Existe-t-il encore un « esprit européen » ?


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Depuis le 7 octobre 2005, date à laquelle j’ai mis en ligne un premier article dans ce blog, j’ai, à de nombreuses reprises, parlé de l’Europe. C’est, probablement, le sujet que j’ai abordé le plus souvent. Européen convaincu, depuis le début de ma conscience politique, c’est-à-dire depuis le rejet par l’Assemblée nationale, le 30 août 1954, du projet de Communauté européenne de défense (CED) et, en 1957, la signature du Traité de Rome, je n’ai cessé de militer pour la construction européenne et le développement d’un « esprit européen ».

L’idée n’était pas neuve. Le 15 novembre 1922, Paul Valéry avait prononcé, à Zürich, une conférence sur « l’esprit européen » qui avait marqué les esprits. « Il existe, disait-il, une région du globe qui se distingue profondément de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la puissance et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’esprit européen dont l’Amérique est une création formidable. Partout où l’esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de travail, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de relations et d’échanges. Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe. D’autre part, les conditions de cette formation, et de cette inégalité étonnante, tiennent évidemment à la qualité des individus, à la qualité moyenne de l’Homo Europoeus. Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par sa langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté. »

Dans l’article que j’avais consacré à l’esprit européen et à Paul Valéry, j’avais pris soin de préciser que « nous ne sommes plus en 1922. Il y a bien longtemps que la puissance de l’Europe ne domine plus le monde, mais ce n’est pas en l’élargissant au-delà de ses limites naturelles et en doublant sa population que « l’esprit européen » dominera à nouveau « sur le reste du globe ». C’est, au contraire, en renforçant la communauté de destin, en fortifiant la culture européenne que partagent des peuples qui ont vocation à s’unir davantage, pour, ensemble, lutter contre le réchauffement climatique, assurer leur sécurité, innover à l’égal des autres grandes puissances, défendre les droits de l’homme et des minorités, servir d’exemple au reste du monde. Si, sous prétexte de ne pas « être naïfs », ces peuples, et leurs gouvernants, devaient se montrer arrogants, agressifs, égoïstes, protectionnistes, il s’ensuivrait des conflits, notamment aux frontières, qui ne feraient plus de l’Europe un exemple mais un problème. Ce n’est pas ce que voulaient les « Pères fondateurs ». Il faut, remettre l’Europe en mouvement par l’exemple et l’imagination créatrice.l'esprit européen en 46

En septembre 1946, les Rencontres internationales de Genève avaient réuni quelques intellectuels connus, venus de toute l’Europe, qui furent invités à exposer leurs vues sur l’esprit européen. Julien Benda, Francesco Flora, Jean-R. de Salis, Jean Guéhenno, Denis de Rougemont, Georg Lukacs, Stephen Spender, Georges Bernanos, , Karl Jaspers, participèrent à ces rencontres. J’invite ceux qui s’intéressent à ce sujet à se rendre à cette adresse (http://www.rencontres-int-geneve.ch/volumes_pdf/rig01.pdf) et à prendre le temps de lire les conférences et interventions qui ne peuvent être résumées. J’isole cependant un passage de la conférence de Julien Benda qui donne à réfléchir : « le problème de l’esprit européen aujourd’hui, c’est effectivement de faire que tous les hommes puissent vivre ensemble, dans cet esprit de liberté et cet esprit de justice. Les écrivains, les philosophes, les penseurs, les politiciens qui parviendront à définir, à formuler en termes clairs la formule de cette conciliation, ceux-là auront relancé l’esprit européen, et non pas seulement pour l’Europe, mais pour le monde. Si nous n’y veillons, il y aura une nouvelle guerre, non pas entre l’Est et l’Ouest, mais une guerre civile mondiale entre la justice sociale et la liberté. Voilà pour ma part, en termes très rapides, comme je conçois la question. »

Tout le monde sait qu’il ne suffit pas d’une décision juridique et institutionnelle pour inculquer « l’esprit européen ». Il faut une volonté politique partagée pour doter l’Europe d’une politique étrangère et de défense commune si nous voulons peser sur le règlement de la question israélo-palestinienne, empêcher le Pakistan de tomber entre les mains des talibans, prendre des initiatives en Afrique et au sud de la Méditerranée où notre avenir est en train de se jouer. J’écrivais, déjà, que « L’Europe de Jean Monnet n’avance plus à petits pas, elle recule à grands pas. Sans politique étrangère, sans gouvernance économique, sans défense européenne, l’Europe ne sera bientôt plus une puissance, mais une grande Suisse ! Pour le reste du monde, elle ne sera plus qu’un marché. Le risque n’est pas nul. Il se réalise sous nos yeux. Les masques tombent, les égoïsmes s’expriment, le nationalisme se manifeste. Bref, l’Europe est dans la tourmente.

Pourtant, les 500 millions d’Européens représentent 7 % de la population mondiale, 25 % de la production mondiale font de l’Europe le plus grand PIB du monde, un quart des échanges mondiaux, 50 % des prestations de Sécurité sociale distribuées dans le monde. À peu près tout le reste de la planète aspire au mode de vie des Européens. Un modèle économique et social qui respecte l’homme comme nulle part ailleurs. Un compromis exceptionnel entre la liberté individuelle et l’intérêt général. Dans le classement de l’égalité sociale, les dix-huit premiers pays sont membres de l’Union européenne. Le rêve européen demeure très fort dans le reste du monde où aucune autre construction d’un espace politique supranational n’est aussi avancée.

J’ai eu l’occasion d’écrire que je partage l’opinion de Pascal Lamy, qui déplore que le sentiment d’appartenance, l’esprit européen, l’affectio societatis, soit tombé en déshérence. Les Européens sont las d’attendre. Ils veulent une autre Europe. Ils souhaitent que la proclamation solennelle de Robert Schumann, le 9 mai 1950, trouve à nouveau son application quotidienne : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. »

Le siège de la Banque Centrale Européenne
Le siège de la Banque Centrale Européenne

C’est cet esprit qu’il faut d’urgence retrouver ainsi qu’une vision et un sens élevé du courage politique et de la responsabilité. Passer enfin de « l’Europe des principes » à « l’Europe pratique ». Si nous ne voulons pas que l’Union européenne connaisse un recul de son niveau de vie, se désagrège sous nos yeux, il faut passer des paroles aux actes. L’Europe, et l’euro en particulier, n’est crédible que si ses États membres et ses peuples se font confiance. Les bras de fer, les promesses non tenues, les mensonges et le chantage permanent ne peuvent unir longtemps des peuples qui sont à bout de patience et commencent à douter de l’esprit européen. Le cœur n’y est plus. La défiance l’emporte petit à petit sur « l’esprit européen ». Les Européens ne savent plus très bien ce qu’ils font ensemble. Le « chacun pour soi », les engagements non respectés deviennent la règle. L’esprit européen ne peut pas ne pas en souffrir. À force de répéter : « C’est la faute de Bruxelles », une part grandissante de la population en est convaincue et adhère aux thèses souverainistes, quand ce n’est pas populistes. Bref, il est urgent de refonder, de reconstruire le projet européen. La confiance doit d’urgence être restaurée.

D’urgence, car le spectacle offert à l’occasion du règlement de la crise grecque, le comportement scandaleux de l’entreprise Volkswagen, sans parler des désaccords sur le traitement des réfugiés, accélèrent la détérioration de l’image de l’Europe.

L’anti-germanisme primaire de Todd et Mélenchon comporte trop d’erreurs, de clichés et de comparaisons historiques malvenues, pour être crédible. Il est un peu rapide de reprocher à l’Allemagne de manquer d’ »esprit européen » alors que de nombreux pays membres considèrent que l’Union Européenne est une bonne chose quand elle verse des subventions et déplorable quand elle exige le respect de règles qui figurent dans les traités.
Seule une gouvernance commune découlant du suffrage populaire européen aura une chance de restaurer l’esprit européen et de diminuer le rôle des lobbies qui manipulent et discréditent la technocratie européenne. Ce n’est pas un mythe, il suffit de se rendre à Bruxelles, aux abords de l’immeuble de la Commission pour s’en rendre compte. L’opinion publique en a parfaitement conscience et l’esprit européen en souffre. Seule une Europe plus intégrée politiquement et légitimé par le suffrage universel pourra redonner du sens à l’action.

L’historien israélien Barnavi a raison quand il regrette que l’Europe souffre d’un « déficit d’histoire », et que ses citoyens ne soient pas suffisamment conscients de ce qui, depuis si longtemps, les unit. « L’Histoire, c’est l’appréciation lucide de ce qui s’est passé, et la volonté de l’intégrer à ce que l’on est. À qui la faute ? À nous tous – ceux qu’on appelle les élites : intellectuels, journalistes, professeurs… responsables collectivement de la déperdition de l’esprit public et de la croyance en un destin collectif. » L’échec du projet de constitution européenne y est sans doute pour beaucoup. L’Europe a été mal expliquée et mal défendue. Il faut donc probablement repartir de l’esprit des Pères fondateurs et restaurer solidement le couple franco-allemand, avec des hommes – et des femmes – profondément européens comme ce fut le cas dans le passé. Si l’esprit européen existe encore, il est urgent de donner un second souffle à ce beau projet qui ne doit pas donner l’impression, chaque jour, d’être « une Europe des comptables », comme le regrette Claude Bartolone.UE

Existe-t-il encore un « esprit européen » ? Les plus européens commencent à ne plus y croire.

N’oublions pas cependant ce qu’écrivait Paul Valéry en 1919 dans « La Crise de l’esprit ». La première phrase était une mise en garde : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.« 

Nous avons un devoir d’optimisme. Si la question nous était posée : Dans quel pays aimeriez-vous vivre librement, en bonne santé, en sécurité, il est probable que la réponse serait encore : en Europe, même si de nombreux jeunes, brillants, ambitieux, choisissent aujourd’hui l’aventure ?


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