« Paix impossible, guerre improbable » est le titre du premier chapitre d’un ouvrage de Raymond Aron, intitulé : « Le grand schisme », publié en 1948. Le professeur Aron avait utilisé cette formule pour nommer le début de la Guerre froide. La formule a été employée à chaque fois que les rapports entre la Russie et les pays occidentaux traversent une période de tension. Depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale et l’apparition des armes nucléaires, les périodes de tension se sont le plus souvent déroulées de la même manière : Accroissement des potentiels militaires de part et d’autre, gesticulations militaires, montée aux extrêmes jusqu’à un équilibre de la terreur, puis, conversations, propositions de détente et baisse de la tension… Jusqu’à la prochaine fois.
Il apparait chaque jour un peu plus, que l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, constitue une rupture stratégique. La célèbre formule de Raymond Aron, souvent donnée comme sujet au concours d’entrée à Sciences Po, ne s’applique plus. Le monde a changé. La géostratégie a été bouleversée. Une guerre longue, hybride, totale, qu’aucun des belligérants ne peut perdre, sous peine de s’effondrer, est devenue probable.
« En menaçant d’utiliser une arme atomique pour protéger sa conquête impériale de l’Ukraine, le pouvoir russe a fait entrer le monde dans « le troisième âge nucléaire » constatait récemment Louis Gautier, conseiller pour la défense auprès du Premier ministre, Lionel Jospin, ancien Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. Une rupture que Raymond Aron ne pouvait pas imaginer !
Est-ce que pour autant, le conflit, en passant d’une contestation territoriale limitée à un affrontement économique global, et à une montée aux extrêmes entre l’ensemble de l’Occident d’une part et la Russie soutenue par la Chine d’autre part, est devenu une guerre mondiale ? Bertrand Badie, professeur des Universités en Science politique et en Relations internationales à Sciences Po Paris, parle, lui, d’une « guerre mondialisée ». « À l’aube du troisième millénaire, nous sommes face à la première conflictualité interétatique majeure, en tout cas en Europe, et d’un genre totalement renouvelé. Il s’agit d’une « guerre mondialisée » en raison du contexte qui est nouveau, des stratégies qui sont inédites et des conséquences qui sont incertaines. S’agissant du contexte, tous les pays du globe, aussi éloignés soient-ils, sont de fait impliqués et ressentent directement ou indirectement les effets de cette guerre. »
Emmanuel Todd, anthropologue, historien, vient de publier « La Troisième Guerre mondiale a commencé ». Il pense que cette guerre est existentielle pour les États-Unis, comme pour la Russie. Ces deux pays ne peuvent se retirer du conflit. Nous sommes donc entrés, pense l’essayiste, « dans une guerre sans fin, dans un affrontement dont l’issue doit être l’effondrement de l’un ou de l’autre. »
Isabelle Lasserre, dans Le Figaro, ne dit pas autre chose, quand elle écrit ceci : « La levée du tabou sur les chars par la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Pologne et l’Allemagne a fait franchir un nouveau cap à la guerre que mènent les Russes en Ukraine. Après dix mois de combats, une nouvelle réalité s’impose progressivement à tous les acteurs, directs ou indirects, du conflit : il est trop tard pour reculer.
Pour les Ukrainiens, d’abord. Au début de l’offensive russe, alors que l’avenir, à Kiev, paraissait incertain, le président Volodymyr Zelensky s’était dit ouvert à des négociations avec le Kremlin. Il avait même envisagé de mettre la question de la Crimée, la plus sensible, entre parenthèses. Cette porte est depuis longtemps fermée. Les crimes commis par les forces russes contre les civils ukrainiens, les viols et les assassinats, l’ampleur des destructions, des sacrifices et du nombre de morts, la folie impérialiste de Vladimir Poutine qui persiste dans ses buts de guerre, de même que le succès de la contre-offensive ukrainienne à l’automne, ont rendu caduque toute possibilité de négocier avec Moscou.
Ils ont aussi uni toute la population derrière un objectif commun, celui de bouter définitivement les troupes russes hors d’Ukraine, de récupérer les frontières définies par Kiev et Moscou en 1991 et de rejoindre le camp occidental, celui de la démocratie et des valeurs européennes. Aujourd’hui plus que jamais, pour cette nation ukrainienne qui s’est unie et renforcée, mue par une incroyable dynamique patriotique, la paix durable dépend d’une victoire militaire sur le terrain. Et même si le pouvoir ukrainien avait aujourd’hui l’idée de négocier avec Moscou, il est fort probable qu’il ne serait pas suivi par la population, ni même par l’armée.
Il est trop tard aussi pour les Russes. Après avoir promis une victoire rapide et facile, qui aurait ramené l’Ukraine rebelle dans le giron de l’ancien empire tsariste et soviétique, Vladimir Poutine est contraint à la fuite en avant. Après les défaites militaires des derniers mois, l’hécatombe parmi les conscrits qui servent de chair à canon, tout recul par la voie de négociations signerait sans doute la fin de son pouvoir et celle de son clan. Au Kremlin, Vladimir Poutine ne l’a d’ailleurs visiblement jamais envisagé, puisqu’il continue à affirmer que l’Ukraine est russe et que ses dirigeants sont des nazis. Quant aux propagandistes de la télévision d’État, ils affirment haut et fort que « la Russie s’agrandit, que cela plaise ou non aux Occidentaux ».
Il est trop tard enfin pour les Occidentaux. C’est la nouveauté de ce début d’année 2023 : ils ont compris, certains tardivement, que le conflit russo-ukrainien n’est pas seulement une guerre entre la Russie et l’Ukraine mais qu’il engage l’avenir des démocraties, du droit international et de la stabilité à long terme dans toute la région. Car une victoire de la Russie en serait une aussi pour les autocraties et les dictatures, au premier rang desquelles figurent la Chine et l’Iran, qui eux aussi, pour d’autres raisons, ont les yeux rivés vers la guerre. Elle serait, à l’inverse, une défaite pour l’Occident et pour ses valeurs, à une période où il est déjà en phase de rétractation dans le monde, contesté au Moyen-Orient, en Afrique et même en Asie.
Face à l’obstination impériale russe, ceux des Occidentaux qui étaient tentés par un retour au « business as usual » comprennent qu’il ne s’agissait que d’un vœu pieux et d’une illusion. D’où le glissement progressif vers la fourniture d’armes de plus en plus puissantes et sophistiquées à l’Ukraine. La livraison de chars, qu’ils soient légers ou lourds, montre à elle seule l’évolution de leurs objectifs vis-à-vis du conflit. Même l’Allemagne, le pays le plus réticent, est entré dans la danse.
Il ne s’agit plus désormais d’aider l’Ukraine à se défendre pour lui permettre de mener des négociations dans les meilleures conditions possibles, mais d’épauler du mieux possible les Ukrainiens pour qu’ils puissent récupérer leurs territoires et refouler l’armée russe avant qu’elle ne se reconstitue et reparte à l’offensive. Les chars de conception occidentale donneront-ils à l’Ukraine une capacité de « game changer » dans la guerre ?
Il faut aller « plus loin et plus vite » dans le soutien à l’Ukraine, afin de renverser de manière définitive le rapport de force sur le terrain, estime-t-on à Londres. Et comme la Russie ne déménagera pas, mais qu’elle constituera sans doute une menace à long terme, y compris nucléaire, pour ses voisins et pour la région, une réflexion commence à être menée sur la meilleure manière de l’endiguer. Désormais clairement engagés derrière l’Ukraine et sa nécessaire victoire, on voit mal les Occidentaux la lâcher en rase campagne dans les mois qui viennent.
Deux épisodes pourraient permettre une fin rapide de la guerre : une victoire militaire ukrainienne ou la chute du pouvoir russe. En l’absence de ces deux événements, la région, et avec elle le monde, pourrait bien s’installer dans une guerre longue. Avec tous les risques qu’elle comprend, ses possibilités de dérapage et sa transformation possible en conflit gelé, qui rongerait de l’intérieur l’Ukraine et l’espace européen. Soutenir l’Ukraine pour assurer la paix. Mais jusqu’à quand ? »
Telle est la principale question, aujourd’hui, car la bataille fait rage également entre ceux qui soutiennent l’Ukraine, mais « réclament « une paix rapide par la négociation, pour épargner des vies et des conséquences économiques trop lourdes », avec le souci de ménager l’avenir, de rendre possible une nécessaire architecture de sécurité dans la région, qui offrirait des garanties aux deux belligérants, et ceux qui estiment que l’heure n’est pas à la résolution du conflit à moyen et long terme, mais à aider l’Ukraine, beaucoup plus efficacement, à recouvrer son intégrité territoriale, par la force, en obligeant la Russie à mettre un genou à terre.
C’est sur ce débat que je me pencherai dans un prochain article.
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