Comment concilier l’obligation qu’à un militaire, auditionné par une commission parlementaire, de dire la vérité à la représentation nationale, avec le devoir de réserve ?
Le gouvernement a considéré que le général Bertrand Soubelet était sorti de son devoir de réserve. Par un décret publié le 24 avril au Journal officiel, le général a perdu son poste de commandant de la gendarmerie d’outre-mer. L’éviction du général Bertrand Soubelet, à la suite de son intervention devant l’Assemblée nationale, en décembre 2013, mais aussi de son livre « Tout ce qu’il ne faut pas dire » publié chez Plon, pose, une nouvelle fois, le problème de la liberté d’expression pour les militaires.
Les militaires doivent pouvoir s’exprimer, mais comment et avec quelles limites ? Telle est, une nouvelle fois, la question. Le débat fait rage.
Mon camarade de la 41e session de l’IHEDN, et ami très proche, le général d’armée (2°S) Yves Capdepont, s’est récemment exprimé sur ce délicat sujet et sur celui de la condition militaire au XXIème siècle, dans Figaro Vox.
Saint-cyrien, le général d’armée (2°S) Yves Capdepont a commencé sa carrière dans l’infanterie, comme chef de section au 29e régiment de tirailleurs, en Algérie. En 1968, il est admis dans la gendarmerie dans laquelle il a exercé tous les commandements confiés aux officiers. Entre ces commandements il sert au secrétariat général de la défense nationale, à l’École militaire et à la direction générale de la gendarmerie nationale. Il a été inspecteur général des armées. Entre 2002 et 2009, alors en deuxième section, il s’oppose publiquement au rattachement de la gendarmerie au ministère de l’intérieur.
Avec son autorisation, je reproduis cet article in extenso.
Le 18 décembre 2013, le général Soubelet, de la Direction générale de la gendarmerie, a été entendu par une mission parlementaire d’information sur la lutte contre l’insécurité. Les propos qu’il a tenus, à l’exception des données chiffrées, n’ont certainement fait que confirmer aux membres de la mission ce qu’ils savaient déjà puisque avant lui beaucoup d’autres avaient eu l’occasion de dire la même chose. En tout état de cause il devait la vérité à la représentation nationale. Son intention n’était pas de mettre en cause la politique pénale du gouvernement, ni de critiquer l’institution judiciaire, mais de souligner les difficultés rencontrées au quotidien par la gendarmerie dans sa lutte contre la délinquance.
Cette affaire aurait donc dû en rester là mais, le 7 janvier 2014 soit trois semaines plus tard, une dépêche d’agence résume l’audition en disant que le général Soubelet « a tiré à boulets rouges sur la politique pénale ». Il n’en fallait pas plus pour politiser l’affaire et, dès le 8 janvier, une question sur ce sujet était posée au gouvernement à la séance de l’assemblée nationale.
Six mois plus tard le général Soubelet est remplacé dans ses fonctions. Très déçu, il prend alors la décision de faire paraître un livre pour « dire la vérité », selon ses propres termes. Ce livre est sorti le 14 mars 2016.
Je ne veux pas me prononcer sur le fond de cet ouvrage. Bien évidemment on peut ne pas partager certaines idées émises par le général Soubelet. Notons toutefois que la plupart des dysfonctionnements qu’il énumère avaient déjà été dénoncés par d’autres auteurs.
Sur la forme, certains pensent que le général Soubelet a été trop loin ou qu’il aurait pu attendre d’avoir quitté le service actif pour s’exprimer. Instinctivement et par « éducation militaire » j’aurais pu être de cet avis mais, après réflexion, je pense que ce livre présente deux intérêts.
Le premier est d’éviter à son auteur le reproche d’avoir profité du système et d’avoir attendu de partir pour dire ce qu’il pense. Ce reproche est classique et beaucoup d’autres officiers l’ont connu avant lui. Il est généralement formulé par des personnels qui n’ont pas connaissance des actions menées par les responsables au plus haut niveau et qui pensent, le plus souvent à tort, que le gouvernement n’est pas informé de leurs problèmes.
Le deuxième intérêt est de susciter une réflexion sur la condition militaire au XXIe siècle, au moment où des instances de concertation existent déjà depuis longtemps dans les armées, au moment où des « Associations professionnelles nationales des militaires » se mettent en place sur injonction de la Cour européenne des droits de l’homme, au moment où certains réclament des syndicats dans les armées, ce qui serait la pire des choses, au moment où des syndicats de police interviennent régulièrement à Bruxelles pour remettre en cause la constitutionnalité de l’exercice de missions civiles par la gendarmerie et enfin au moment où tout le monde peut s’exprimer sur les blogs et autres forums.
Il est donc nécessaire, dans le cadre de la liberté d’expression due à tout citoyen, de mieux définir ce qu’est le devoir de réserve pour un militaire. De même que le principe de précaution mal compris tue l’initiative, de même le devoir de réserve mal compris peut conduire à l’inertie intellectuelle ou, pire encore, à l’autocensure. Il serait donc logique que les militaires puissent contribuer à la réflexion sur les problèmes de défense et de sécurité au sens large, d’autant plus que les responsabilités qu’ils ont exercées leur donnent une expertise certaine dans ces domaines. Mais il faut que cette liberté soit bien définie et encadrée pour éviter toute critique politique d’une décision gouvernementale et toute attaque ad hominem, comme le font trop souvent des fonctionnaires civils dès lors qu’ils parlent au nom d’un syndicat. En tout état de cause l’intervention récente d’un sénateur de la République qui demandait de faire taire les militaires en retraite n’est pas acceptable.
Il faut aussi redonner aux militaires leur place dans la nation, place qu’ils ont connue à une autre époque. En effet on assiste depuis trop longtemps à un cantonnement des militaires dans ce que certains appellent le « cœur du métier », c’est-à-dire leur rôle opérationnel car personne ne peut, et ne veut, les remplacer dans cette fonction.
Mais qu’en est-il pour les autres fonctions ? De nombreux exemples ont déjà été dénoncés par des généraux en retraite, ce qui n’a pas toujours plu. On peut citer le dessaisissement du chef d’état-major des armées et des trois chefs d’état-major d’armée (terre, air et marine) d’une partie de leurs attributions au profit de fonctionnaires civils. On peut aussi citer l’affectation d’un civil comme directeur de la logistique d’une institution militaire, poste traditionnellement occupé par un général qui avait l’avantage de bien connaître le terrain. On peut citer encore certains postes dans divers organismes ministériels ou interministériels que des militaires ont occupés occasionnellement par le passé et dont ils sont depuis longtemps exclus au profit de la haute administration issue de l’ENA.
Sur le plan du commandement des unités, les militaires ont été formés dans la logique du « plein commandement «, c’est-à-dire de la nécessité de confier aux responsables, à certains niveaux, non seulement le commandement opérationnel mais aussi la gestion des hommes et de la logistique. Ils ne comprennent pas les décisions technocratiques prises depuis plusieurs années qui les ont dépossédés de certaines attributions au nom de la mutualisation ou de la volonté de « civilianisation ». On a malheureusement été trop loin dans ce domaine. La dilution des responsabilités, la perte d’autonomie et les délais qui en découlent nuisent souvent à l’efficacité sans pour autant procurer les gains financiers espérés.
On pourrait évoquer également le Conseil économique, social et environnemental. Si, comme certains le disent, ce conseil est inutile, il faut le supprimer. Si, à l’inverse, il est utile et qu’il est censé représenter les « forces vives » de la Nation, il est anormal qu’il n’y ait pas un seul militaire parmi les 233 conseillers, sauf à considérer que l’armée n’est pas une force vive de la Nation.
Les forces armées ont connu depuis plus de quarante ans de nombreuses réorganisations avec pour conséquences de multiples déménagements d’unités mais aussi des problèmes sociaux et familiaux qu’aucune autre administration n’aurait supportés. Dans le domaine financier, les militaires n’ont pas compris que le budget de la défense ait trop souvent servi de variable d’ajustement au budget de l’État. Ils méritent d’être écoutés mieux qu’ils ne l’ont été par le passé. Pour ne citer qu’un seul exemple, en 1987 et en 2000, le gouvernement avait été très explicitement prévenu que la gendarmerie connaissait de graves problèmes et que des mesures urgentes devaient être prises. On connaît la suite : les graves crises de 1989 et 2001.
En conclusion il est regrettable d’avoir attendu la parution d’un livre pour s’interroger sur le devoir de réserve et sur la citoyenneté des militaires. Il est encore temps, aujourd’hui, de redonner aux militaires leur place dans la Nation, rien que leur place, mais toute leur place.
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