Les heures sombres de la démocratie américaine


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Je ne dormais pas encore quand Donald Trump, un peu avant une heure, s’est avancé lentement vers le pupitre, pour faire une déclaration. Le pas lent, la tête basse, ses yeux ne quittaient pas le texte de son allocution, il avait le physique d’un perdant, ce qui, chez lui, est contre nature. Il est en permanence informé de l’évolution des dépouillements qui ne lui est pas favorable, alors que, mardi, les suffrages exprimés dans les bureaux de vote, étaient majoritairement républicains.

Il ne s’était pas exprimé depuis mercredi, dans la nuit, vers 2 heures du matin, quand il avait annoncé qu’il saisissait la Cour suprême pour que soit interrompu le décompte des votes par correspondance qui favorisait anormalement le candidat démocrate.

« Si vous comptez les votes légaux, je gagne facilement. Si vous comptez les votes illégaux, ils peuvent essayer de nous voler les élections ». Comment un président des États-Unis d’Amérique peut-il parler ainsi ! Déjà, son slogan : « La loi et l’ordre », était ambigu et lourd de sens. Quel ordre ? Quelle loi ? Son ordre, sa loi ! Dans son esprit, le vote légal, c’est le vote républicain. C’est un discours que l’on entend habituellement dans un État totalitaire ou une démocratie il libérale.

Le regard fixé sur ses notes, il s’en est pris à tous ceux qui, selon lui, méprisent le peuple : « les grands donateurs », « les grands médias », les grands réseaux sociaux, les instituts de sondage « vraiment bidons ». « Je dois les appeler des sondages bidons. De faux sondages ont été conçus pour garder nos électeurs à la maison, créer l’illusion d’élan pour M. Biden et diminuer la capacité des républicains à lever des fonds ».

Ce n’était pas le discours d’un chef d’État, d’un président sortant, c’était l’argumentaire d’un conseiller général qui sait qu’il a perdu et ne cherche plus qu’à construire une explication complotiste qu’il avait d’ailleurs annoncée depuis plusieurs mois pour préparer l’opinion. « Je l’avais prédit, j’ai parlé du vote par correspondance depuis longtemps. Cela a vraiment détruit notre système. C’est un système corrompu qui rend les gens corrompus, même s’ils ne le sont pas par nature, mais ils le deviennent. C’est trop facile. Ils veulent savoir de combien de votes ils ont besoin, puis après ils sont en mesure de les trouver».

Depuis le début de la pandémie, il ne manquait aucune occasion de dire que le vote par correspondance, qui serait plus important, serait une forme de fraude électorale destinée à empêcher sa réélection. Il avait raison. Plus de 100 millions d’Américains, par peur d’être contaminés, ont voté par correspondance. Il a refusé l’aide financière à apporter à la poste américaine pour un traitement satisfaisant de ces votes. Le patron de la Poste, Louis DeJoy, un donateur important de Trump, a, de son côté, compliqué ce traitement en édictant des règles supplémentaires qui ont eu pour conséquences de retarder le courrier. Il avait tort, car dans certains États, c’est le vote par correspondance qui lui a permis de l’emporter et de faire élire des sénateurs républicains. Des observateurs des deux camps ont consciencieusement surveillé le dépouillement.

dessin de X. Gorce publié sur FB le 6 nov 2020

Trump, machiavélique, avait ainsi préparé l’opinion américaine à une situation qu’il qualifie de frauduleuse. Sur Twitter, dès le 4 novembre, il ironisait : « Hier soir, j’étais en tête, souvent avec une solide avance dans de nombreux états clef, dans presque tous les cas dirigés et contrôlés par des démocrates. Puis, un par un, ils ont commencé à disparaître comme par magie, au fur et à mesure que des bulletins de vote surprise étaient comptés. TRÈS ÉTRANGE ».

Les contestations et procédures, soigneusement organisées, ont d’ailleurs commencé avant même le 3 novembre. Dans les États qui ne semblaient pas lui être favorables, il a demandé de suspendre le comptage des voix par correspondance, notamment ceux arrivés après le 3 novembre.

Le président américain est dans un déni de réalité émaillé de contradictions. Les votes par correspondance dont les Républicains ont bénéficié dans certains États, c’est normal, ce sont des votes légaux qui ont permis à des candidats républicains aux Sénat de l’emporter. Dans les États emportés par les Démocrates, les mêmes votes sont qualifiés d’illégaux. C’est enfantin !

La Une du Time du 06-11-2020

Ce discours est sans précédent dans l’histoire des États-Unis. Semer le doute, de la Maison Blanche, sans preuves, sur un dépouillement des votes qui n’est pas terminé, constitue une pression, une ingérence qui prend le caractère d’un aveu de défaite. C’était d’ailleurs, du seul point de vue du body language, un discours de perdant.

Joe Biden a beau jeu de s’exprimer en chef d’État, dire ses pensées pour les familles victimes de la Covid19 et appelé les Américains au calme, à la patience et à la confiance dans les institutions. « En Amérique, le vote est sacré. C’est ainsi que les habitants de cette nation expriment leur volonté. Et c’est la volonté des électeurs, personne, et rien d’autre, qui choisit le président des États-Unis. Donc, chaque bulletin de vote doit être compté et c’est ce qui se passe actuellement ».

Le président n’a jamais caché qu’il n’hésiterait pas à demander à la Cour suprême de trancher et de dire qui sera le prochain président des États-Unis. En nommant, avant le 3 novembre, la juge Amy Coney Barrett, il a tendu un piège à la Cour suprême. Si, nonobstant la différence de voix dans l’ensemble des États-Unis (de l’ordre de quatre millions de voix) et la nature réelle des votes contestés, cette institution donnait raison au président sortant, sa légitimité n’en sortirait pas indemne pendant les quatre années supplémentaires de Donald Trump et bien plus longtemps encore. Les États-Unis ne sont tout de même pas la Biélorussie. Quant à la légitimité de Donald Trump, n’en parlons pas.

CNN Anderson Cooper

L’interruption de la retransmission du point presse de Donald Trump par un certain nombre de chaînes d’information en continu, quand elles ont compris que Donald Trump mentait, et que leur éthique journalistique passait avant l’information, est, à cet égard, significative de l’importance des contre-pouvoirs dans une démocratie. Elles ont ainsi voulu signifier au président américain qu’elles refusaient de relayer ses fausses accusations de fraudes électorales contre les Démocrates.

Le Washington Post a qualifié cette allocution de « discours d’une malhonnêteté historique ». Le commentaire du présentateur de CNN, Anderson Cooper, n’a pas fait dans la nuance : « On parle du président des États-Unis, l’un des hommes les plus puissants au monde, et on le voit, dixit Cooper, tel une tortue obèse coincée sur le dos, en train de se débattre au soleil et de comprendre que son heure a sonné, mais qui refuse de l’accepter et s’obstine à entraîner tout le monde, tout le pays, dans sa chute ». Le présentateur de CNBC Brian Williams, après 35 secondes de discours, est intervenu pour dire que « ce que dit le président est en grande partie faux, et qu’il n’est pas possible de le laisser continuer à mentir » à l’Amérique. »

Je n’étais donc pas le seul à être sidéré.

Les historiens dateront probablement la rupture démocratique du régime politique américain, si elle devait se produire, du jour de cette allocution du désespoir. Si le processus électoral ne se poursuit pas dans des conditions conformes à la tradition américaine qui en a fait un exemple de démocratie, c’est la démocratie, en général, qui en sortirait ébranlée. Cette rupture ferait des heureux, la liste des dirigeants politiques tentés par d’autres régimes politiques autoritaires, est longue. Il suffit de voir qui soutient Donald Trump, pour se rendre compte à quel point la démocratie dans le monde est en danger. Ce qui se joue en ce moment aux États Unis est donc de la plus haute importance sur le plan des équilibres géopolitiques et de la paix dans le monde.

Les médias américains, y compris Fox News, en sont conscients. La dose supportable de mensonges a cette nuit été atteinte. Nombreux sont aujourd’hui ceux qui ne veulent pas être complices des manipulations du président sortant.

Ce matin encore, Trump a affirmé que Twitter était « hors de contrôle » (le sien sans doute !). Le réseau social venait de mettre en garde ses utilisateurs à propos de certains posts mensongers publiés ces derniers jours par Donald Trump.

Cet épisode, intervenant après la campagne mensongère pour le Brexit au Royaume-Uni, les Gilets jaunes en France, la campagne anti européenne et anti migration en Italie, constitue le dernier acte de la tendance populiste qui traverse le monde occidental.

Il n’en reste pas moins que la résilience du vote pro-Trump est à prendre très au sérieux. Les sondeurs, une nouvelle fois, ne sont pas parvenus à prendre en compte la colère d’une partie du peuple qui a le sentiment d’être méprisé par les élites et n’hésitent pas, de ce fait, à se jeter dans les bras du premier aventurier venu.

Les heures à venir sont donc sombres pour la démocratie américaine et la démocratie dans le monde.


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