vraiment, où ne faisaient-elles que fermer les yeux ? […] Un beau matin, les autorités se réveillèrent et trouvèrent Munich aux mains d’Hitler […] Le flot grandissant du mécontentement le porta d’emblée très haut. L’inflation, le chômage, les crises politiques et pour une bonne part la folie des gouvernements étrangers avaient soulevé le peuple allemand ; un gigantesque désir d’ordre se manifestait dans tous les milieux de ce peuple, pour qui l’ordre a toujours eu plus de prix que la liberté et le droit. Même Goethe a dit que le désordre lui paraissait plus fâcheux qu’une injustice. Et quiconque promettait l’ordre avait aussitôt des centaines de milliers de gens derrière lui. »
Les derniers mots de l’écrivain désespéré accompagnent le spectateur à la sortie du théâtre : « « Toute ombre, après tout, est fille de la lumière et seul celui qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu « . Victor Hugo, en son temps, avait dit la même chose en d’autres termes.
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