Le pape Jean-Paul II, le 22 octobre 1978, place Saint-Pierre, le pape François, le 12 septembre 2021, à Budapest, ont appelé les peuples à ne pas avoir « peur ». Le « n’ayez pas peur » de Jean-Paul II résonne encore à travers le monde.
Nous vivons une belle époque, une période de paix, mais, à la différence de la « Belle Époque », caractérisée par une grande confiance dans l’avenir, nous avons peur ; nous avons peur parce que cette époque donne le vertige. En annonçant, il y a quelques jours que je terminerais cette série d’articles sur le thème de la « Belle Époque », en évoquant les principales causes de ce vertige qui nous accable, je n’imaginais pas que l’actualité viendrait aussi vite crédibiliser ce constat.
Je vais donc limiter mon propos, aujourd’hui, à la peur que suscite la situation dans la zone indo-pacifique.
Le désordre mondial ne date pas de ce matin, j’ai, à plusieurs reprises, sur ce blog, évoqué ce sujet d’inquiétude qui contribue à fabriquer de la peur. Le 2 juin 2018, notamment, lors de l’annonce de la disparition de Pierre Hassner. Il avait été, à la fin de ses études, l’assistant de Raymond Aron avant de se rendre aux États-Unis, pour y enseigner les relations internationales à l’université John Hopkins de Harvard. À Sciences Po, où il enseignait également, ses cours, ses travaux, ses analyses, étaient très suivis. C’est à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale que j’avais fait sa connaissance. Ses conférences étaient lumineuses. Au début des années 2000, il avait un regard sur les néoconservateurs américains qui offrait des clés de lecture précieuses sur les événements internationaux qui se produisaient et à venir.
En 2016, il avait livré au journal Le Monde, ses réflexions sur l’état du monde. Il s’interrogeait : « Qui pilote le monde ? Plus personne ! Le Proche-Orient explose, La Russie s’arme, la Chine menace ses voisins, l’Afrique de l’Est souffre. Bienvenue dans le « désordre mondial » (…) La disparition de la guerre froide a libéré les conflits et tensions qui couvaient un peu partout.
Nous étions en 2016. Depuis, la Chine affirme, chaque jour un peu plus, ses ambitions. Elle multiplie les gesticulations militaires autour de Taïwan, en mer de Chine méridionale et à la frontière avec l’Inde. En 2049, pour les cent ans de son régime politique, la Chine veut être la première puissance militaire du monde.
Le 16 juillet 2020, le Chef d’état-major des armées, le général François Lecointre avait été auditionné à huis clos par la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale. Au cours de cette audition, le CEMA avait fait le constat que la crise sanitaire avait « précipité le déclin du multilatéralisme, qui s’est traduit par une marginalisation de l’Europe et une certaine solitude de la France. La politique du fait accompli est davantage banalisée, comme le montrent les actions récentes de la Turquie dans le Nord-Est syrien ou en Méditerranée. On assiste à un délitement général de l’architecture de sécurité, avec le risque pour les pays européens d’en être de simples spectateurs. Le multilatéralisme comme mode de gestion pacifique des conflits ne peut être préservé que si l’Europe en porte la cause. Dans un tel contexte, la France doit se préparer à l’éventualité d’un conflit de haute intensité. Cette crise a également accéléré l’extension des champs de la conflictualité : durcissement d’une part, avec des adversaires qui accèdent à des capacités militaires de haute technologie (stratégies de déni d’accès par exemple) et confirmation de nouveaux espaces de confrontation (exo atmosphérique, cyber et informationnel). »
Comment freiner l’hégémonie chinoise dans une zone où se concentre une grande partie de l’activité économique mondiale. La stratégie américaine consiste à endiguer la Chine en Asie orientale, autour du Japon, de Taïwan et maintenant de l’Australie. Dans le domaine des technologies, la lutte est féroce. Notamment, pour la maîtrise des semi-conducteurs. Taïwan possède dans ce domaine un savoir-faire et des technologies dont les États-Unis, comme la Chine, ont le plus grand besoin.
Les relations entre Américains et Chinois se détériorent. La pandémie n’a rien arrangé. L’élection de Biden non plus. Tout se passe comme si ces deux pays se préparaient à une confrontation qui ne serait plus seulement commerciale, à un conflit de haute intensité. Autour d’eux, dans la région, les autres États ont peur. Ils se préparent, nouent des alliances, achètent des armes, en produisent. La Corée du Nord, avec son arsenal balistique, est une menace. Le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, se dotent de missile à longue portée. 42 % des achats d’armes dans le monde sont dans cette région.
L’obsession à l’égard de la Chine devient un vent de panique.
C’est dans ce contexte, quinze jours après l’abandon du peuple afghan, que les États-Unis viennent de mal se comporter à l’égard de la France, un pays ami, allié, membre du Conseil de sécurité, membre de l’OTAN. L’Australie vient brutalement de rompre unilatéralement le contrat AFS, avec la France, qui portait sur la fourniture de 12 sous-marins de la classe Barracuda, une version à propulsion classique des nouveaux Suffren français, qui, eux, sont à propulsion nucléaire. Ce faisant, elle provoque une crise diplomatique majeure entre Paris et Washington. Pourquoi ? Parce qu’elle a peur. Elle a peur de la Chine, de ses menaces, de sa puissance, de ses ambitions, ses buts, avoués et cachés. La peur est souvent mauvaise conseillère !
Les États-Unis aussi ont peur. Le départ précipité d’Afghanistan, dans des conditions assez lamentables, sans concertation avec ses alliés de la coalition, pour se consacrer aux menaces dans la zone « indo pacifique », interroge sur le sérieux de la politique étrangère des USA.
Dans le dos des Français, les Américains ont proposé aux Australiens et aux Britanniques, une alliance stratégique dont l’existence n’a été communiquée à la diplomatie française que quelques heures avant l’annonce de la création de : « AUKUS », pour Australie, Royaume-Uni et États-Unis. Les trois partenaires partageront de nombreuses technologies sensibles – cybernétique, quantique, intelligence artificielle, propulsion nucléaire, de façon à renforcer la sécurité et la stabilité dans la zone indo Pacifique, qui va de la côte est de l’Afrique à la façade Pacifique des États-Unis. Les Américains, qui ne pensent qu’à leurs intérêts économiques, ont convaincu les Australiens de dénoncer le contrat AFS passé avec la France. Les États-Unis n’ont pas prévenu la France, contrairement à ce qu’ils affirment aujourd’hui. C’est le ministre de la Défense australien qui a annoncé la mauvaise nouvelle, par téléphone, mercredi. De la part de Joe Biden, rien !
Pour la diplomatie française, ce fut un choc, une humiliation. Pourquoi et comment, ces trois pays amis ont pu ne pas avoir conscience des conséquences de leur décision alors que c’est la solidarité de l’ensemble du monde démocratique qui est nécessaire en ce moment ? Amateurisme ? Volonté de donner une leçon au Français ? Règlement de compte après la décision de la France, en 2003, de ne pas participer à l’intervention en Irak ?
La presse internationale n’est pas tendre. Le Temps, le journal de Lausanne parle d’un « camouflet diplomatique, industriel et politique » infligé à la France. Le New York Times estime que « le niveau de la colère française rappelle l’acrimonie entre Paris et Washington en 2003, au moment de la guerre en Irak, avec l’emploi d’un langage jamais vu depuis lors ». « Les détails (de l’accord) ont été négociés lors du sommet du G7 de juin à Carbis Bay (au Royaume-Uni), à l’insu du président français” précise The Telegraph, qui révèle qu’à Whitehall, les documents relatifs à l’accord étaient marqués ‘top secret”.
Pour exprimer sa colère, la France a immédiatement annulé un dîner de gala, à l’ambassade à Washington, organisé pour commémorer une bataille navale gagnée en 1 840 par la France contre la flotte britannique lors de la guerre d’indépendance des États-Unis.
Les États-Unis ont alors pris conscience des conséquences de leur décision. Un peu tard !
« À la demande du président de la République, j’ai décidé du rappel immédiat à Paris pour consultations de nos deux ambassadeurs aux États-Unis et en Australie. Cette décision exceptionnelle est justifiée par la gravité exceptionnelle des annonces effectuées le 15 septembre par l’Australie et les États-Unis », a écrit M. Le Drian dans un communiqué.
Pour la première fois de son histoire, la France a rappelé vendredi ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie. Est-ce que, sous l’emprise de la colère, la France n’en fait pas trop ? Imagine-t-on le général de Gaulle… Que diraient aujourd’hui Raymond Aron et Pierre Hassner ?
Enfin, sur France 2, M. Le Drian a eu des mots très forts qui rappellent ceux prononcés par Dominique de Villepin au Conseil de Sécurité, en 2003 : « Il y a eu mensonge, il y a eu duplicité, il y a eu rupture majeure de confiance, il y a eu mépris, donc ça ne va pas entre nous ». Le ministre a ajouté que la crise pèserait sur la définition du nouveau concept stratégique de l’Otan, sans pour autant évoquer de sortie de l’alliance atlantique. “L’Otan a engagé une réflexion, à la demande du président de la République, sur ses fondamentaux. Il y aura au prochain sommet de l’Otan à Madrid l’aboutissement du nouveau concept stratégique. Bien évidemment, ce qui vient de se passer aura à voir avec cette définition”.
Loi du plus fort ! Désinvolture ? Légèreté ? Non, les Américains veulent simplement des alliés dociles et ne s’embarrassent pas de détails ! Seule une Europe forte, unie, avec la puissance qu’elle représente, pourrait être respectée. Il faudra encore du temps et une volonté politique.
Au fond, la mauvaise manière, dans cette affaire, est grave, mais ce n’est pas le plus important. La décision stratégique est beaucoup plus importante, beaucoup plus lourde de conséquences. C’est la première fois que les États-Unis acceptent de partager une technologie aussi sensible que celle des sous-marins à propulsion nucléaire. Une technologie que les États-Unis et le Royaume-Uni partagent dans le cadre d’un accord datant de 1958. Les SNA de la Royal Australian Navy seront certes sous contrôle américain, mais il n’en reste pas moins que les États-Unis contribuent, avec cette décision, à la prolifération des sous-marins nucléaires d’attaque. Qu’auraient dit les Américains si la France avait fait la même proposition aux Australiens ? La Chine va maintenant se sentir autorisée à faire de même avec ses alliés.
Décider de créer une alliance stratégique sans la France, puissance maritime amie dans la zone, au moment même où l’Europe présente sa stratégie « indo pacifique », c’est douter de la confiance que l’on peut avoir en elle. Ce ne peut être un oubli ! Est-ce le projet d’autonomie stratégique européenne qui est visé ? La création d’AUKUS ne peut qu’encourager les Européens à mettre en œuvre ce projet au moment où la France va prendre la présidence du Conseil européen. L’Union européenne doit, après un coup pareil, se réveiller, comprendre, enfin, qu’elle ne peut compter que sur elle-même pour la protection de ses intérêts.
Pékin a aussitôt réagi. Cette vente de sous-marins américains à propulsion nucléaire à l’Australie est « extrêmement irresponsable ». « La coopération entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie en matière de sous-marins nucléaires sape gravement la paix et la stabilité régionales, intensifie la course aux armements et compromet les efforts internationaux de non-prolifération nucléaire », a déclaré le porte-parole de la diplomatie chinoise, Zhao Lijian.
Voici venu le temps des illusions perdues. L’administration Biden poursuit la politique de l’administration Trump dès lors qu’il s’agit des intérêts stratégique, économique, ou financier, des États-Unis. (« America first ») Washington ne se préoccupe pas des dégâts diplomatiques qu’elle peut provoquer. Les déclarations multilatéralistes de Joe Biden et de son secrétaire d’État, Antony Blinken, n’engageaient que ceux qui y croyaient ! Les Britanniques ont toujours été les vassaux des Américains. Les gesticulations de Boris Johnson, ne trompent personne, l’opposition travailliste lui rappelle. Cette affaire ne change rien.
La bascule stratégique dans la zone, le risque d’escalade, la course aux armements qui rappelle la guerre froide et les risques de conflits, voilà ce qui alimente la peur et donne le vertige.
« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts », disait le général de Gaulle. Tout de même !
Difficile de ne pas avoir peur !
Dans les prochains jours, j’évoquerai les autres événements qui donnent le vertige dans la période que nous vivons.
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