Chapitre 5 : Le temps des aménageurs
« A l’ère des bâtisseurs doit succéder le temps des aménageurs ». En écrivant ces lignes dans un numéro de la revue Urbanisme consacrée aux grands ensembles, le ministre Pierre Sudreau entend faire savoir que le moment est venu de recenser, d’étudier et de planifier les besoins. Depuis quinze ans, on a construit presque n’importe quoi et n’importe où ! L’essor économique et démographique rend nécessaire la réalisation de villes nouvelles au service de l’homme ; c’est-à-dire qui ne soient pas, comme par le passé, de nouvelles banlieues, des simples alignements de bâtiments, des cités-dortoirs.
Malheureusement, cette bonne intention bute sur le problème foncier, le droit de propriété et la spéculation qui sont devenus alarmants. Les prix des terrains à bâtir ont sextuplé entre 1952 et 1959. Les gains de productivité dans l’industrie du bâtiment sont régulièrement absorbés par la hausse du prix des terrains. Que faire ? Des solutions radicales existent. Un remarquable rapport présenté par monsieur Houist devant Conseil économique et social, préconise la création, dans toutes les agglomérations de plus de 100 000 habitants, d’un organisme qui serait l’unique acheteur de terrains destinés à être revendus au prix coûtant pour les constructeurs publics et au plus offrant pour les constructeurs privés.
Le 31 décembre 1958, le ministre défend son projet de création de « zones à urbaniser en priorité ». Il sait mieux que personne que pour aménager le territoire, il faut avoir la maîtrise des sols. Il complètera donc ce texte par des dispositions relatives au droit de préemption dans les ZUP. Sa conviction et sa volonté de convaincre sont incontestables. Il est soutenu par Albert Denvers qui regrette cependant que ces dispositions ne concernent que les grandes agglomérations. Il est soutenu par l’ancien ministre Pierre Courant qui rappelle les erreurs commises avant guerre dans ce domaine. Il voudrait que son successeur aille beaucoup plus loin et qu’une politique de réserves foncières pour vingt ans soit mise en place.
En face, les défenseurs du droit de propriété contestent ces mesures de spoliation et rétorquent que l’enrichissement sans cause n’est pas contesté quand il s’agit d’actions de la Royal Dutch ou de tableaux de Picasso !
Ces nouvelles dispositions en matière d’aménagement seront complétées plus tard par une réglementation des zones d’aménagement concerté. Pierre Sudreau était sans doute le premier à avoir à la fois les pouvoirs et une vue globale du problème. Il n’en reste pas moins que ces dispositions furent insuffisantes et que le gouvernement du général de Gaulle a manqué l’occasion qui lui était offerte de résoudre d’une manière efficace et durable le problème de la maîtrise des sols.
Les mois passent. La France connaît des jours sombres. L’espoir qu’avait suscité la mise en place des institutions de la Vème République s’estompe jour après jour. Les recommandations du comité Rueff n’ont été que partiellement suivies. Il faut dire que les dépenses militaires grèvent le budget de l’Etat. Il a pourtant été fait beaucoup pour le logement, mais c’est loin d’être suffisant et encore plus d’être satisfaisant. Le Premier ministre en est conscient et consacre au logement une place importante dans sa politique sociale. C’est dit-il « un fléau social que nous traînons depuis un demi-siècle. L’objectif de 300 000 logements construits chaque année a été tenu, mais ce rythme est insuffisant. La poussée démographique est telle qu’à ce rythme nous en serons au même point dans quinze ans. »
L’opposition accuse le ministère des Finances de brider l’industrie du bâtiment. « Nous pourrions sans difficulté passer à une production annuelle de 400 000 logements. Brandir le spectre de l’inflation, arguer de la nécessité de maintenir l’équilibre budgétaire, alors qu’il s’agit d’investissements dont dépend la santé des Français, est une faute grave. »
Curieusement, le gouvernement n’est pas le seul à faire preuve de timidité. Le parti communiste ne réclame pas la fixation d’un objectif supérieur à 300 000 logements par an. Il revendique seulement un plus grand nombre de logements sociaux et dénonce l’aide à la construction privée. Attaché à ses thèses sur la paupérisation et au mythe de la révolution, le « parti des travailleurs » ne peut admettre que dans le cadre du capitalisme français des succès partiels pourraient être obtenus. La vérité, c’est qu’au lendemain de la guerre, les Français ont préféré affecter l’amélioration de leur niveau de vie à d’autres besoins qu’au logement.
Pierre Courant, rapporteur spécial du budget de la Construction, souligne l’effort du gouvernement Debré depuis deux ans et le respect des objectifs, mais déplore que 20 000 logements seulement aient été construits hors du cycle des HLM et des primes et prêts. « C’est une proportion infime alors que le nombre de taudis est encore très important ».
Il faut dire que l’affaire du Comptoir National du Logement a échauffé les esprits. Ne pouvant faire face à ses échéances pour achever un programme de 2 500 logements dans le XVIème arrondissement de Paris, sur l’emplacement des anciennes usines Salmson, l’entreprise est en cessation de paiement. L’enquête révèle que les fonds des souscripteurs ont été utilisés à d’autres fins que la construction. Présidée par l’ancien préfet de la Seine Haag et animée par l’architecte Pouillon, cette entreprise symbolise toutes les erreurs qui pouvaient être commises : souscripteurs lésés, comptabilité falsifiée, détournements de fonds, dissimulations fiscales, dérogations administratives pour le moins étonnantes, failles dans la réglementation. Toutes les conditions d’un scandale sont réunies et exploitées pour jeter le discrédit sur la construction privée.
Pour 1961, le maintien de l’objectif de 300 000 logements concilie les impératifs de la politique du logement et les exigences du ministère des Finances qui, une nouvelle fois, porte la responsabilité de la lenteur de la France à sortir de la crise du logement. « Budget de transition » dira le ministre, « budget malthusien », répond l’opposition. La grande réforme de l’aide au logement, sa personnalisation, l’individualisation du prêt et de l’aide de l’Etat, qui était pourtant prête, n’a pas aboutie.
Des voix autorisées et compétentes se sont pourtant élevées pour demander au ministre des Finances d’octroyer des moyens supplémentaires à son collègue de la Construction. « Il meurt chaque année 200 000 personnes qui vivent dans un habitat indigne ». Nous ne pouvons admettre qu’après avoir fait tant d’efforts pour d’autres, après avoir pris en considération la misère de tant d’autres nations, nous soyons incapables de doter notre pays de logements convenables dans un urbanisme harmonieux. L’état physique, le moral des Français, sont plus importants que tout le reste car ils conditionnent l’avenir de notre pays. » En quelques mots tout est dit. Les responsabilités sont clairement précisées.
La troisième année du gouvernement Debré se termine dans les difficultés et dans un climat tendu. L’inflation est repartie de plus belle. Il faut un responsable, ce sera le logement en raison de son financement et de la spéculation qui sévit.
Après trois années passées quai de Passy, Pierre Sudreau estime qu’il n’a pas à rougir de son bilan mais qu’il a des raisons de s’inquiéter. En effet, au moment où les Français d’Algérie s’apprêtent à rentrer en Métropole qui connaît une poussée démographique importante, le pays entre en récession. Dans le même temps, près de la moitié des logements construits en Allemagne fédérale a été financée par l’épargne. Le logement ne serait donc pas générateur d’inflation. Le Trésor retrouve d’ailleurs une partie non négligeable des sommes qu’il débourse quand « le bâtiment va ». Le ministre est déçu quand il doit transmettre ses pouvoirs à Jacques Maziol. Les années 1961 et 1962 auront été des années records dans le domaine de la construction, mais il n’a pas réussi à forcer le destin, à convaincre le ministre des Finances que financer le logement est un bon investissement pour l’avenir. Il est conscient également qu’il ne suffit pas de construire des logements, il faut aussi réaliser des équipements, des écoles, des lycées. Son testament politique démontre si besoin était ce qu’a été sa détermination : « Le logement, je le pense profondément, c’est avant tout l’affaire de l’homme et la véritable liberté de l’homme, c’est de pouvoir choisir librement son logement ». Il ajoute cependant en guise d’avertissement : « L’accession à la propriété ne doit pas être un facteur de spéculation ».
Le budget de la construction en 1962 est un budget de récession alors que les travaux du Plan recommandent que soit retenu un objectif de 400 000 logements par an dans l’hypothèse qui sera nettement dépassée d’un rapatriement de 100 000 Français d’Algérie en quatre ans..
C’est dans ces conditions que Georges Pompidou succède à Michel Debré le 26 avril 1962. Dans son discours de politique générale, le nouveau Premier ministre aborde le logement sous l’angle de l’investissement mais les députés comprennent que derrière la problématique, le logement n’est pas « la priorité des priorités ». Avec Georges Pompidou, revient au gouvernement Valéry Giscard d’Estaing, un jeune ministre des Finances convaincu que la construction est génératrice d’inflation.
Partagé entre les défenseurs de la propriété privée qui refusent toutes tentatives de collectiviser ce droit et les experts qui préconisent, depuis longtemps déjà, une véritable politique foncière, le ministre de la construction a le souci de ne pas préoccuper les uns et de ne pas inquiéter les autres ! Ce ne sont pas les zones à urbaniser en priorité qui constitueront un rempart à la hausse des prix des terrains qui se poursuit sans frein. A vouloir satisfaire tout le monde, personne n’est jamais satisfait.
Cette période restera une période de contradictions. D’un côté des discours réalistes sur la nécessité de vaincre la misère et le malheur de ceux qui n’ont pas de toit et la nécessité de bannir la société de consommation que connaissent d’autres pays et qui nous guette. De l’autre, des objectifs timides alors qu’à l’évidence l’afflux des rapatriés d’Afrique du Nord tend à s’amplifier. Gouverner, c’est choisir. C’est ce que fait le gouvernement de Georges Pompidou.
Chapitre 6 : Gouverner, c’est choisir
L’insuffisance de l’effort fait en matière de construction de logements apparaît évidente lorsque sont connues les statistiques du ministère de la Construction pour 1962. Le chiffre des logements terminés est en baisse alors que le rapatriement de nombreux rapatriés d’Algérie constitue des besoins nouveaux qui ne pourront pas être couverts. De plus, des centaines de milliers de jeunes nés après 1946 vont être en âge de fonder un foyer.
Pour expliquer son attitude, le ministère des Finances affirme, ce qui est manifestement faux, que l’industrie du bâtiment manque de main-d’œuvre qualifiée et ne serait pas en mesure de construire plus. D’une plus grande aide de l’Etat en matière de logements, d’un nombre plus élevé d’HLM, pas un mot, alors que l’année 1963 marque le cinquantenaire des organismes HLM, ces logements dont le nombre ne cesse de régresser depuis 1960. Le ministre Maziol boucle son premier budget « de transition ». Sa charge n’est pas enviable ; il minimise les besoins réels, évoque des réformes de structures dans son ministère, tente de rassurer les organismes HLM, supplie un ministère des Finances intraitable, modifie les objectifs qui ne seront plus fixés en logements terminés mais en logements lancés. Il met en garde : « L’épargne privée doit relayer l’aide de l’Etat ».
Dans le même temps, ceux – les experts – qui réclament que la France construise 400 000 logements par an, sont accusés de démagogie, d’irréalisme, voire d’être des irresponsables. Tandis que la situation financière de la France est présentée comme « particulièrement favorable », le logement, le droit au logement pour chacun, n’est manifestement pas dans l’ordre des priorités gouvernementales. Ce n’est pas la moindre des contradictions.
Valéry Giscard d’Estaing justifie la modicité des crédits consacrés au logement par le risque d’inflation qu’entraîne selon lui cette charge improductive. Ce qui n’est nullement démontré. Certes, les bonifications d’intérêts pèsent sur le Trésor, mais les taxes sur la valeur ajoutée payées par les entreprises et les autres impôts perçus par l’Etat ne doivent être oubliées. Il ne manque pas de parlementaires pour rappeler qu’un Mystère III, qui a coûté un milliard d’anciens francs a sans doute donné du travail à l’industrie mais, quand il est vendu à la casse pour 100 000 francs, il est difficile de démontrer que c’est un investissement à long terme ! Bref, nombreux sont ceux qui déplorent le malthusianisme du ministère des Finances, le manque de sens prospectif du ministère de la Construction et le manque de cœur pour ne pas dire de volonté de balayer les obstacles. Tout est relatif, car le chemin parcouru depuis 1953 est considérable. L’objectif annuel de 240 000 logements construits paraissait alors utopique. Il fallait la foi de Claudius-Petit pour oser réclamer qu’un tel chiffre soit retenu.
Il n’en reste pas moins que la France est très en retard dans ce domaine. Dans les campagnes, dont on évite de parler, la situation de l’habitat rural est catastrophique. Des milliers d’agriculteurs vivent encore dans des bâtiments de ferme, sans fenêtre, au sol en terre battue. Jacques Duhamel prophétise : « On disait autrefois : Quand le bâtiment va, tout va. Vous verrez qu’un jour, on dira : «Quand le bâtiment tarde, la colère ne tarde pas. »
Commence alors l’année 1963, une année qui restera pour tous ceux qui concourent à « l’acte de construire », une année d’intense activité législative. La fiscalité immobilière faite de réglementations éparses qui ne reposait que sur des interprétations ou des décisions libérales de l’Administration, fera dire à Valéry Giscard d’Estaing : « Ce n’est pas manquer de respect envers le travail accompli par le Directoire que de considérer que deux lois qui datent de brumaire et de frimaire an VII appellent peut-être quelque révision ». La réforme de la fiscalité immobilière est liée à la politique foncière que les élus pressent le gouvernement de mettre au point, mais elle est liée aussi à l’organisation de la construction de logements en copropriété. Sortir du « Far West » qui caractérisait la profession de promoteur immobilier avant cette date, n’était pas chose facile. On a du mal à imaginer aujourd’hui qu’un appartement représenté par des actions de société anonyme immobilière puisse être cédé par la seule signature d’un simple bordereau de transfert, sans acte notarié et sans formalité d’enregistrement. Avec la pénurie, des spéculateurs en cascades pouvaient se céder des titres, avec de coquets bénéfices non imposables, avant même l’achèvement de l’immeuble.
L’épargne privée répugnait, non sans raison, à investir dans la pierre. La France était le seul pays d’Europe où 10% seulement de la construction étaient financés par l’épargne privée sans aide de l’Etat alors qu’en Allemagne fédérale la proportion était de 50% et au Danemark de 65%. Le projet de réforme de la fiscalité immobilière portait à la fois sur les opérations de construction, qui devaient entrer dans le champ d’application de la TVA et sur les avantages fiscaux institués en faveur des capitaux qui s’investiraient dans la construction. Cette réforme est compliquée. Avant de remplir les caisses de l’Etat, elle fera la fortune des conseils fiscaux qui se passeront de vacances cette année là !
Cependant, n’a-t-on pas mis encore une fois « la charrue avant les bœufs » ? En bonne logique, une réforme juridique aurait dû précéder la réforme fiscale. Tout le monde a encore à l’esprit un certain nombre d’escroqueries et de malversations qui avaient suscité une grande émotion en 1961. Cette réforme discutable, et contestée jusque dans les rangs de la majorité, n’interviendra que plusieurs mois après. La vente en l’état futur d’achèvement est en effet une anomalie économique. Normalement, les candidats à l’acquisition d’un logement devraient pouvoir acheter « clés en mains », comme c’est le cas dans de nombreux pays. Seulement voilà, pour ce faire, il faudrait que le secteur de la construction dispose de 1200 à 1300 milliards d’anciens francs pour mener à bien chaque année les logements entrepris avant de les vendre. C’est impossible. Le gouvernement s’est donc résigné à organiser la « vente en l’état futur d’achèvement » accompagnée de garanties financières et d’actes notariés qui vont nécessairement grever le prix de revient du logement. Pour un gouvernement qui lutte – à juste titre – contre toutes les mesures inflationnistes, c’était difficile à expliquer.
La troisième réforme concerne l’aide publique à la construction privée. Elle donnera lieu à quatre décrets et dix arrêtés publiés au Journal Officiel du 29 décembre 1963. Le débat sur l’aide à la pierre et l’aide à la personne n’est pas nouveau. L’aide à la pierre, ce sont les subventions et bonifications d’intérêts consentis par l’Etat en aveugle et qui bénéficie trop souvent à ceux qui en ont le moins besoin.
L’aide à la personne, ce sont essentiellement les allocations-logement incontestablement plus justes. Bouleverser les habitudes et la législation semble une tâche insurmontable. Le gouvernement, après avoir longuement hésité, décide de personnaliser l’aide à la pierre. Le régime des primes sera unifié et un prêt familial complétera le prêt du Crédit Foncier de France pour ceux qui s’engageront à occuper personnellement le logement aidé.
Pendant cette période, il n’y eut pas que des contradictions, il y eut aussi des erreurs. Pour remédier à « la plaie sociale et morale que constitue la spéculation sur les terrains », tenter de freiner la hausse des prix des terrains et accessoirement procurer des ressources nouvelles au Trésor, la tentation était grande de taxer les plus-values réalisées sur les terrains à bâtir et les profits de construction. Le 17 octobre 1963, le ministre des Finances, convaincu de l’efficacité des mesures qu’il propose, expose aux députés les résultats qu’il en attend : « Une des causes récentes des hausses de prix des terrains est l’intervention de détenteurs de ressources liquides qui se sont présentés sur le marché immobilier. Le fait de les exclure n’ira donc pas dans le sens d’une hausse des prix. » De nombreux parlementaires, convaincus que le ministre se trompe, exprimèrent leurs réserves. Il y a bien entendu les conservateurs qui crient à l’impôt sur le capital et à l’atteinte au droit de propriété. Il y a les réalistes, convaincus que ces mesures n’empêcheront pas les prix de monter, provoqueront même un attentisme chez les propriétaires qui ne se décideront à vendre qu’au moment où le marché, en état de pénurie, aura absorbé l’impôt. Il y a les défenseurs de la classe moyenne qui déplorent que le petit propriétaire d’un petit bout de terrain soit frappé de la même manière que le riche spéculateur patenté. Autrement dit, le gouvernement s’apprête à sanctionner identiquement le spéculateur et le citoyen honnête. Enfin, les sceptiques sont convaincus que ces mesures seront inefficaces car elles n’empêcheront pas le spéculateur d’incorporer dans le prix de vente une majoration destinée à le prémunir contre le manque à gagner de la taxation. Cette mesure favorisera la pratique des dessous de table qui, dans certains pays étrangers, atteignent des taux extrêmement élevés.
Rétrospectivement, il est clair que ces mesures ont surtout eu pour effet de remplir les caisses de l’Etat, en associant celui-ci aux spéculateurs, n’ont pas résolu le problème foncier qui était pourtant son but et ont incontestablement contribué à faire monter les prix de vente de l’ordre de 15 à 20%. Ce fut donc une erreur. Il fallait faire le contraire comme un certain nombre d’experts le préconisaient. Au lieu d’utiliser les vieilles recettes fiscales et technocratiques, il fallait inciter les propriétaires de terrains à les vendre en leur offrant pendant une période donnée des avantages fiscaux.
L’habile, le madré Georges Pompidou, n’avait fait aucune promesse dans son discours de politique générale. Le Premier ministre commit cependant un lapsus révélateur qui s’avéra être une prophétie. A l’heure actuelle, dit-il aux députés venus l’écouter le 14 mai 1963, « je ne suis pas en mesure de dire que j’apporterai demain des solutions au problème du logement. Tout ce que je peux affirmer c’est que j’espère faire des propositions avant la fin de cette législature. » Entendant des mouvements divers, il rectifia : « Je veux dire de cette session. »
Rien d’étonnant à ce que le plan de stabilisation mis en place le 12 septembre pour « briser la tendance fatale et générale à la hausse des prix », provoque chez tous ceux qui réclament régulièrement un effort supplémentaire pour le logement, une immense déception alors que, de notoriété publique, les caisses sont pleines.
Que de contradictions ! Pourquoi le gouvernement prend-il le risque de casser la reprise qui se dessine dans l’immobilier et de décourager l’épargne privée qui semblait retrouver le chemin de la construction ? Pourquoi ce choix a t-il été fait alors que sont publiés des rapports alarmants sur le nombre de logements surpeuplés, sur le nombre de personnes par pièce habitable et sur le niveau du déficit de logement qui n’a guère évolué depuis 1954.
Les vœux de Nouvel An passés, le gouvernement décida de renforcer le plan de stabilisation par des mesures d’ordre financier et monétaire. Il n’en fallut pas plus pour que les observateurs affirment qu’un « coup de frein » ne serait pas pour déplaire aux conseillers du ministère des Finances. La plupart d’entre eux sont convaincus, sans pouvoir en fournir la preuve, que la construction est le principal responsable de l’inflation. Pourtant, les arguments ne manquent pas : Il ne peut être contesté que la construction a des effets directs d’entraînement des autres secteurs d’activité ; Le logement représente pour tous les travailleurs les conditions de base de leur productivité économique et, ce qui est peut être encore plus important, la qualité du logement est essentielle pour mener une vie décente et contribuer au plein épanouissement de la vie familiale des travailleurs.
Ce qui préoccupe avant toute autre considération l’administration des Finances, c’est la hausse des prix de vente des logements poussée par une forte demande qui tient autant à la nuptialité qu’à la hausse du niveau de vie. Dans le même temps, l’offre s’est raréfiée. C’était prévisible avec l’entrée en vigueur de la nouvelle fiscalité immobilière. Dans le XVème arrondissement, les prix ont augmenté de 50% en peu de temps et il est devenu impossible d’acheter un appartement à moins de 2000 francs le m2…
Le ministre est opposé à la municipalisation des sols mais se déclare décidé à dissocier le droit de propriété du droit d’usage des terrains. Il pense même que le « bail à construction » est la dernière chance avant la socialisation du sol. Mais, en dehors de quelques rares propriétaires qui n’ont pas besoin d’argent, personne ne s’intéresse à ce projet qui sera un des échecs les plus cuisants de la Vème République dans le domaine du foncier.
En février, les statistiques de l’année 1963 sont communiquées par le ministère de la Construction. Les 335.560 logements terminés constituent un record. C’est l’occasion pour le ministre Jacques Maziol d’annoncer qu’il a donné pour instruction à ses directions départementales de privilégier le financement de la maison individuelle. Un rapport de l’UNESCO vient en effet de faire état d’une tendance qui se dessine pour considérer que les grands ensembles sont un échec. « Le logement social d’aujourd’hui ne doit plus être un amoncellement de pièces dans des blocs de béton uniformément tristes où chacun a du mal à reconnaître le sien. Le logement social doit être un logement humain dans un immeuble bien proportionné, individuel s’il se peut, à l’architecture diversifiée et de qualité, dans un décor vivant et gai. » Le discours que tient le ministre correspond aux vœux de l’Union des organismes HLM et à l’ensemble des professions du bâtiment.
Chapitre 7 : La priorité des priorités
C’est dans une ambiance passionnée que s’ouvre le 24 novembre 1964, à l’Assemblée nationale, la discussion sur les principales orientations du Vème Plan. Gaston Defferre s’en prend au gouvernement : « En 1963, on nous avait dit : « Les caisses sont pleines. Les prix sont stables. L’année 1963 sera l’année sociale. Nous avons vu ce qu’il en a résulté. En mai 1963, vous disiez : « Tout va bien. » En septembre 1964, vous nous présentez un budget sous le signe de l’équilibre et de la stabilité et en novembre, vous relancez la stabilisation. » De sa voix empreinte d’une permanente émotion, Michel Debré lance un avertissement à la fois aux tenants de la propriété privée, dont il se fait le défenseur, et au gouvernement qui est aux affaires. « Si un effort spécifique, par une politique foncière énergique, n’est pas consenti pour résoudre le problème du logement, nous irons à ce que certains appellent la municipalisation des sols qui est en réalité la spoliation. »
Le débat est d’importance, non seulement parce qu’il porte sur les choix qui seront faits pour les cinq prochaines années, mais parce que « l’ardente obligation » du pays révèle les sentiments profonds de ceux à qui la nation à confié la charge de les représenter.
Georges Pompidou a tranché : « Ce qui a été fait pour l’éducation sera fait pour le logement. » Devant les députés de plus en plus impatients dans le domaine du logement, le Premier ministre prend un engagement qui lui sera rapidement et longtemps reproché : « tel sera désormais pour nous la priorité des priorités et notre programme de 470 000 logements sera exécuté. J’ai d’ailleurs dit que nous le considérions comme un minimum. » En serait-il fini des prétextes dont les gouvernements successifs ont usé et abusé pour expliquer leur retard : le problème foncier, l’inflation et l’incapacité de l’industrie du bâtiment à construire plus ?
Le financement du secteur non aidé par l’Etat reste un problème difficile que la France aurait dû résoudre depuis longtemps. L’Angleterre, l’Allemagne, sans parler des Etats-Unis, ont fait en sorte que l’épargne, en grande quantité, parce qu’encouragée par les pouvoirs publics, accède au marché financier. C’est notamment le cas en Allemagne, où plus de la moitié des émissions publiques d’obligations servent à financer la construction. En France, le marché hypothécaire est inexistant. Les Français n’épargnent pas, alors que s’ils y étaient incités, ils seraient parfaitement capables d’épargner. L’avenir le démontrera.
Valéry Giscard d’Estaing sait que l’opinion comprend mal qu’une crise aussi grave sévisse encore, retentisse sur l’ensemble de l’économie et compromette la solution de maints problèmes sociaux. Dans les choix budgétaires pour 1965, la politique de construction constitue, avec la suppression de l’impasse, le maintien du plan de stabilisation et l’effort en matière d’investissements publics, le quatrième ressort de l’expansion.
Néanmoins, quand le budget de la construction vient en discussion, les passions se déchaînent à nouveau. Il a déjà été beaucoup fait mais les représentants de la majorité reconnaissent que le logement constitue leur « talon d’Achille. » Ce n’est pas un budget de relance, c’est un budget de reconduction. Le nombre des HLM n’augmentera même pas de cinq pour cent. La dotation des primes et prêts sera à peu près identique à celle de l’an passé. En clair, la tentative de l’Etat d’alléger les charges du Trésor se développe sans que le mécanisme de drainage de l’épargne privée soit encore au point pour prendre le relais.
« On ne s’ennuiera pas en 1965 », avait prédit le Général de Gaulle aux journalistes accrédités venus lui présenter leurs vœux dans les premiers jours de janvier. Le président de la République ne pensait pas au logement qui, avec plus de 1000 logements achevés par jour, a établi un nouveau record de la production depuis la guerre. Pourtant, dans l’ordre des priorités du gouvernement, le logement semble en quelques semaines avoir perdu la première place que le Premier ministre lui avait accordée. Sollicités par d’autres exigences, les pouvoirs publics se refusent à reconnaître au problème du logement sa véritable importance. Il existe bien une législation et une réglementation de la construction, mais l’opinion publique se rend bien compte qu’il n’y a pas véritablement de politique à long terme pour l’habitation.
« Assez de tables rondes, maintenant faisons table rase », lance ironiquement le député maire de Tours, Jean Royer. Si le Plan, c’est l’anti-hasard, comme le rappelle Pierre Massé, le Commissaire général, dans le domaine du logement, rien ne semble prévu pour réduire les incertitudes. Trouver un logement relève encore, en 1965, du hasard. La politique du logement manque de hardiesse. Comment sortir des « sentiers battus », opérer un véritable tournant pour sortir le pays de ce problème qui semble n’avoir aucune solution ?
Les experts, qui dénoncent régulièrement les promesses non tenues, les slogans qui ont servi de soporifiques, rappellent les chiffres qui sont accablants : Le surpeuplement de plus de trois millions de logements ne s’atténue pas. 650 000 ménages sont obligés de cohabiter. 15 millions de Français vivent dans des conditions d’habitation anormales. Près de deux millions de Français vivent dans des logements précaires. 8 millions de Français n’ont pas l’eau.
Comment « les princes qui nous gouvernent » ont-ils pu faire preuve d’autant d’insouciance, d’incapacité, d’impuissance et de mépris pour les mal logés ? Les besoins n’ont cessé d’être sous-estimés. La responsabilité de la Vème République, dans une France opulente, est aussi grande que celle de la IVème et de la IIIème République. La débrouillardise du Français, le caractère individuel du problème du logement, expliquent en partie que ce problème ne soulève aucune colère collective et, de ce fait, ne presse pas les gouvernements de s’en préoccuper en urgence.
L’année 1965 étant une année électorale importante, tant au plan national que municipal, les groupes de pression tirent la sonnette d’alarme ; « Veut-on vraiment loger les Français ? » La SFIO fixe, dans son programme, l’objectif à 500 000 logements construits chaque année. Le parti communiste adhère à cet objectif à la condition qu’il comprenne 300 000 logements HLM. Le parti Radical rappelle qu’il a combattu, depuis le début du siècle, pour une réforme du sol. S’il n’y est pas arrivé, ce n’est pas que les radicaux d’avant 1914 étaient particulièrement pusillanimes, c’est simplement que le problème, dans un pays comme la France, est d’une difficulté extrême.
Des experts reconnus, comme Claude Alphandery, Jean Barets, la CFDT, proposent des mesures qui permettraient de parvenir en dix ans à 630 000 logements terminés par an, répartis en 200 000 HLM, 100 000 primes et prêts, et 300 000 logements en secteur libre. Les sceptiques sont convaincus que la résistance des lobbies, le conservatisme de certains milieux et le bureaucratisme gouvernemental n’auront aucune difficulté à faire capoter les solutions qui ne seraient pas d’essence libérale. Les intérêts qui résisteront seront considérables, notamment sur le plan foncier. Les spéculateurs auront de beaux jours devant eux. L’avenir leur donnera raison.
Les obstacles à la réalisation de 500 000 logements par an sont connus : Inadaptation des structures de l’épargne et du crédit ; insuffisance des incitations, de la politique de rénovation urbaine et des réserves foncières. Des prêts à hauteur de 90% du coût de la construction d’une durée de 45 ans et à 3% pour les 450 000 HLM locatives ; des prêts pour l’accession à la propriété de 50 000 ménages chaque année, à 4,15% sur 30 ans ; l’octroi de 250 000 primes et des prêts spéciaux pour le logement des agriculteurs et pour constituer des réserves foncières, seraient certainement des mesures efficaces. Enfin, une réforme du régime hypothécaire et l’institution d’un vaste système d’épargne logement encourageraient les Français à privilégier l’amélioration de l’habitat de préférence à d’autres dépenses moins utiles et surtout plus futiles. Il faut en effet que les Français acceptent de consacrer une fraction plus importante de leur revenu à leur logement. Pour cela, il faut les y inciter par des mesures d’encouragement. Quelques spécialistes commencent à parler de prêts immobiliers de longue durée qui pourraient atteindre 25 ans !
« Notre pays a résolu la crise du logement née avec la guerre. Désormais, la demande d’habitat n’est pas plus élevée que l’offre. Le problème qu’il nous reste à résoudre est celui de la reconversion des activités du bâtiment car, à partir de l’an prochain, cette industrie sera trop importante par rapport aux besoins. » Malheureusement, il ne s’agit pas d’une déclaration de Jacques Maziol, mais d’une constatation faite au début de l’année 1965 par le gouvernement de l’Allemagne Fédérale. Ce pays, plus éprouvé encore que le nôtre, qui n’était que ruines à la fin de la guerre, est le premier de l’Europe occidentale à avoir résolu le problème du logement. L’Allemagne a encouragé ses habitants à construire en facilitant les financements, en pratiquant l’incitation fiscale, en normalisant la construction et en accélérant les procédures administratives. Toutes choses qui ont été promises en France mais n’ont jamais été réalisées. Mieux, le ministère de la Construction possède la triste réputation de détenir le record du nombre de textes et réglementations ! Deux explications sautent aux yeux des spécialistes : en Allemagne, le marché financier a fourni plus de 60% des capitaux investis dans la construction. La décentralisation administrative dans ce pays a été pour beaucoup dans la rapidité et l’efficacité des décisions prises.
Les statistiques pour l’année 1964 ne sont pourtant pas si mauvaises. Avec 368 730 logements terminés, c’est le record depuis la fin de la guerre, 400 000 logements ont été mis en chantier et 590 000 autorisés. L’objectif du Plan, de 470 000 logements, devrait donc pouvoir être atteint et même dépassé à la condition de faire rapidement sauter les « verrous » qui rendent impossible ce nouveau bond en avant. Le foncier et la durée du crédit doivent trouver des solutions.
Il n’en reste pas moins que les Français s’estiment mal logés. C’est ce qui ressort d’une étude du CREDOC et de l’INSEE. Un nouveau régime d’épargne logement est proposé aux députés le 15 juin 1965. Il ne peut y avoir de miracle. Il faut un effort d’épargne accru et ne plus compter sur les prêts spéciaux du Crédit Foncier de France qui contribuent à l’inflation monétaire. Un nouveau système de prêts différés relayés par un financement bancaire normal doit être mis en place rapidement. C’est urgent car de 1958 à 1964, pour une augmentation de salaire de l’ordre de 60%, le prix d’un logement à Paris a triplé et plus que doublé en province. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que, nonobstant la difficulté de trouver un logement, la mévente s’installe et le marché immobilier se bloque. Des scandales, notamment sur la Côte d’Azur, mettent en lumière le hiatus entre ces deux formes de crises. Gouvernement et promoteurs immobiliers se renvoient la responsabilité de cet état de fait. La représentation nationale se déchaîne à nouveau pour déplorer que notre pays, une nation moderne, ne soit pas capable de consacrer 6% de son revenu national aux ménages dont les revenus ne sont pas suffisants pour financer un logement convenable. « Les dés sont jetés », l’objectif de 470 000 logements est finalement porté à 480 000 en 1970, ce qui représente une dépense prévisionnelle de 26 milliards de francs.
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