Maurice Faure n’avait que trente-cinq ans quand il a signé, pour la France, le traité de Rome. Il ne voulait pas écrire ses mémoires. Il avait tout au plus accepté dans « D’une République à l’autre », un livre d’entretiens avec Christian Delacampagne, publié chez Plon en avril 1999, de livrer quelques souvenirs. « Cette négociation fut la grande œuvre de ma vie, ou, si l’on préfère, ma contribution à l’Histoire. […] Je n’eus peut-être pas, au début, une claire conscience des innombrables problèmes qu’il allait soulever. Je ne mesurais pas à quel point nos déclarations de principe, quand les ministres s’attacheraient à les transformer en politiques concrètes, susciteraient des objections […] On ne pouvait pas l’appliquer sans demander des sursis, des délais, des crédits. […] Je savais, au fond de moi, que ce traité ne ressemblerait à aucun autre. »
Maurice Faure ajoute, dans cet ouvrage : « Bien entendu, je ne fus pas, du côté français, son unique auteur. J’eus, pour la circonstance, la chance de bénéficier de l’aide de nombreux collaborateurs, tous de premier ordre : Robert Marjolin, qui représentait le cabinet de Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, Jacques Donnedieu de Vabres, chef de la délégation interministérielle pour les problèmes économiques, Georges Vedel, pour l’Euratom, qui travaillait en étroite collaboration avec Pierre Guillaumat, Jean Perrin et Louis Armand ; et enfin, un jeune diplomate, Jean-François Poncet, pour le Marché commun. Ceux-là formaient ma garde rapprochée, l’équipe avec laquelle j’avais les discussions les plus fréquentes. Il y eut aussi Pierre Moussa, qui s’occupa dans le traité de tout ce qui concernait les territoires d’outre-mer […] Ce traité revenait à nous faire faire, sans que nous nous en doutions, un pas en direction de la « mondialisation » de l’économie. Nous n’étions que six, bien sûr. Mais nous savions que ce nombre finirait par s’accroître. »
Sur le choix de la capitale, Maurice Faure apporte cette précision : « Si l’on avait pu, là-dessus, voter à bulletins secrets, c’est Paris qui aurait été choisi. À partir du moment où le vote était public, ce n’était plus si simple. Pineau et moi, nous essayâmes, sans succès, de proposer Strasbourg, puis Luxembourg. Manifestement, Bruxelles avait une meilleure côte. »
« Au total, la négociation dura sept mois. Elle s’acheva par une signature officielle au Capitole, à Rome, le 25 mars 1957. Chaque pays fut représenté par deux signataires. Christian Pineau et moi, nous signâmes le traité pour la France. »
« Les États signataires rompaient, de toute évidence, avec le protectionnisme cher à l’avant-guerre, pour avancer dans la voie du libéralisme ou, tout au moins, du « libre-échange ». La principale opposition au traité vint de l’hostilité des gaullistes et des communistes à la règle de la majorité qualifiée, c’est-à-dire au principe de la supranationalité. « Il semblait évident, à l’époque, que rien d’important ne pourrait jamais se décider sans la France. Celle-ci jouissait, en 1956, d’une puissance relative beaucoup plus importante qu’aujourd’hui. Elle était le pays qui dominait les six, le plus vaste et le plus peuplé d’entre-eux, le vainqueur de la guerre, un État susceptible de se doter, à brève échéance, de l’arme atomique, tandis que l’Allemagne avait à se faire pardonner Hitler, et l’Italie, Mussolini. »
Soixante années ont passé. Michel Rocard, avec son parler vrai, disait, peu de temps avant son décès : « L’Europe, c’est fini, on a raté le coche, c’est trop tard ». Il faisait le constat que l’Europe a baissé les bras. Elle baisse la garde avec des dépenses de défense, au plus bas depuis cent cinquante ans. Les institutions, dont l’Europe s’est dotée, « tuent le leadership ». L’Union n’est plus compétitive dans certains domaines, notamment sur l’économie numérique, la lutte contre le terrorisme. L’absence d’une « certaine idée de l’Europe », peut conduire à la catastrophe. Les opinions publiques ont peur et par conséquent éprouvent, chaque jour un peu plus, un besoin de repli identitaire regrettable mais qui s’explique. Qui sera capable de remettre l’Europe dans le sens de l’Histoire ?
Faut-il accepter l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses ? L’idée est dans l’air depuis longtemps. Tout le monde reconnaît qu’il faut plus de « politique » et moins de technocratie en Europe. Il ne faut pas s’étonner que les citoyens se sentent plus rassurés dans le cadre de l’État Nation avec ses frontières et la possibilité de renvoyer les dirigeants politiques à leurs chères études à chaque consultation électorale. Comment réconcilier l’Europe et les Européens ?
C’est pourtant une belle idée. Le 15 novembre 1922, Paul Valéry avait prononcé, à Zürich, une conférence sur « l’esprit européen » qui avait marqué les esprits. « Il existe, disait-il, une région du globe qui se distingue profondément de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la puissance et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’esprit européen dont l’Amérique est une création formidable. Partout où l’esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de travail, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de relations et d’échanges. Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe. D’autre part, les conditions de cette formation, et de cette inégalité étonnante, tiennent évidemment à la qualité des individus, à la qualité moyenne de l’Homo Europoeus. Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par sa langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté. »
Nous ne sommes plus en 1922. Il y a bien longtemps que la puissance de l’Europe ne domine plus le monde, mais il y aurait encore tant de choses à faire dans ce monde en ébullition. Les 500 millions d’Européens représentent 7 % de la population mondiale, 25 % de la production mondiale font de l’Europe le plus grand PIB du monde, un quart des échanges mondiaux, 50 % des prestations de Sécurité sociale distribuées dans le monde. À peu près tout le reste de la planète aspire au mode de vie des Européens. Un modèle économique et social qui respecte l’homme comme nulle part ailleurs. Un compromis exceptionnel entre la liberté individuelle et l’intérêt général. Dans le classement de l’égalité sociale, les dix-huit premiers pays sont membres de l’Union européenne. Le rêve européen demeure très fort dans le reste du monde où aucune autre construction d’un espace politique supranational n’est aussi avancée.
Il est certainement possible de remettre l’Europe en mouvement par l’exemple et l’imagination créatrice et de restaurer « l’esprit européen » avec une volonté politique partagée qui fait actuellement défaut.
Avec le Brexit, la campagne présidentielle en France montre que le cœur n’y est plus. La défiance l’emporte petit à petit sur « l’esprit européen ». Les Européens ne savent plus très bien ce qu’ils font ensemble. Le « chacun pour soi », les engagements non respectés deviennent la règle. L’esprit européen ne peut pas ne pas en souffrir. À force de répéter : « C’est la faute de Bruxelles », une part grandissante de la population en est convaincue et adhère aux thèses souverainistes, quand ce n’est pas populistes. Bref, il est urgent de refonder, de reconstruire le projet européen. La confiance doit d’urgence être restaurée.
Il faut dire que le Brexit, qui sera officiellement enclenché le 29 mars, tombe mal. Pour la première fois depuis soixante ans, l’Union ne va pas s’élargir mais se rétrécir. C’est un coup dur pour l’Union européenne, dans la mesure où Theresa May fait preuve d’un volontarisme politique qui manque chez les autres dirigeants européens. Quand elle déclare qu’à un mauvais accord avec l’UE, elle préférait « pas d’accord du tout », Thérésa May fait de la politique, envoie un signal. Si la sortie du Royaume-Uni se passe bien, d’autres pays pourraient suivre. Une victoire du Front national pourrait précipiter l’éclatement de l’UE. Si la Grèce fait défaut, les conséquences seront graves. Ce qui s’est récemment passé entre la Pologne et l’Union à l’occasion de la reconduction de Donald Tusk à la présidence du Conseil est inquiétant.
La confiance dans l’UE est tombée à 36 %, (près de quinze points en dessous de son niveau de 2004 selon les données Eurostat) ? La crise de 2008 est passée par là. Ce niveau de confiance est d’ailleurs plus faible dans la zone euro que dans les pays qui n’en sont pas membres.
L’affrontement entre deux visions de l’Europe n’est pas nouveau. Celle des « Pères fondateurs », désireux de fonder une Europe supranationale s’est imposée, mais montre ses limites, L’autre conception de l’Europe, celle des gaullistes, est à la mode. La transformation du Marché commun en Marché unique avec la signature de l’Acte unique de 1986 a tout changé. L’euro a rendu l’Allemagne plus puissante et l’adhésion des pays de l’Est a accru la concurrence des travailleurs et le dumping social.
Il est évident que ce qui marche en Europe relève de l’intergouvernemental et non de l’Union. Le meilleur exemple, c’est Airbus, mais c’est aussi l’Agence spatiale européenne, Erasmus.
L’Union européenne a-t-elle été fidèle au traité de Rome ? Ce n’est pas sûr !
N’oublions jamais ce qu’écrivait Paul Valéry en 1919 dans « La Crise de l’esprit ». La première phrase était une mise en garde : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.«
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