Partie III : L’empire
Chapitre 1 : L’impasse
Depuis le 19 décembre 1965, la Vème République est entrée dans une nouvelle phase de son histoire. Le Général de Gaulle a été réélu mais dix millions et demi de Français sont maintenant opposés à sa politique. « Il va de soi » avait dit le Premier ministre après le premier tour de l’élection présidentielle, « que le Général de Gaulle sera amené à repenser son action. »
Un ministère de l’Equipement, qui regroupe désormais les services des travaux publics, des transports et de la construction, a été créé et confié à un homme qui vient de faire ses preuves à l’agriculture : Edgard Pisani. C’est un homme fort pour un ministère qui est un empire. Grand, 1m91, fort, avec ses 110 kg, le nouveau ministre a également une très forte personnalité. Né en Tunisie, d’une famille de sept enfants, Edgard Pisani a coutume de dire, pour expliquer son talent d’orateur : « Une famille de sept enfants, c’est déjà une république, pour s’y faire entendre, il faut une vocation de tribun ! » Jeune résistant, le jour de 1944 où Paris dresse ses premières barricades, c’est lui qui décide de s’emparer de la Préfecture de Police. Cette initiative, cette autorité naturelle lui valent d’être nommé préfet de la Haute-Marne, le plus jeune préfet de France. Très actif et entreprenant, il est élu sénateur en 1954. Le général de Gaulle avait remarqué ses brillantes interventions au Palais du Luxembourg. Il lui avait alors proposé le ministère de l’Agriculture. Edgard Pisani vient de passer cinq ans rue de Varenne où il a également fusionné les différentes directions, les différents corps, Eaux et Forêts, Génie rural, et créé des directions départementales, les DDA, plus efficaces. Quand le Premier ministre, Georges Pompidou, annonce à Edgard Pisani qu’il va être nommé ministre de l’Equipement, des Transports, du logement et de l’Urbanisme, celui-ci lui aurait répondu : « Je ne veux pas de virgules, je veux être ministre de l’Equipement, point à la ligne ! » Edgard Pisani est ainsi, réformateur non conformiste et visionnaire.
Invité à prononcer le discours de clôture d’un séminaire qui se tient à l’école des Beaux-Arts le 30 avril 1966, Edgard Pisani, qui en a vu d’autres, se présente devant des étudiants qui l’accueillent à coup de trombone à coulisse et de trompette de cavalerie. Deux heures plus tard, on pourrait entendre une mouche voler ! Le nouveau ministre explique la logique qu’il y a à réunir dans les mêmes mains les responsabilités relatives au logement, au transport, à l’architecture et à l’urbanisme. « Il me faut beaucoup de patience pour étudier un dossier parce que j’ai de très mauvais yeux. Mais je sais écouter. Voilà trente ans que je me demande comment on fait pour réunir les bouts d’une ville construite par mille personnes qui ont chacune une idée personnelle de l’architecture et qui n’ont même pas l’idée de déjeuner ensemble pour se mettre d’accord ! »Il est donc beaucoup question du logement en ce mois de mai 1966. D’importantes décisions sont en préparation. Le ministre de l’Equipement, Edgard Pisani, et le secrétaire d’Etat au Logement, Roland Nungesser, préparent de profondes réformes. Le logement est en effet le problème le plus préoccupant de l’économie française en raison du fait que la France est le seul pays occidental qui ne l’a pas encore résolu. Les raisons sont connues : le problème du logement met en jeu des capitaux très importants et la production législative a depuis très longtemps eu tendance à compliquer le problème au lieu d’apporter des solutions. Maintenant que le niveau de vie des Français est satisfaisant, il faut faire sauter les verrous administratifs et fonciers et apporter des solutions satisfaisantes au problème du financement.
Au moment où le nouveau ministre s’installe boulevard Saint Germain, le nombre de logements terminés, 411 600, n’a jamais été aussi élevé. Le retard est tel que ce record n’a qu’une signification relative. Les problèmes demeurent. Les prix de vente des logements ont beaucoup augmenté, les acheteurs se font rares, leur solvabilité décroche de façon inquiétante. Des voix commencent à s’élever pour demander que le statut particulier des immeubles anciens soit supprimé. La loi du 1er septembre 1948, qui avait été courageuse, est maintenant inadaptée et fait obstacle à l’unification du marché.
Ces mêmes voix considèrent qu’il faut abattre les cloisons qui compartimentent les différentes aides de l’Etat et remettre de l’ordre dans les financements. Subventionner un acquéreur pendant toute la durée d’un prêt est sans doute une erreur alors que ses revenus progresseront probablement. Des économies pourraient certainement être faites qui permettraient d’augmenter substantiellement l’aide à la personne accordée à ceux qui en ont le plus besoin.
Pendant ce temps, la crise immobilière s’aggrave. Le stock de logements terminés et invendus ne cesse de croître alors que l’aide de l’Etat diminue. Pour la première fois depuis la guerre, le marché se venge et le gouvernement qui voulait faire du logement la « priorité des priorités » ne parvient pas à maitriser la situation. Le Vème Plan commence bien mal.
Edgard Pisani travaille d’arrache-pied pour faire face, apporter des solutions et surtout avoir une vue globale des problèmes ; c’est ce qui a souvent manqué à ses prédécesseurs. La tentation est grande, devant un questionnement d’une telle ampleur, de faire table rase, d’innover, mais ce n’est pas simple. Les députés, les professionnels de la construction et du bâtiment, les mal-logés, sont impatients. La vieille maison qu’est le ministère des Travaux Publics n’est pas préparée à de grandes réformes. Les dents grincent, les ingénieurs des Ponts ne sont pas habitués à être traités de la sorte.
Un rapport confidentiel, dans les premiers jours de 1967, prévoit une aggravation de la situation. Le Vème Plan a un an. Les objectifs ne pourront pas être respectés si le gouvernement ne prend pas rapidement des mesures pour corriger les dysfonctionnements du marché qui se déchire entre les besoins, considérables, et la solvabilité de la demande qui se dégrade. La crise touche de plus en plus les classes moyennes qui n’ont plus accès au logement social.
Depuis la fin de la guerre, les institutions financières qui drainent l’épargne populaire ne sont pas accessibles aux Français. L’Etat utilise cette épargne abondante et bon marché à financer le déficit budgétaire, à financer les entreprises nationalisées et les besoins d’équipement des collectivités locales. L’épargne des Français a pourtant tendance à s’améliorer. Ceux-ci possèdent notamment, pour la moitié d’entre eux, 21,5 milliards de francs d’or alors que le stock d’or de l’ensemble du monde est estimé à 88,5 milliards. C’est la preuve, si besoin était, que les Français sont avant tout attachés à la sauvegarde de la valeur de leurs économies.
Comment attirer l’épargne vers la construction ? Est-il concevable d’attirer 5 à 7 milliards d’épargne nouvelle vers la construction ? Probablement, cela nécessiterait un changement radical de politique et que soient modifiées les priorités. Il faudrait notamment que les entreprises nationalisées et services publics relèvent leurs tarifs, cessent d’être en déficit et deviennent rentables. Vaste programme ! La mise en place d’incitations fiscales ferait perdre aux Français le goût des disponibilités à vue, du placement en or et de la consommation à outrance. Allonger la durée des crédits, augmenter la rémunération de l’épargne, concevoir de nouveaux mécanismes de financement ; bref, innover, oser, faire preuve d’imagination et de volonté politique.
Pour la plupart des responsables de l’économie française, la masse de l’épargne n’est pas un « gâteau » extensible. Si le logement augmente sa part, ce sera nécessairement aux dépens des autres secteurs de l’activité économique. En clair, ce qui ira à la construction sera enlevé à l’industrie et au commerce. L’Etat semble décidé à changer de politique mais, comme souvent, prudemment, timidement. C’est dans cet esprit que le système d’épargne-logement, destiné à créer une épargne nouvelle, voit le jour. La mesure est intéressante, mais elle n’aura pas une très grande portée et ne produira ses effets qu’après 1970, au cours du VIème Plan. Le taux servi, de 4%, est insuffisant par rapport à ceux pratiqués dans les pays voisins. En Allemagne, par exemple, les dépôts dans les Bausparkassen sont assortis de primes et d’exonérations fiscales qui permettent des rendements de l’ordre de 10%. Au surplus, ceux qui sont déjà logés y ont également accès : leur épargne sert à ceux qui ont besoin de se loger, comme en Angleterre.
L’argent existe, sous forme d’une épargne liquide placée à court terme et non à long terme. Le problème est donc de créer des mécanismes capables de mobiliser cette épargne et de la transformer en crédit à long terme pour financer le logement tout en offrant à l’épargnant des garanties suffisantes. Il faudrait un véritable marché hypothécaire qui permette aux détenteurs de capitaux l’achat et la vente de créances hypothécaires avec des garanties sérieuses. Il avait déjà été envisagé en 1965 que l’organisation de ce marché soit confiée au Crédit Foncier de France. Ainsi, l’épargnant recevrait, en contrepartie de son argent, un titre négociable qui pourrait faire l’objet d’une transaction sur un marché organisé. Les spécialistes considèrent que ce système pourrait attirer chaque année une épargne nouvelle de l’ordre de 4 à 5 milliards qui serviraient à financer des prêts hypothécaires à un taux inférieur aux taux pratiqués jusque là..
L’autre question qui alimente le débat, c’est celle de l’indexation des annuités de remboursement qui évidemment donnerait plus d’attrait à l’épargne à long terme. Les autorités monétaires y sont opposées. Cette formule permettrait une baisse substantielle du loyer de l’argent en contrepartie d’une garantie contre la dépréciation monétaire. C’est trop tôt ! L’état d’esprit des Français ne le permet pas encore.
Pendant ce temps, 40 à 50 000 logements inoccupés, souvent construits avec l ‘aide de l’Etat, offrent un spectacle paradoxal, aberrant, inadmissible, alors qu’il y a encore tant de mal logés. Des mesures d’urgence sont prises, mais elles sont forcément insuffisantes. Le député-maire de Tours, avec l’habituelle sécheresse de ses propos, tient un discours de procureur : « Depuis 1950, sept fois le régime du financement des Logécos a été modifié, c’est inadmissible. C’est une question de justice. Le changement récent n’a pas été une source de progrès ! »
Le nouveau ministère de l’Equipement est un empire, mais le ministère des Finances veille. Toucher à la part de 6% que représente le logement dans le produit national brut n’est pas aussi facile qu’on le croit généralement dans le pays qui est également en retard dans le domaine des investissements industriels. Ce qu’il faut, c’est faire davantage et mieux dans le cadre d’une enveloppe budgétaire qui est ce qu’elle est.
Chaque parlementaire y va de sa « petite histoire » pour interpeler le ministre : « Monsieur le ministre, pour un programme de 500 logements, j’ai cinq contrats du Crédit Foncier, cinq contrats de la Caisse d’Epargne, huit contrats d’assurances, un contrat avec le conseil général, soit dix contrats d’emprunts différents ! » raconte le député Charles Privat. Le ministre le sait, il se rend dans les régions, écoute, découvre des « baraquements de première urgence » montés en 1945. Il est conscient que si l’abbé Pierre poussait les mal-logés à occuper les logements inoccupés, ce serait l’explosion. Les mesures anti spéculatives de 1963 auraient-elles atteint à la fois la maladie et le malade ? Il ne fait plus de doute que le problème du logement des nombreux jeunes ménages qui arrivent sur le marché va poser un problème politique grave. Les données sont simples : en moins de dix ans, le coût de construction s’est accru de 90%, les dépenses administratives de 130% et les charges foncières de 310%.
Les mesures promises tardent. La hausse des prix a absorbé près des deux tiers de l’effort financier de l’Etat mais aussi des particuliers. En janvier 1967, le Premier ministre reconnaît : « Ma plus grande déconvenue, c’est le logement. »
Onze mois après son arrivée boulevard Saint Germain, Edgard Pisani est prêt, il a arrêté sa politique. Pour la première fois, depuis que se pose, budget après budget, le problème du logement, les lignes directrices d’une politique cohérente apparaissent. Cependant, l’attitude du ministère des Finances chagrine les parlementaires. La signature d’une convention entre la Banque de France et le Crédit Foncier, pour limiter les encours des emprunts à moyen terme qui sont consentis et réescomptés à la Banque de France pour le Crédit Foncier et ne devront pas dépasser 940 milliards en 1967 et 840 milliards en 1968, est considérée comme une erreur de politique générale par un certain nombre de parlementaires.
La marge de manœuvre dont dispose le ministre est faible mais il a la volonté de faire voter une loi foncière de grande envergure qui permette enfin de donner aux constructeurs des terrains équipés à un prix abordable. Un rapport de grande qualité, présenté par M..Bordier dans le cadre du Vème Plan, offre des pistes de réflexion nouvelles et intéressantes. Pour la première fois, ces propositions se situent entre la collectivisation du sol et le respect du droit de propriété. Sans remettre en cause ce droit fondamental, le rapport propose une réforme de la fiscalité immobilière et de l’expropriation. La réforme fiscale instituerait une « taxe d’équipement » et la réforme de l’expropriation s’inscrirait dans une véritable politique d’urbanisme comportant la maîtrise des sols, la mise sous surveillance des prix des terrains et la création de ZAD, zones d’aménagement différé.
Malheureusement, une fois de plus, la loi dite d’orientation foncière, qui fut votée le 30 décembre 1967 ne comporte pas les principales réformes envisagées et ne conserve que des mesures secondaires. Le rapport Bordier a purement et simplement été dénaturé. Il se confirme, avec cette nouvelle occasion perdue, que la France, beaucoup trop conservatrice, est incapable de constituer des réserves foncières, contrairement à ses voisins et renonce à se doter des moyens financiers nécessaires pour faire baisser le prix des terrains. L’histoire retiendra que le ministre Edgard Pisani, n’a pas été suivi par son gouvernement. Il aurait fallu, comme le préconisait Michel de Chalendar, « inciter à la vente des terrains par une suppression des droits de mutation, surtaxer les terrains non vendus pour être construits dans les deux ans et organiser une péréquation du produit de cette taxe pour financer des équipements. » C’est par la fiscalité qu’il faut corriger des situations anormales et financer les équipements et services publics. L’avenir montrera à quel point le rejet de l’ambitieux projet de loi foncière par Georges Pompidou a été plus qu’une erreur : une faute. Il n’est pas de politique de la ville sans réserves foncières en centre ville.
Les idées ne manquent pas. Claude Alphandéry, dans le cadre du Club Jean Moulin, préconise de donner aux communes un droit d’appropriation sur les terrains inscrits dans les plans d’urbanisme et l’institution d’un service foncier national chargé de mettre en œuvre la politique foncière. Alfred Sauvy était allé encore plus loin, en demandant que le prix d’acquisition de ces terrains soit le prix de l’acquisition antérieure corrigé de la dépréciation monétaire. Quant à la municipalisation des sols, il n’en fut plus guère question pendant la campagne des élections législatives, en juin 1967. La FGDS, Fédération de la Gauche démocratique et socialiste, le PSU et la CFDT présentèrent des propositions très élaborées mais l’opposition était telle qu’il n’était pas possible politiquement de les retenir. Tous s’accordent cependant à reconnaître que la liberté des prix est incompatible avec la pénurie. Mais alors, est-il concevable de débudgétiser le logement et l’urbanisme ? Evidemment non, sauf à les financer par l’inflation. Ce n’était pas dans l’air du temps.
Quand survinrent les « vingt sept jours qui ébranlèrent la France », Edgard Pisani avait quitté son bureau du boulevard Saint Germain. Les élections législatives au mois de mars 1967 avaient été gagnées de justesse par la majorité gaulliste. La forte personnalité du ministre de l’Equipement ne put supporter la décision prise alors de légiférer par ordonnances. Il démissionna immédiatement et fut remplacé par François-Xavier Ortoli. Premier occupant de ce grand ministère depuis un an et quatre vingt trois jours, Edgard Pisani laissa derrière lui une loi d’orientation foncière dont on a vu ce qu’elle avait d’insuffisant.
« La France s’ennuie », avait écrit Pierre Vianson Pontet dans le journal Le Monde. Article prémonitoire qui plantait le décor de ce qui allait se passer dans notre pays. Les longues heures passées dans les transports en commun, la cohabitation, l’éloignement de l’école, des commerces, des cinémas, pèseront lourd dans les désordres de mai 1968, même si paradoxalement les revendications portaient rarement sur le logement qui ne constitue pas une préoccupation majeure des Français. D’ailleurs, pendant les discussions qui précédèrent les accords de Grenelle, du logement on ne parla point. Il fut souvent question de l’urbanisme, jugé trop centralisateur et dénoncé par le souffle venu de l’Université, toujours riche et généreux. Un immense besoin de « participation », s’exprimait. Il faut en finir avec le secret des études, les blocages et cloisonnements administratifs. La routine administrative, la lourdeur des trop nombreux rouages et organismes plus ou moins rivaux, la centralisation et la peur du dialogue, ne sont plus supportables en ce printemps qui se veut révolutionnaire. Pour changer le cours des choses, il faut responsabiliser les citoyens qui doivent, par une prise de conscience collective, s’approprier le besoin d’un urbanisme humain. C’est la société tout entière qui est contestée. L’urbanisme, en tant que moyen d’intégrer la personne humaine dans la civilisation pour éviter les aliénations, n’en est que la représentation concrète. Les urbanistes, qui ont œuvré jusque là dans des conditions très difficiles, ne peuvent que se réjouir de cette prise de conscience et de ces revendications.
Mai 68 a permis au marché immobilier de se redresser. « Le pavé a relancé la pierre », s’écriera le publicitaire Jacques Séguéla, jamais avare d’un bon mot. La hausse des salaires, la crainte de l’inflation et la nécessité de mettre à l’abri les capitaux affolés expliquent ce phénomène. Il n’en reste pas moins que le marché est malsain dans la mesure où il ne satisfait pas les véritables besoins. Certes la Vème République a été capable de faire passer le volume de logements construits de 320 000 en 1958 à 422 000 en 1967, mais « les chiffres parlent sous la torture », les principaux besoins ne sont pas satisfaits. La réforme Maziol en 1963 a orienté la construction vers le secteur privé en octroyant des avantages importants aux investisseurs. La nouvelle formule d’épargne-logement a stimulé les banques privées au détriment du Trésor public. La volonté affichée du gouvernement de favoriser les banques privées s’est traduite, en l’espace de quelques années, par la prolifération de très nombreuses entreprises spécialisées dans le crédit, la promotion immobilière, les bureaux d’études etc. qui proposent une gamme complète de compétences techniques, juridiques, fiscales et commerciales.
Peu de temps avant les événements, François-Xavier Ortoli présenta un « plan d’ensemble » qui comportait seulement quelques milliers de logements sociaux supplémentaires, une majoration des prêts familiaux qui devenaient plus rares et quelques aménagements de textes secondaires. Ce « plan d’ensemble » ne constituait pas une politique, c’était une rustine destinait à mieux répartir la pénurie et à montrer que le gouvernement agissait. Il gesticulait tout au plus. Le véritable problème : l’insuffisance du volume de logements sociaux demeurait alors que les sondages alertaient clairement le gouvernement sur l’insatisfaction des Français sur leurs conditions de logement. Un sondage IFOP qui datait de janvier 1967 indiquait déjà que les Français identifiaient parfaitement les causes de cette situation : les taux d’intérêt proposés par les banques étaient trop élevés, la hausse du foncier ne pouvait être endiguée et le financement du logement social par l’Etat n’était pas suffisant.
Le 30 juin 1968, le second tour des élections législatives se traduit par un raz de marée gaulliste. L’UDR détenait à elle seule la majorité absolue. Ce n’était jamais arrivé. Pour le Premier ministre, principal artisan de ce succès, c’était une immense satisfaction qui compensait l’état d’épuisement dans lequel les événements l’avaient laissé. Cependant, quelques jours plus tard, il est brusquement remercié dans des conditions qui laisseront des traces et remplacé, à la surprise générale, par Maurice Couve de Murville. Georges Pompidou a compris. Il est très conscient des dérèglements de la société française. Il ressent profondément la nécessité de recréer la cohésion nationale, de trancher le « nœud gordien ».
Au ministère de l’Equipement, Albin Chalandon remplaça Robert Galley, successeur éphémère de François-Xavier Ortoli. Philippe Dechartre, gaulliste de gauche, plus politique que spécialiste de la construction, conserva le poste de secrétaire d’Etat au logement.
Au moment où, désabusé, le général de Gaulle quitte le pouvoir, un premier bilan de l’action de la Vème République s’impose. Il est indéniable que la qualité et les équipements des logements se sont améliorés. Cette amélioration ne concerne encore que les logements neufs. La crise du logement, caractérisée par le nombre encore trop élevé de logements surpeuplés (3 525 000), par la surface insuffisante des pièces, des rangements, par une quasi absence d’insonorisation, sévit encore gravement comme le dénonce régulièrement un certain nombre de parlementaires. L’aide à la personne est trop faible, le taux d’effort financier pour se loger est trop élevé. Les classes moyennes, exclues des HLM, n’ont pas des ressources suffisantes pour financer les crédits bancaires ou les loyers libres que la pénurie pousse à la hausse. La stabilité gouvernementale n’a donc pas été suffisante pour que les premiers gouvernements de la Vème République définissent et poursuivent une politique du logement efficace et à long terme. Non seulement la crise ne s’est pas résorbée mais à bien des égards elle s’est accrue. Peut-on dire que les capitaux privés ont contribué à résoudre le problème ? Non, à l’évidence, il ne fallait d’ailleurs pas compter sur eux pour financer le logement social qui a été sacrifié.
Cependant, le paysage urbain s’est considérablement transformé. De grands ensembles, offrant des conditions d’hygiène incomparables, ont poussé un peu partout. Sarcelles est, depuis 1960, le symbole de cette ère du béton, de la construction industrialisée, du logement standardisé Très critiqué aujourd’hui, il faut se rendre compte que ce mode d’habitat a représenté une amélioration considérable pour de nombreux Français. Ces tours, ces barres, comportaient des logements beaucoup plus confortables que ceux qui avaient été construits avant la guerre. Clairs, aérés, ensoleillés, ces logements étaient synonymes de bonheur pour ceux qui avaient la chance de pouvoir y habiter. L’automobile, devenue indispensable, y trouvait sa place, ce qui n’était pas le cas dans les immeubles anciens. Le Crédit Foncier de France finançait alors près de 100 000 logements aidés par an dans des immeubles collectifs. En un mot, l’aide à la pierre a pleinement rempli sa fonction.
Chapitre 2 : La nouvelle société
Depuis les événements de mai 68, les pertes de devises ne cessent de s’aggraver en raison du déficit de la balance commerciale et de la spéculation sur la valeur du franc. Avant même de succéder au général de Gaulle, Georges Pompidou était résolu à dévaluer rapidement. Elu, sans en informer son Premier ministre, il fixe le taux de la dévaluation à 12,50% dans un souci de vérité et pour permettre à la France de repartir sur des bases solides.
Le 16 septembre, le Premier ministre, Jacques Chaban Delmas, prononce son discours de politique générale qu’il a omis de faire parvenir au préalable au Président de la République conformément aux usages. Ce discours sur « la nouvelle société » a été écrit par Simon Nora. C’est un diagnostic « sévère et lucide » de la société bloquée qu’est la France. L’Etat tentaculaire et inefficace ne peut perdurer ; de même que l’archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales.
Sans être en désaccord sur le fond, le Président de la République, qui n’aime pas les grands mots, les slogans et les formules chocs, est irrité par cette gesticulation qui sent un peu trop le mendésisme de Delors et Nora. Au surplus, ce discours de Président de la République condamne le chef de l’Etat à s’exprimer comme un Premier ministre, ce qui l’agace profondément. Dans le même temps, Albin Chalandon n’hésite pas à critiquer publiquement et ouvertement le ministre de l’économie et des finances, Valéry Giscard d’Estaing. Décidément, les temps ont changé.
Le ministre de l’Equipement du gouvernement de Jacques Chaban Delmas est inspecteur général des finances. Elégant, sportif, sûr de lui, immergé dans le monde des affaires, Albin Chalandon avait proposé à Marcel Dassault, en 1952, de créer une banque : la Banque commerciale de Paris. Le métier de banquier qu’il a exercé avec succès pendant seize ans, n’est sans doute pas étranger à sa nomination à ce poste. Puisque le Président de la République a pour principal objectif d’accélérer l’industrialisation de la France et de faire financer la construction par le secteur privé, Albin Chalandon, homme de caractère, est certainement l’homme de la situation. Il a une idée en tête en arrivant dans ce grand ministère : faire baisser les coûts de construction et promouvoir la maison individuelle qui a toujours été le rêve de très nombreux Français. Le souvenir des lotissements défectueux, implantés anarchiquement, entre les deux guerres, avait beaucoup influencé architectes et urbanistes qui proscrivaient systématiquement ce type d’habitat.
Dans le gouvernement de Maurice Couve de Murville, il avait déjà entrepris de développer la maison individuelle pour offrir une alternative aux grands ensembles. Avant cette date, les maisons individuelles étaient construites un peu n’importe où, dans des lotissements anarchiques, sans aucun souci d’urbanisme Albin Chalandon a donc lancé, le 27 mars 1969, avec l’aide de son directeur de la construction, Robert Lion, un grand concours international pour la réalisation de programmes de maisons individuelles à bon marché. Les lauréats devaient s’engager à réaliser des opérations de 7 500 logements au minimum pendant la période 1970-1972. Sur plusieurs sites avec un minimum de 250 maisons par site et un maximum de 500. Les « chalandonnettes » furent critiquées, moquées, mais ces maisons, intelligemment groupées en village, avaient une cohérence, ce qui était nouveau.
Puisque depuis mai 68 il était interdit d’interdire, pourquoi ne pas supprimer le permis de construire. C’est ce qui fut décidé le 4 décembre 1969 sous certaines conditions qui restreignait grandement le vent de liberté vu d’ailleurs d’un très mauvais œil par le Conseil d’Etat. En soi, l’idée de passer d’un contrôle a priori à un contrôle a posteriori, n’était pas une mauvaise idée.
Nouveau ministre de l’Equipement dans le gouvernement Chaban Delmas, Albin Chalandon proclama très vite sa volonté, et celle du gouvernement, de réviser en profondeur la politique du logement. Les critiques sévères que contenait le discours sur la « nouvelle société », s’appliquaient particulièrement bien au domaine de la construction. Le ministre exprima son intention de « libérer l’urbanisme ». Cette détermination satisfait particulièrement les « hommes de l’art » qui réclamaient depuis longtemps un urbanisme plus humain. Néanmoins, nombreux furent ceux qui tordaient le nez à l’idée de voir des « chalandonnettes » cohabiter avec un urbanisme moderne.
Dans les années d’après guerre, on l’a vu, la priorité était au quantitatif pour loger le plus vite possible le plus grand nombre de Français mal logés. Les bidonvilles et les taudis innommables avaient tant bien que mal été résorbés. Il fallait maintenant s’attaquer à l’habitat insalubre. La création de l’ANAH, Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat fut une des décisions importantes de la période Chalandon. Il en est de même, sous l’impulsion de Robert Lion, du « Plan construction » destiné à casser le monopole de fait des Grands prix de Rome, « mandarins » de la profession, alliés objectivement avec les grandes entreprises de bâtiment. L’innovation architecturale était quasiment nulle avant 1969 alors que des architectes et ingénieurs de grand talent avaient des idées. Albin Chalandon ne s’intéressait absolument pas à l’innovation et à la recherche de la qualité. Il laissa Robert Lion encourager les Jean Prouvé, Jean Barets, Marcel Lods, Emile Aillaud, mais aussi de jeunes architectes qui deviendront la « génération Portzamparc » qui eurent ainsi accès à des commandes dans le logement social et les villes nouvelles.
C’est également en 1972 que fut mise en oeuvre une première grande initiative de politique de la ville avec le lancement d’un vaste chantier interministériel: « Habitat et vie sociale » qui initia une première politique de contact et de participation des habitants.
Les investisseurs privés, qu’ils s’agisse des nombreuses entreprises de promotion immobilière créées par les banques ou des promoteurs issus de l’industrie du bâtiment , furent invités à s’engager dans des opérations immobilières de grande taille dans le cadre de ZAC – zones d’aménagement concertée, nouvelle appellation et conception des ZUP.
Pendant sa longue présence boulevard Saint Germain, Albin Chalandon ne manqua pas une occasion, dans les nombreux congrès et colloques, d’évoquer son « combat contre le gigantisme qui fait perdre son caractère humain à l’agglomération, aux quartiers(…) son combat contre la congestion qu’entraîne le développement en tâche d’huile de la ville autour de son centre(…)tous les schémas directeurs doivent être basés sur le multi centrisme qui permet de garder à chaque centre une dimension et un caractère humains. »
Il est indéniable que ce discours marqua un tournant. La volonté de restaurer la qualité de la vie urbaine, qui n’était pas la préoccupation première des promoteurs de grands ensembles, était nouvelle. Une excessive division fonctionnelle de l’espace urbain et la dégradation des centres-villes avaient, selon lui, entraîné « l’oubli de l’homme ».
Il y avait une cohérence entre encourager l’accession à la propriété et promouvoir la maison individuelle que la population, dans sa grande majorité, appelait de ses vœux. Ce fut donc le début des « nouveaux villages » et de la vente de maisons sur catalogue qui firent le succès de quelques grandes marques françaises et américaines.
Au cours de l’année 1971, des « affaires » immobilières, pour ne pas dire des scandales en raison de la personnalité des dirigeants d’entreprises concernés, jeta une ombre sur le gouvernement. Un député UDR de Paris, André Rives Henrys fut inculpé dans l’affaire de la Garantie foncière dont il avait été le PDG. L’opposition, depuis le congrès d’Epinay, l’accord socialo-communiste et la création du Mouvement réformateur qui réunit Jean Lecanuet et Jean Jacques Servan Schreiber, s’organisait et commençait à proposer d’autres politiques.
C’est surtout l’affaire de la Garantie foncière qui fit beaucoup de bruit. La presse ne parlait que de ça. Il y eut même des manifestations de rue au cours desquelles on évoquait les affaires du canal de Panama et Stavisky. Le président de la République fut contraint de s’expliquer, ce qui l’agaça profondément. La Garantie foncière était une SCPI qui faisait appel à l’épargne publique pour acquérir des immeubles, les gérer et partager les revenus entre les porteurs de parts. Cette formule, créée en 1966, connaissait un réel succès populaire en raison du niveau de rémunération très supérieur à l’inflation et aux autres placements. La publicité tapageuse de la Garantie foncière promettait même une rémunération supérieure à 10% l’an.
Une lettre du ministre des Finances, Valérie Giscard d’Estaing, au procureur général de Paris déclencha une enquête pour abus de biens sociaux, abus de confiance et autres infractions. Michel Poniatowski, spécialiste des petites phrases surtout quand elles s’adressaient aux gaullistes, souffla sur les braises en qualifiant les rapports de certains politiques avec des hommes d’affaires peu recommandables de « copains et coquins » ! L’enquête révéla une curieuse utilisation des économies des épargnants et de surprenantes méthodes d’emploi des fonds qui auraient en partie servi à payer les intérêts promis. Cette pratique frauduleuse, connue sous le nom de « pyramide de Ponzi » consiste à rémunérer les placements des premiers épargnants avec les fonds apportés par les nouveaux investisseurs. Toutes les SCPI se trouvèrent alors suspectées. Le doute s’installa sur ce qui était considéré comme les avantages de ce placement : la disponibilité des fonds, la rentabilité et la sécurité du placement.
Cette formule avait été encouragée par l’Etat mais la réglementation tardait à entrer en application. De là à dire que l’Etat était complice de certains intérêts, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi. La presse dans son ensemble qualifia cette affaire de scandale financier, immobilier, politique, en un mot d’affaire d’Etat. Il n’en fallait pas plus pour montrer du doigt la mainmise des banques, les fortunes bâties sur l’immobilier de luxe, alors que les plus faibles souffraient toujours de la crise du logement.
Le 11 juillet, c’est au tour du Patrimoine foncier, dirigé par un autre député gaulliste, André Roulland, et un nommé Claude Lipski, de défrayer la chronique.
Le 5 juillet 1972, alors que l’Assemblée nationale venait de renouveler sa confiance à Jacques Chaban Delmas, l’Elysée annonçait brutalement la démission du Premier ministre. Ce n’était plus un secret pour personne que les rapports entre le président de la République et le Premier ministre se dégradaient de jour en jour. « Les affaires » n’étaient pas de nature à arranger les choses. Georges Pompidou détestait le mélange des genres.
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