Mutatis mutandis est une locution latine qui signifie littéralement : « ce qui devait être changé ayant été changé ». Cette expression est couramment employée quand on veut procéder par analogie à un rapprochement entre deux situations pouvant paraitre comparables. Comparaison n’étant pas raison, l’expression n’engage bien entendu que celui qui l’emploie. Je prends cette précaution liminaire avant d’évoquer les conséquences politiques du ras-le-bol fiscal et administratif qui n’en finit pas de monter dans les profondeurs du pays. C’est un sujet important pour plusieurs raisons. Les services du ministère des Finances ont une compétence et une capacité à lever l’impôt que le monde entier nous envie. La France, de ce point de vue, inspire confiance et n’a donc, nonobstant sa situation économique préoccupante, aucune difficulté à emprunter pour financer son déficit. Ce niveau de confiance élevé se traduit actuellement par des taux d’emprunt historiquement bas, proche de zéro. Cette heureuse situation pourrait ne pas durer si une certaine forme de contestation venait à se manifester et si les stratégies pour payer moins d’impôts et taxes de toutes natures avaient tendance à se développer.
Ceux qui nous gouvernent doivent en permanence avoir ce risque présent à l’esprit. L’impôt est à la fois un pilier de la construction républicaine et un pilier du modèle social. Les agissements de ceux qui veulent s’affranchir de la Sécurité sociale alors que notre système de Sécurité sociale repose sur l’obligation de cotiser en proportion de ses revenus, avec des plafonnements, est également un signal qu’il faut prendre au sérieux. C’est toute la politique collective de solidarité qui est en question.
La célèbre citation de Colbert : « L’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris » fait de moins en moins rire. Les promesses du chef de l’Etat, qu’il n’y aura pas d’impôt nouveau à partir de 2015, les Français n’y croient plus. Ils savent que les collectivités locales, même les mieux gérées, n’auront d’autres solutions, pour équilibrer leur budget, que d’augmenter les taxes. Le ministre du budget rassure : « Il n’y a pour l’instant aucun élément objectif qui valide un changement de comportement de nos citoyens à l’égard de l’impôt ». Ce n’est pas si sûr. Au-delà d’un taux de 40% les spécialistes constatent que les Français supportent mal – et certains même très mal – l’impôt sur le revenu. Avec un taux de prélèvements obligatoires de 45% en 2013, la France est le pays qui a les prélèvements les plus élevés des 34 pays de l’OCDE, après le Danemark (48,6%). Depuis 2010, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont décidé de prélever 70 milliards d’euros sur nos concitoyens et déclenché ce que le Premier ministre appelle un « haut-le-cœur ».
Dans notre pays, toujours prêt à créer des impôts nouveaux, un « haut-le-cœur » fiscal est en effet toujours à craindre. Il peut prendre la forme d’une révolte, voire d’une révolution. Sans remonter à Joseph Caillaux à qui on attribue généralement la paternité de l’impôt sur le revenu créé en France en 1914 après des années de discussion, attardons-nous sur ce qui s’est passé en France entre 1953 et 1955. Mutatis mutandis, cela va de soi !
Sous prétexte de lutter contre les excès fiscaux dont les petits commerçants et artisans se plaignaient d’être victimes, un homme, d’origine modeste, exerçant la profession de libraire-papetier à Saint-Céré, chef-lieu de canton du Lot, saisit l’occasion qui lui était offerte de se faire connaitre. Depuis 1952, les petits commerçants étaient en difficulté. L’inflation, plus faible, ne permettait plus de répercuter l’impôt sur les produits qu’ils vendaient. Les mesures prises par le gouvernement Pinay (1952-1953) alourdissant les sanctions et les contrôles fiscaux, la situation devint insupportable pour les commerçants et artisans.
Jeune, entreprenant, bon orateur, capable de faire vibrer son auditoire, Pierre Poujade, qui avait milité avant la guerre à l’Union populaire des jeunesses françaises, le mouvement de jeunes du Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot, décida de se lancer dans la lutte antifiscale qui convenait à son généreux tempérament. Il avait tout d’abord pris la tête d’un groupe de commerçants qui s’opposaient de manière musclée à un contrôle fiscal. Il faut dire que les méthodes employées par l’administration fiscale étaient un peu rudes. Les artisans et commerçants jugeaient offensant le comportement des fonctionnaires qui débarquaient sans prévenir dans leur boutique pour examiner leur comptabilité.
Les syndicats traditionnels réagissaient mollement aux yeux des artisans et commerçants qui considéraient qu’il fallait apporter une réponse de plus grande ampleur au gouvernement. Les conditions étaient réunies pour qu’un grand mouvement radical de contestation fiscale et de défense professionnelle conteste les agissements de l’État.
Le 22 juillet 1953, Pierre Poujade, conseiller municipal ex-RPF de Saint-Céré, apprend qu’un contrôle fiscal doit avoir lieu chez un marchand de chaussures. Les commerçants et artisans de la commune se réunissent et décident de s’opposer au contrôle. Les contrôleurs expliquent en quoi consiste leur travail et Pierre Poujade leur dit : « Vous direz à l’administration que désormais, il n’y aura plus de contrôle ».
Un nouveau contrôle, accompagné de la force publique, fut décidé en novembre de la même année. Il fut à nouveau impossible de le mener à bien. De ce jour et de cet incident, est née l’UDCA (Union de Défense des Commerçants et des Artisans). Les journaux, la radio, se chargèrent de faire connaitre ce début de révolte. Pierre Poujade se dépensa sans compter pour mobiliser les commerçants et artisans. Le premier congrès de l’UDCA a lieu le 29 novembre 1953 à Cahors.
Pierre Poujade appela toutes les professions qui se sentaient menacées à une révolte fiscale. C’est ainsi que débuta le mouvement poujadiste violemment antiparlementaire et dirigé contre « les grands commis qui vont à la soupe », les « éminences » et les « apatrides » qui occupaient la « maison France ». C’est Pierre Mendès-France qui était visé.
Avec des arrière-pensées, et pour ne pas être débordés, les communistes soutinrent le mouvement dans un premier temps. Mais quand Pierre Poujade, ancien de l’Action Française et du PPF (Parti Populaire Français) de Jacques Doriot, appela à tuer Pierre Mendès-France ce fut la rupture avec le PCF. Les méthodes employées par les poujadistes au cours de l’année 1954-1955 commencèrent à inquiéter le gouvernement. Dans plusieurs villes, les poujadistes s’opposèrent violemment aux CRS. Des centres des impôts furent saccagés. En quelques semaines, soixante départements organisèrent la résistance jusqu’à une assemblée plénière qui remplit le Vél d’Hiv le 24 janvier 1955. Le but était d’intimider les pouvoirs publics. Grisé par le succès, Pierre Poujade, exigea la convocation d’États Généraux et proposa que chaque profession remplisse un cahier de doléances. Voilà qui sentait bon la révolution !
Il se trouve qu’à cette époque, j’habitais Cahors. J’avais 19 ans et une conscience politique qui me permettait d’évaluer le phénomène Poujade. J’ai conservé des lettres qu’échangeaient mon père et son père. Mon grand-père, ancien boulanger, soutenait l’action de Poujade. Mon père, haut fonctionnaire dans le département du Lot, était sidéré. Il tenta, en vain, de convaincre son père de l’absurdité du programme de Poujade. Comme le président du Conseil, mon père se disait que son père n’avait pas la même manière de raisonner que lui.
Dans le IIe tome de ses mémoires (Si tel doit être mon destin ce soir…Plon 1984– ISBN 2-259-01216-7), Edgar Faure, président du Conseil, en 1955, ne consacre que quelques pages au mouvement de Pierre Poujade. « Le 1er mars, Robert Blot était entré dans mon bureau, le visage tout empreint de préoccupation. « Il y a quelque chose qui ne va pas bien du tout, c’est le développement vertigineux de l’agitation antifiscale, fomentée par un personnage pittoresque et inclassable qui a nom Pierre Poujade ». J’avais déjà entendu parler de Pierre Poujade lorsque j’étais rue de Rivoli et j’avais décidé, contrairement à beaucoup d’avis, de prendre l’affaire au sérieux (mais non pas au tragique). (…) Pierre Poujade avait drainé autour de lui le quart monde de ce tiers monde et fait entendre les imprécations de Marat au lieu des belles phrases de Mirabeau. (…) J’avais cessé de suivre de près les campagnes d’agitation qui avaient poursuivi leur essor. Ayant consenti, dans la logique de mon plan, un certain nombre de réductions d’impôts, politique dont il n’existait guère d’exemples, je pensais que les catégories intéressées devaient m’en savoir gré et m’attribuer une certain marge de confiance. En quoi je péchais par optimisme. Seules les personnes sérieuses et compétentes pouvaient suivre et apprécier mes efforts et elles n’étaient pas, de loin, les plus nombreuses. (…) C’est un fait généralement constaté que certains mouvements croissent en violence au moment même où l’on commence à s’occuper d’eux, à leur donner des réponses partielles, à reconnaitre leur légitimité. (…) Ce mouvement surgit et se développa d’une façon si imprévisible, comme un monstre de légende, cette tarasque du papetier de Saint Céré. »
Quelques lignes plus loin, Edgar Faure évoque la création des brigades polyvalentes décrétée par Antoine Pinay. « L’institution des « polyvalents » répondait à une conception parfaitement logique : la fusion des trois administrations fiscales dont chacune, jusque là, avait mené une vie indépendante et manifesté un particularisme ombrageux. Avant la réforme, un contribuable qui venait d’être contrôlé par une des « régies » à savoir les directs, les indirects et l’enregistrement, n’avait que peu de risques de recevoir dans un délai rapproché la visite des agents d’une autre. D’après le calcul des probabilités, on pouvait compter sur des répits de deux ou trois ans. Avec les polyvalents, les trois contrôleurs tombent ensemble comme un coup de massue. »
Pierre Poujade voulait engager le fer dans un combat singulier contre le seul adversaire qui lui semblait digne de son défi : le président du Conseil. C’est ainsi qu’il fit irruption, « comme une horde barbare qui brandit ses torches et ses épieux », dans le canton de Villers-Farlay où Edgar Faure était candidat. Le président du Conseil raconte cet épisode avec un peu d’ironie. « Les Français ont plus de goût qu’on ne le pense pour le « culte de la personnalité ». (…) Un certain nombre de Français qui se sentaient éloignés du « courant » mendésien (soit par hostilité à la gauche, soit parce que son imprégnation intellectuelle les désorientait) étaient cependant impressionnés par l’aspect chaleureux de ce phénomène. Ils se sentaient en disponibilité d’enthousiasme, en quête d’un héros de substitution. Poujade répondit à cette attente et compensa cette frustration. (…) Ce n’était pas un anti-Mendès : c’était leur Mendès à eux. Non pas le rénovateur des comptes de la nation, mais le redresseur des comptes de la boutique. Non pas le grave continuateur de Keynes, mais l’émule irrévérencieux du La Brige de Courteline. Non pas le prophète inspiré des structures de l’avenir, mais l’espiègle farfadet de la rouspétance quotidienne. »
Ne trouvant pas, au Parlement, l’appui qu’il avait espéré, Pierre Poujade se tourna vers l’extrême-droite traditionnelle qu’il connaissait bien. Il reçut le soutien de Jean-Louis Tixier-Vignancour et d’un jeune activiste : Jean-Marie Le Pen. Il faut dire que les poujadistes défendaient des thèmes qui leur étaient chers : la défense des petits commerçants, l’Algérie française, la Patrie et une vaste réforme fiscale. Le poujadisme prit alors la forme d’une résurgence de la droite nationaliste d’avant guerre que Jean-Marie Le Pen ne cessa de contester, notamment lors du décès de Pierre Poujade en 2003. Le communiqué du président du Front national est intéressant à relire aujourd’hui: « Avec lui disparaît une figure qui fut emblématique de la lutte des classes moyennes contre le bureaucratisme et le fiscalisme et, plus généralement, contre la décadence française qu’incarnait la IVe République finissante » ; « Le poujadisme et le lepénisme n’ont rien à voir. Je suis un leader politique. Pierre Poujade était un leader syndical. Il a mené une opération commando sur la politique qui lui a été offerte en quelque sorte par l’opportunité. En son for intérieur, il n’était pas un homme politique. »
En décembre 1955, le président du Conseil, Edgar Faure prit l’initiative de dissoudre l’Assemblée nationale, fait unique sous la IV e République. Pierre Poujade décida immédiatement que son mouvement politique, Union et Fraternité Françaises, présenterait de nombreux candidats. Ce qui devait arriver, arriva. « On ne voit que ce que l’on regarde et ne regarde que ce qu’on a dans l’esprit ». Le fanatisme est une maladie terriblement contagieuse et dont peu de personnes peuvent se tenir pour définitivement immunisées. Les RG ne virent rien venir. Sans qu’aucun signe concret le révélât, survint l’élection législative du 2 janvier 1956. Poujade triompha : 52 députés, ayant fait campagne sur le slogan « Sortez les sortants », firent leur entrée au Palais-Bourbon.
Le vote poujadiste ne s’était pas limité aux seuls militants du mouvement. Une partie significative de la classe moyenne avait manifestement voté Poujade. Le succès fut observé jusqu’aux États-Unis où le magazine Time consacra sa « Une » au leader poujadiste. Jean-Marie Le Pen a été élu député du premier secteur de la Seine à l’âge de 27 ans, ce qui en faisait le benjamin de l’Assemblée nationale.
Pierre Poujade avait commis l’erreur de ne pas se présenter. Il fut vite dépassé par ses propres élus. Le Pen, violent, bagarreur, fut souvent rappelé à l’ordre par Pierre Poujade. Les députés poujadistes, quittèrent assez rapidement le mouvement pour s’engager en Algérie avec le contingent (Jean-Marie Le Pen, Maurice Demarquet), se séparèrent de Pierre Poujade ou furent invalidés pour diverses raisons. Ce fut la débandade. En août 1957, Pierre Poujade rencontra le général de Gaulle. Nul ne sait ce qu’ils ont pu se dire. Toujours est-il que, de ce jour, le chef de l’UDCA milita pour une Ve république.
Le mouvement Poujade aura seulement, et un temps, exprimé le mécontentement d’une partie de la population, généralement la plus conservatrice, face aux forces du progrès, une sorte de prurit républicain.
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