Quelle étrange journée !


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Il y a des journées qui s’inscrivent durablement dans la mémoire des individus, des journées particulières. Celle du 21 février 2023 en est une, en raison de l’enchaînement des événements et de la symbolique qu’ils contenaient dans une période de forte tension internationale sur fond de rapprochement de la Chine avec la Russie. Il flottait, tout au long de cette étrange journée, un parfum de « guerre froide », comme au temps de l’Union soviétique.

U.S. President Joe Biden delivers remarks ahead of the one year anniversary of Russia’s invasion of Ukraine, outside the Royal Castle, in Warsaw, Poland, February 21, 2023. REUTERS/Evelyn Hockstein TPX IMAGES OF THE DAY

Vladimir Poutine et Joe Biden avaient programmé de livrer leur vision du monde respective, diamétralement opposée, trois jours avant le premier anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Pour Philippe Gélie, directeur adjoint de la rédaction du Figaro, un nouveau « rideau de fer » est tombé, dans les discours, pour le moment. Nous ne savons pas encore où et dans combien de mois, d’années ou de décennies, il sera effectif, mais ce conflit de très haute intensité ne semble pas pouvoir trouver une autre issue.

À dix heures, heure française, à Moscou, devant les députés, les membres de son gouvernement et des invités, des hommes, en grande majorité, Vladimir Poutine, pendant près de deux heures, a prononcé son discours sur l’état de la nation devant l’Assemblée fédérale ; un discours haineux, froid, à l’égard de l’Occident, accusé de tous les maux. Accusés d’être responsables du déclenchement de cette guerre, face à laquelle les Russes ne font que se défendre, de fourberie, de mensonge, de vouloir en « finir avec la Russie » ; accusés d’ambitions impérialistes, l’Alliance atlantique et les Occidentaux dans leur ensemble, seraient, à ses yeux, les seuls responsables de cette situation. « Regardez ce qu’ils font avec leurs propres peuples : la destruction des familles, des identités culturelles et nationales, la perversion et la maltraitance des enfants jusqu’à la pédophilie sont déclarées comme étant la norme. Et les prêtres sont obligés de bénir les mariages entre homosexuels, » ironisait le président russe. De ses échecs militaires, de la pagaille de ses forces militaires, des villes en ruines, des milliers de victimes, des abominables violences commises, pas un mot. La Russie va bien, mieux encore qu’avant les sanctions imposées. L’auditoire impassible, triste, applaudissant sur ordre, donnait l’impression de ne pas croire un mot de ce qu’assénait, rageur, le maître du Kremlin. « Il est impossible de vaincre la Russie sur le champ de bataille », lançait Vladimir Poutine, qui se voulait rassurant. Ceux qui ne s’étaient pas encore assoupis, semblaient en douter. Quels sont les objectifs réels de l’Opération Militaire Spéciale ? La reconquête de tous les territoires russes historiques ? Pas un mot !

Faute de succès militaires à glorifier, Vladimir Poutine, une nouvelle fois, a fait allusion à son arsenal nucléaire. C’est le dernier moyen militaire dont il dispose, après l’échec des autres actions entreprises sur le champ de bataille. Il a annoncé la décision qu’il avait prise de « suspendre » la participation de la Russie au traité New Start sur le désarmement nucléaire. « Suspension et non pas retrait », a-t-il prudemment précisé ; menaçant, mais modérément !

Au même moment, Wang Yi, le plus haut responsable de la diplomatie chinoise, était à Moscou, pour confirmer « l’amitié sino-russe, un capital positif pour le monde », alors que la sécurité internationale s’affaiblit et se déséquilibre de jour en jour, des relations saines et stables entre les deux grands pays voisins que sont la Chine et la Russie sont dans l’intérêt du monde ».

Pendant que Vladimir Poutine parlait, je pensais à ce jour de novembre 1989, où, à Berlin, avec mon fils Jérôme, nous avions été témoins de l’immense espoir et de l’inoubliable joie que la chute du Mur suscitait. Le monde en avait peut-être fini avec le nationalisme et les totalitarismes. Je me souvenais aussi que le politologue français Pierre Hassner avait prédit, dans la revue Esprit, que « plus les peuples perdraient leur identité, plus ils seraient tentés de s’en reconstruire une artificiellement. Plus ils seraient proches de leurs voisins culturellement, plus ils seraient tentés de s’opposer à eux politiquement ou par la violence, afin justement de se rassurer sur leur identité et de recréer l’opposition entre « eux » et « nous » constitutive du politique. »

Quelques heures plus tard, Joe Biden a prononcé, devant une foule enthousiaste, un discours solennel dans les jardins du palais royal à Varsovie. Pendant qu’il parlait, des images, des faits, des mots, me revenaient en mémoire. Le 26 août 2021, le président américain était apparu plus vieux que la veille, marqué par l’épreuve, la tête basse. Il s’exprimait lentement, à voix basse, de la Maison Blanche, pour dire à la nation américaine, à la presse réunie et au monde entier, que les treize militaires américains morts au cours des attentats commis à Kaboul et revendiquées par l’organisation État islamique-K (EI-K), la branche régionale de l’organisation djihadiste, étaient des « héros ». Il avait les larmes aux yeux. Ce que l’administration Biden craignait, venait d’arriver. L’Amérique, une nouvelle fois, était humiliée.

Le 21 février 2023, le cow-boy était remonté sur son cheval. La décision de se rendre à Kiev par le train, dans un pays en guerre, était à la fois audacieuse, courageuse, romanesque, et symbolique de la détermination de Joe Biden d’aider l’Ukraine au moment où le conflit entre dans une phase décisive. « L’Amérique est venue pour rester », a-t-il déclaré à Kiev. La chaîne de télévision américaine CNN a aussitôt rappelé que « la dernière fois que le locataire de la Maison-Blanche s’est exprimé depuis la cour du château de Varsovie, (le 26 mars 2022), le contenu de son discours de vingt-sept minutes s’était résumé à sa conclusion, lorsque Biden avait dit à propos de Poutine : « Pour l’amour de dieu, cet homme ne doit pas rester au pouvoir»

Il y avait, dans cet événement, un peu du « Ich bin ein Berliner » (« Je suis un Berlinois ») prononcée par John Fitzgerald Kennedy, lors de sa visite à Berlin Ouest le 26 juin 1963, à l’occasion des quinze ans du blocus de Berlin. Depuis le balcon de l’hôtel de ville de Schöneberg, dans lequel siégeait la municipalité de Berlin Ouest, le président américain avait dit : « Il y a 2 000 ans, la plus grande marque d’orgueil était de dire civis romanus sum (je suis citoyen romain »). Aujourd’hui, dans le monde libre, la plus grande marque d’orgueil est de dire Ich bin ein Berliner. […] Tous les hommes libres, où qu’ils vivent, sont des citoyens de Berlin. Par conséquent, en tant qu’homme libre, je suis fier de prononcer ces mots : Ich bin ein Berliner ! » Ce discours est resté dans les mémoires, comme un des moments forts de la guerre froide, au même titre que celui de Ronald Reagan, en juin 1987, exhortant le président soviétique devant la Porte de Brandebourg : « Monsieur le Secrétaire général Gorbatchev, si vous voulez la paix, si vous voulez la prospérité de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est, si vous voulez la libéralisation, présentez-vous à cette porte ! Monsieur Gorbatchev, ouvrez cette porte ! Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur ! ».

L’éditorial du journal Le Monde, daté du 22 février, soulignait, à juste titre le « trait commun aux deux discours : la détermination. Les présidents russe et américain ont voulu montrer qu’ils étaient prêts à faire face à un conflit prolongé en Ukraine, même si, en dépit de la rhétorique, l’un et l’autre restent attentifs à une escalade mesurée. M. Biden n’a pas renouvelé son souhait de voir M. Poutine quitter le pouvoir, formulé dans son précédent discours à Varsovie en 2022, et le retrait de la Russie d’un régime de contrôle des armes nucléaires déjà moribond ne change pas fondamentalement la situation.

Cette situation, cependant, se trouve aujourd’hui compliquée par le facteur chinois et la possibilité du soutien de Pékin à Moscou. Pour n’avoir pas voulu voir à temps la vraie nature des ambitions impériales de Vladimir Poutine, les pays occidentaux se trouvent aujourd’hui tenus d’accompagner militairement l’Ukraine jusqu’à la victoire. Unis, certes, mais confrontés à un monde très fragmenté. C’est un scénario qu’ils n’avaient pas prévu en sortant de la guerre froide. »

Cette journée a été un « moment rare de confrontation directe », pour The New York Times.

Hasard ou nécessité pédagogique, France 2 avait consacré la soirée de cette étrange journée du 21 février 2023, à la fin du régime nazi, avec le tournant que fut l’épouvantable bataille de Koursk et la chute de Berlin. Apocalypse, écrit et réalisé par Isabelle Clarke et Daniel Costelle, est un excellent documentaire riche d’enseignements.

Je laisse à Joe Biden, la conclusion de cette étrange journée : « On ne peut pas apaiser les appétits des autocrates, il faut s’y opposer. »


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