Pour comprendre l’essentiel de ce qui vient de se passer au Conseil européen de Bruxelles, il faut se reporter à la dernière conversation que le président Pompidou et le Premier ministre britannique Edward Heath, un européen sincère, avaient eue le 24 juin 1971 (le même jour, clin d’œil de l’Histoire). Georges Pompidou, pragmatique et pessimiste de nature, est convaincu que « l’Europe avec l’Angleterre sera difficile mais que sans elle, elle est impossible ». Il a aussi la conviction que « les idées qui avaient cours au lendemain du Traité de Rome, à savoir que la Commission pouvait être un embryon de gouvernement européen sont périmées et que c’est le Conseil qui préfigure l’Exécutif européen. » Le 23 avril 1972, par Référendum, les Français approuvaient par 67,70 % des suffrages exprimés, l’élargissement du Marché commun et l’entrée de la Grande-Bretagne. Le Président Pompidou ne se fait pas d’illusions ; d’ailleurs, Jean Monnet n’en avait pas non plus quand il lui dit : « Vous devez comprendre que la Communauté est composée d’Etats très anciennement établis et qu’il sera toujours impossible à ses membres d’ignorer ce qu’un pays considérerait comme un intérêt national de première importance. Si l’on tentait de le faire, la Communauté serait soumise à des tensions insupportables et elle se romprait… »
L’Europe puissance, chère à Valéry Giscard d’Estaing et à des hommes comme Prodi et Juncker, qui dénoncent aujourd’hui le recul de l’esprit européen, l’Europe dont rêvaient les Pères fondateurs, l’Europe qui célébrait, dans le doute, il y a quelques semaines, le cinquantième anniversaire du Traité de Rome, est morte. Ces hommes ne digèrent pas « l’accord au rabais » qui vient de leur être arraché à Bruxelles. Un certain nombre de pays membres, autour de la Grande-Bretagne, n’en veulent pas. Ils ont adhéré à un club de pays riches, pour y faire des affaires et prospérer. Pour ce qui est de leur sécurité, ils préfèrent s’en remettre aux Etats-Unis, à moindre coût, quitte, en contrepartie, à accepter de ne pas s’occuper de politique étrangère. L’unanimité, lors des décisions à prendre, était à cet égard, un excellent alibi. Depuis quelques années, les plus européens commençaient à ne plus y croire. « On n’y parviendra pas », écrivait Michel Rocard dans son dernier livre. L’Europe, projet de civilisation, peut peut-être encore s’affirmer si chacun y met du sien. L’ensemble économique et financier, avec une monnaie forte, a de bonnes chances de protéger ses habitants. Ce n’est déjà pas mal.
Au Conseil européen des 21 au 23 juin, la méthode Sarkozy, et sa détermination à aboutir, a sans doute contribué à sauver le compromis. Attention cependant, le diable continue à se cacher dans les détails et la rédaction du Traité sera laborieuse. L’énergie avec laquelle Nicolas Sarkozy a exigé la suppression de l’expression « where competition is free and undistorted », dans une phrase essentielle à ses yeux, qui livrait notre économie à « une compétition libre et non dénaturée », a laissé des traces dans les deux camps. Je ne sais pas si l’expression « Sarko l’Américain, avait un sens, mais il est indéniable que le Chef de l’Etat français a montré sa capacité à négocier à « l’anglo-saxonne ». Tony Blair, comme Edward Heath jadis, tenait à prouver la sincérité de son attachement européen. Pour cela, il du se « battre » au téléphone avec son successeur Gordon Brown, avec lequel il faudra maintenant compter, notamment lors de la prochaine Conférence intergouvernementale. Pourquoi la suppression de ce membre de phrase était-elle si importante, au point de déchaîner la presse britannique ? Le but n’était pas seulement de protéger l’emploi en France contre les conséquences d’un élargissement trop rapide, mais surtout de protéger nos grandes entreprises françaises dans le domaine des « technologies de souveraineté » contre une certaine volonté financière internationale de prendre le contrôle des secteurs stratégiques de notre économie. Le Chef de l’Etat français a donc bien apporté la preuve qu’il entendait inscrire son action dans le même état d’esprit que ses prédécesseurs quand il s’agit de la souveraineté et de l’indépendance de la France. Il a d’ailleurs confirmé cette volonté dans son discours au Salon du Bourget, le lendemain du Sommet. La presse britannique ne s’y est pas trompée. Elle a salué la pugnacité et l’habileté du président français et le retour de la France dans le jeu européen, à l’anglo-saxonne. Dans la compétition entre les deux pays les plus puissants, dans le domaine de la défense, le résultat de ce sommet est un succès pour la France, n’en déplaise aux eurosceptiques et aux partisans d’une Europe supranationale. Ce Conseil européen a été le lieu de grands affrontements entre des pays qui se font maintenant « la guerre » par d’autres moyens. L’abandon des symboles, hymne, drapeau, etc. est plus triste qu’important pour le fonctionnement de l’Union. Les nombreuses dérogations concédées au Royaume Uni, en plus de l’exemption de la Charte des droits fondamentaux, prouvent bien, qu’on le veuille ou non, que la nouvelle Europe sera à deux vitesses. La France a de nouveau un rôle central et moteur dans l’Union européenne, ce qui n’était plus le cas depuis le non au projet de Constitution, mais il faut se faire à l’idée que ce n’est plus la même Europe.
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