Il y a de bons et de mauvais souvenirs. Le « 77 La Croisette » est un bon souvenir…et même plus !
L’histoire que je vais raconter aujourd’hui n’est pas précisément un souvenir agréable.
Il était 14h20 très précisément, le dimanche 18 décembre 1994, quand ma belle-sœur, Annette Kahn me téléphona pour me dire, avec sa voix un peu métallique qui réveillerait un dortoir de collégiens :
– Michel, tu es propriétaire d’un immeuble rue du Dragon ?
– Euh oui, je crois, c’est le même que celui de la rue de Rennes, c’est l’arrière. Pourquoi ?
– Droit au logement vient de l’occuper avec l’aide de l’Abbé Pierre, Cà vient de tomber sur les dépêches d’agence. Qu’est ce que tu vas faire ?
– Je ne sais pas. Je vais réfléchir et appeler le responsable de cette affaire. Il est le gérant de la SCI, c’est-à-dire le propriétaire de l’immeuble
– Vous allez leur donner l’immeuble comme l’avait fait la Banque de France, l’année dernière ?
– Non tu ne te rends pas compte de l’argent que ça représente. C’est un immeuble sur lequel on perd déjà plus de deux cents millions à cause des problèmes qu’on a eus, tu t’en souviens, pour le permis de construire.
– Je te rappelle dès que j’ai du nouveau. Salut
J’étais dans la salle à manger quand le téléphone avait sonné. Pour une fois, c’est moi qui avais répondu. J’avais les jambes en coton. Nous venions d’être nommés directeurs généraux, Jacquet et moi, il y avait un mois, jour pour jour, et je sentais que les ennuis commençaient avec ce coup de fil d’Annette.
J’appelai Yves Jacquet, il n’était pas chez lui. Je laissai un message sur le répondeur. J’appelai Bernard Roth, le président de COGEDIM Paris, il n’était pas chez lui non plus. J’appelai Guy Le Breton, le président du conseil d’administration. Il ne voyait pas ce que nous pouvions faire et ce que nous devions faire.
En regardant l’Heure de Vérité, à midi, j’avais eu le pressentiment que nous pourrions bien être les victimes de l’expédition qu’annonçait Kouchner, manifestement bien informé. Je branchai la télé sur LCI, la chaine d’information en continu, tout en écoutant France Info qui commençait à en parler. Je découvrais ce qui venait de se passer :
– Aujourd’hui, 17 familles, avec enfants, et 26 célibataires, en tout 126 personnes prennent possession de cet immeuble qui appartient à la Cogedim.
L’abbé Pierre, de sa voix chevrotante, criait dans un porte-voix, au milieu de la foule qui se massait devant l’entrée de l’immeuble.
– C’est ma dernière sortie parmi vous.
Je veux bien le croire tant le vieil homme a l’air épuisé.
– Ce n’est pas par plaisir, mais par nécessité, que nous occupons des immeubles. Nous savons bien que cela ne peut être qu’une solution d’attente. Nous voulons juste le relogement Nous n’acceptons pas qu’on considère comme coupables des gens qui occupent des logements vacants. Nous avons la loi pour nous.
L’Abbé était manifestement ému, fatigué, mais il aimait ces situations qui le requinquaient.
C’était maintenant le professeur Jacquard, camarade de promotion de Guy Le Breton à polytechnique, qui parlait. Je lui trouvai une tête à jouer le rôle de Thénardier dans « Les Misérables ».
– Monsieur le Premier ministre, prenez ce soir l’engagement de ne pas utiliser la force publique contre nous. Quelle honte pour notre pays si les CRS devaient trainer des enfants parce qu’ils demandent un toit.
Derrière lui, Marie-Claude Mendes-France, la veuve de l’ancien Président du conseil, Alain Krivine, Jacques Higelin, Léon Schwartzenberg applaudissaient.
Que faire ? Un dimanche. !
La nuit commençait à tomber. Entouré de ses avocats, Jean Jacques de Félice et François Breteau, l’Abbé, à la lueur d’une lampe de poche téléphona, avec un bi-bop, à l’Hôtel Matignon
– Bonjour, c’est l’abbé Pierre, je veux parler au Premier ministre
L’appareil marchait mal. La délégation partit à 17h pour l’Hôtel Matignon. Le Premier ministre qui était dans son bureau, les reçut et raccompagna l’Abbé sur le perron, comme il le faisait pour tous les hôtes de marque, après lui avoir proposé que son chauffeur le raccompagnât en Normandie, dans sa retraite d’Esteville.
L’abbé Pierre déclara aux micros qui se tendaient :
– Je suis rassuré, Edouard Balladur nous a promis sa bonne volonté, sans pour autant couvrir une opération illégale. Il nous a confirmé qu’il avait acquis 20 hectares sur Paris pour des réalisations. Mais, en attendant, il faut trouver des solutions. On en impose une.
J’étais furieux. Comment un Premier ministre pouvait-il, au mépris du droit de propriété, se comporter de la sorte dans un état de droit. La nécessité sociale est de sa responsabilité. Le respect du droit de propriété aussi. Jacques, mon beau-frère, rédacteur en chef adjoint au journal Le Point, me conseilla d’appeler notre ami Philippe Massoni, le Préfet de Police, et Matignon. J’hésitai, après l’engagement que venait de prendre le Premier ministre de ne pas faire intervenir la force publique, je ne voyais pas ce que pourrait faire le Préfet de Police.
Finalement, après avoir longuement hésité, je décidai de me rendre sur place pour me rendre compte de la situation. Il y avait peu de monde, aucun flic en uniforme, des hommes communiquaient à l’aide de téléphones portables mais il était bien difficile de savoir si c’étaient des flics en civil des Renseignements Généraux ou des membres du service d’ordre de Droit au Logement. Des curieux, qui habitaient le quartier, commentaient l’événement :
– C’est bien fait pour la Cogedim. Leur projet était un scandale. Bravo et merci à l’Abbé Pierre
Et bien, nous étions dans de beaux draps. Ils étaient là pour longtemps. Invité d’Anne Sinclair à 7/7, Alain Juppé, prudent, déclara :
– Sans légitimer le squat, il n’est pas possible d’admettre que les investisseurs laissent vides des logements.
Simone Veil, de son coté, déclara « comprendre ce cri de révolte, ce problème douloureux et crucial du logement, quand une famille perd son logement, c’est la vie qui se défait. » Elle tendait la joue pour recevoir une gifle, en eut conscience et ajouta :
– On nous dira qu’on se réveille tard, qu’il faut que l’abbé Pierre pousse un coup de gueule pour qu’on agisse. Nous avons tout de même fait certaines choses, mais sans doute pas assez.
A gauche, on se déchaina, alors que bien peu avait été fait depuis quatorze ans. Jean Glavany rappela :
– Quand le ministre du Logement, Louis Besson, avait présenté sa loi en faveur du droit au logement, la droite avait combattu ce texte et Chirac et Balladur avaient voté contre. Il serait temps d’ouvrir les yeux sur la rupture sociale en profondeur de la société française.
Interrogé sur RTL, François Léotard, qui parlait toujours un peu trop vite, déclara:
– Je ne sais pas qui est le propriétaire de cet immeuble mais si j’étais à sa place, j’irais tout de suite ouvrir les portes. Quand on est devant une situation de ce genre et que l’on peut dépanner provisoirement, un mois, deux mois, trois mois, avec des garanties, des gens dans une situation de détresse, on le fait. Quand on laisse les clés de contact sur le tableau de bord, il ne faut pas s’étonner du vol de sa voiture !
Etait-ce l’ancien séminariste qui parlait, le maire qui savait très bien que ces situations sont impossibles à gérer, ou le président d’honneur du Parti républicain qui, en effet, n’est pas très regardant quand il s’agit des deniers de Cogedim?
Je passai un bien mauvais dimanche avec des poussées d’adrénaline qui provoquent, chez moi, un léger tremblement.
Je finis par décrocher mon téléphone et appeler le conseiller technique de permanence à Matignon
– Allo, ici Michel Desmoulin, directeur général de Cogedim, est-ce que je pourrais parler à la personne qui s’occupe de la rue du Dragon?
– C’est moi, Bernard Brigouleix, j’attendais votre appel.
– Je suis le beau-frère de Jacques Bouzerand que vous connaissez sans doute.
– Oui, je connais très bien Jacques, il était à la Coopération.
– J’ai entendu la déclaration du Premier ministre Je voudrais savoir quelles sont vos intentions et ce qui s’est dit au cours de l’entretien avec l’abbé Pierre.
– Le Premier Ministre les a écoutés pour que leur action ne prenne pas des proportions plus importantes et que le Gouvernement ne soit pas mis en difficulté sur ces problèmes de logement.
– Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas rester sans rien faire, nous allons porter plainte.
– Oh ! Est-ce vous pensez que c’est bien nécessaire?
– Nous ne pouvons pas faire autrement. Nous devons dégager notre responsabilité et acter la situation.
– Oui, je comprends, j’en parlerai demain matin, en réunion de Cabinet, avec le conseiller au Logement qui prendra contact avec vous.
– Très bien, je vous remercie, au revoir Monsieur
Je ne fus pas déçu, je n’attendais rien de ce contact avec Matignon qui ne pensait, dans ce domaine comme dans les autres, qu’à éviter les vagues.
Je continuai à regarder toutes les informations à la télé. L’ambiance sur place était à la fête. Les commerçants interrogés se déclaraient satisfaits, en cette veille de Noel, et désireux d’aider ces nouveaux voisins. Je pensai au livre de Jean Raspail « Le camp des Saints », car j’avais déjà le sentiment que, passés les premiers jours, cette population de « sans domicile fixe » poserait des problèmes dans le quartier.
Je finis par avoir Bernard Roth qui prit contact avec Me Pautonnier, son avocat et ami. Bernard Roth passa chez moi, avenue Bosquet, pour m’expliquer la configuration des lieux car, à cette heure, il espérait encore que seul l’immeuble de la rue du Dragon serait occupé.
Au journal de 20 h, à la télévision, l’occupation de l’immeuble de la rue du Dragon fut l’événement du jour. Il fallait s’y attendre. Les déclarations, sur place, ne manquèrent pas de sel :
- J’ai emporté, dans ma sacoche, des médicaments pour une journée de plus », dit l’abbé Pierre, « car je ne quitterai pas les lieux, il faudra qu’on me traîne dehors ».
Nous découvrirons plus tard que CANAL PLUS, dans la confidence, avait soutenu l’opération sur le plan logistique. Nous étions en présence d’un coup monté à des fins politiques.
Une occupante dit aux micros qui se tendaient :
– C’est super, c’est énorme! Qu’est-ce qu’on va être bien là-dedans! Il y a même de la moquette. Tant d’espace, tout de même, ça m’impressionne.
Le lendemain, le lundi 19 Décembre à 9h, réunion de crise dans le bureau de Le Breton. Me Pautonnier, Bernard Roth, Yves Jacquet et moi, passâmes en revue tous les aspects du problème. Il nous apparut très vite, comme une évidence, qu’il ne fallait surtout pas communiquer, mais agir et tout d’abord envoyer Roth, accompagné de Pautonnier, déposer la plainte au commissariat de police.
Libération titra « Les mal-logés squattent la présidentielle, l’abbé Pierre repart en croisade ». France Soir : « Son dernier combat ». « Seule la force me fera sortir », déclara l’Abbé Pierre.
En fin d’après-midi, après un comité de direction générale convoqué d’urgence, je me rendis au Ministère de l’Intérieur, avec Yves Jacquet, pour un entretien avec Léandri, un des proches conseillers de Charles Pasqua, le ministre d’Etat. Dans l’antichambre, nous croisâmes le préfet Jean Charles Marchiani, mon camarade de la 39ème session de l’IHEDN, qui prit cette affaire à la rigolade mais reconnut que nous n’avions pas de chance. Pendant que nous attendions dans l’antichambre du ministre, nous fûmes témoins des conversations en langue corse échangées entre Pasqua, Marchiani, Massoni, Léandri, comme chaque jour, en fin de journée. Ce n’était donc pas une légende. C’était le moyen, pour eux, de se concerter sans être compris !
Léandri nous reçut, nous écouta avec un air mystérieux, passa des coups de téléphone encore plus mystérieux à des collaborateurs et, tel un médecin de Molière, revu par Pagnol, se contenta de nous déclarer que le ministre d’Etat était en Seine et Marne avec le Premier ministre et qu’il lui en parlerait dès son retour car c’était une affaire sérieuse. Nous n’étions pas plus avancés. Personne ne voulait nous aider. D’ailleurs, le conseiller au Logement de Matignon, qui devait m’appeler à 10h, ne l’avait pas fait.
De retour à Levallois, nouvelle réunion dans le bureau de Le Breton. Roth et Pautonnier nous racontèrent les conditions dans lesquelles ils avaient déposé une plainte. Le commissaire, en personne, avait fait tout ce qu’il pouvait pour atténuer les termes de la plainte. Il était manifeste qu’il avait reçu des instructions dont il s’acquittait sans plaisir. C’est alors que nous parvint la déclaration que venait de faire Jacques Chirac sur TF1, à son retour de voyage :
– J’ai décidé d’engager le processus de réquisition d’un certain nombre de logements qui appartiennent à de grands groupes financiers et qui sont vides pour des raisons spéculatives.
Jacques Chirac, qui avait annoncé sa candidature le 4 novembre 1994 sur le thème de la « fracture sociale », ne connaissait pas les textes relatifs au droit de réquisition. Il se prit un peu les pieds dans le tapis et bafouilla dès qu’il lui fallut répondre à des questions précises. Qu’importe, Balladur a fait raccompagner l’Abbé en Normandie, il décida de le prendre au mot avec des mesures extrêmes comme la réquisition. Il apparut évident que cet événement entrait à merveille dans sa stratégie contre les puissants, les élites, loin des réalités, les riches égoïstes, les grands organismes spéculateurs et anonymes. C’était la déclaration d’un candidat à la prochaine élection présidentielle bien décidé à mettre « l’égalité des chances » et la lutte contre la « fracture sociale », au centre de son programme. Cette occupation confirmait ce que deux polytechniciens, Pierre-André Périssol et Olivier Debains lui conseillaient de mettre dans son programme en ce qui concerne le logement : une rupture avec l’immobilisme de Balladur et une complète remise en question des aides de l’Etat.
Cette déclaration prit à contre-pied, aussi bien la classe politique que la population parisienne et les professions immobilières. Elle s’inscrivait dans la stratégie de Chirac qui, pour trouver un espace politique différent de celui de Balladur, qui caracolait en tête des sondages, avait décidé de « faire du social ». Les bourgeois du seizième furent ahuris. « Il est devenu fou. Cette attitude va lui faire perdre plus de voix qu’il ne va en gagner ». Pas sûr !
Le leader communiste, Robert Hue, s’écria :
– Pas lui, pas ça. S’il y a autant de sans abri à Paris, c’est parce que Chirac les a mis dehors.
Pour l’Abbé et ses pauvres, la surprise fut « divine ». Jean Baptiste Eyraud, le responsable du DAL, Droit au Logement, n’en croyait pas ses oreilles. Les échéances électorales aidant, les pauvres pouvaient revendiquer le droit au rêve jusqu’en mai. Il s’engouffra dans la brèche et demanda la démission du ministre du Logement, Hervé de Charette qui refusait de réquisitionner.
Pendant ce temps, rue du Dragon, on s’installait. Les familles, aidées de bénévoles, commencèrent à nettoyer les bâtiments et à préparer Noël en accrochant des guirlandes. Les voisins trouvèrent là l’occasion de se mettre en règle avec leur conscience. Ils s’empressèrent auprès des occupants : « De quoi avez-vous besoin? Si vous voulez, vous pouvez venir prendre un bain chez moi ». Un restaurateur offrit des pizzas, un autre du couscous. Il faisait très froid, c’était Noël !
La presse exploita à fond l’événement et la réaction de Chirac dans les jours qui suivirent. Info Matin titra « Chirac illuminé par l’Abbé Pierre» ; Libération : « Chirac réquisitionne l’Abbé Pierre et bat le rappel des logements vides à Paris ». Il était manifeste que, ne voulant pas subir l’événement et se laisser repasser le mistigri par Balladur, le maire de Paris décida de prendre les devants et de contre-attaquer.
La situation n’était plus supportable, l’abbé Pierre avait raison. Nous étions bien de cet avis !
Cette malheureuse affaire appelle des explications. C’est l’occasion pour moi de raconter l’histoire d’une opération qui, nonobstant sa situation dans Paris, qui est particulière, aurait pu être une opération comme les autres.
Le cours Désir, du nom d’Adeline Désir qui le fonda, rue Jacob, en 1853, était un institut d’enseignement de jeunes filles très connu et très apprécié dans le quartier de Saint Germain des Prés. Simone de Beauvoir fréquenta l’établissement et en fit une description dans « Mémoires d’une jeune fille rangée ».
Prié de déménager, lors de la construction de la nouvelle école de médecine, l’institut s’installa, en 1958, au-dessus de l’ancien passage du Dragon, transformé en supermarché. Mais, avec le temps, la carte scolaire, l’évolution de la démographie, l’institut devint obsolète. Au début de l’année 1989, alors que les prix des terrains dans Paris flambaient, Rome demanda à l’archevêché de vendre les locaux et d’étudier le regroupement des activités d’enseignement à Noisy-le-Grand.
COGEDIM, en l’espèce sa filiale COGEDIM PARIS dirigée par Bernard Roth, fut choisie par l’archevêché et une promesse de vente fut signée. Dès que les parents d’élèves en eurent connaissance, particulièrement ceux qui avaient des enfants à l’école primaire, manifestèrent leur profond mécontentement. A la veille de Noël 1991, le cardinal Lustiger présida une réunion d’apaisement et demanda à COGEDIM un délai supplémentaire qui lui fut accordé. Ce ne fut pas suffisant pour empêcher la constitution d’une association de protection de l’établissement.
Dès que le projet architectural de l’architecte Fernier fut connu, la colère des parents d’élèves se déchaîna, relayée par la presse et notamment une pleine page du journal Le Monde du 12 octobre 1991, sous le titre : « Le supplice de Saint-Germain ». Il faut dire que le projet, accepté par l’architecte des bâtiments de France, avait de quoi choquer avec « ses trous, ses protubérances, ses tourelles et ses chapeaux chinois. »
Malgré cela, le permis de construire fut délivré le 27 novembre 1991, rapporté le 30 avril 1992 pour un problème de procédure, délivré à nouveau le 30 juillet 1992 et de nouveau délivré et modifié le 29 janvier 1993… Saisi, par l’association de protection du patrimoine architectural et de préservation des conditions de vie dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, le tribunal administratif annula le permis de construire et déclara que « la façade projetée ne s’accordait, ni par son aspect, ni par son rythme, ni par les proportions de ses ouvertures au caractère dominant du bâti environnant et portait atteinte au caractère des lieux environnants. »
Un nouveau projet, déposé par Jean-Jacques Fernier, obtint le permis de construire le 21 juillet 1994, mais n’eut pas plus de chance. Attaqué à nouveau, il fut annulé le 7 mars 1996 par le tribunal administratif.
Voilà où en était COGEDIM, sur le plan administratif, le 18 décembre 1994, au moment de l’occupation des locaux par le DAL. Bernard Roth avait obtenu un nouveau permis et attendait la décision du tribunal puisque l’autorisation administrative était systématiquement attaquée. Acheté au prix le plus fort, début 1990, avant la crise, le terrain, entre temps, avait perdu la moitié de sa valeur puisqu’il n’était plus question de vendre des appartements à près de 70 000 francs le m2, mais à 35 000 francs, avec un peu de chance, tant la chute des prix avait été brutale. L’opération faisait partie de ces programmes sinistrés dont il avait été impossible de se défaire.
Mais, reprenons le cours des événements. Nous étions le 19 décembre, les communiqués que nous rédigions n’intéressaient personne, tout ce que nous pouvions dire était mal interprété et la presse ne ratait aucune occasion d’égratigner COGEDIM. Tout se passait comme si cette entreprise était seule responsable des insuffisances de la politique du logement social en France.
Bernard Roth prit les mesures conservatoires qu’exigeait la situation : chauffage, électricité, assurances de l’immeuble contre l’incendie et les dommages causés aux tiers. A l’évidence, cette occupation allait durer un certain temps. Au courrier, une lettre de François Breteau, l’avocat du DAL, nous informa « qu’il était chargé de la défense des intérêts des personnes sans abri et très mal logées qui ont été installées dans l’immeuble 7 rue du Dragon à Paris par l’association Droit au Logement à l’instigation et sous la responsabilité de l’Abbé Pierre et d’autres personnalités telles que les professeurs Albert Jacquard et Léon Schwarzenberg, madame Mendes-France et monsieur Higelin. Ces personnes n’avaient pas d’autre solution pour sauvegarder leur intégrité ainsi que celle de leur famille. Au regard de leur détresse, la présence de cet immeuble vide depuis de nombreux mois, appelait à sa mobilisation. Toutes les familles occupantes ont formalisé, depuis longtemps, des demandes de logement social. Toutes ont déposé une demande de réquisition entre les mains de monsieur le Préfet de Paris le 30 novembre 1994. Nos mandants souhaitent parvenir à une solution équitable. Ils m’ont, en conséquence, demandé de prendre contact avec vous afin de déterminer si une solution amiable pourrait être envisagée. »
Je me rendis à plusieurs reprises devant la grande porte métallique qui servait autrefois d’entrée de service au Cours Désir, rue du Dragon. En quelques heures, soixante familles, cent soixante personnes s’installèrent dans ces immenses bâtiments de l’institution et dans les appartements qui donnent sur la rue de Rennes, au-dessus du Monoprix.
Le problème du logement social en France est certainement un des plus difficiles à résoudre. La IVème République n’y était pas parvenue, la cinquième non plus. C’est un problème politique. Quand un problème politique n’est pas résolu, il arrive tôt ou tard un moment où un incident se produit et l’emporte sur toute autre considération. Le DAL sait parfaitement « fabriquer » périodiquement un incident qui, immédiatement, mais provisoirement, mobilise les politiques. La situation des mal-logés et, à plus forte raison, des sans abri, est un scandale dans un pays riche, mais ce n’était pas à COGEDIM de résoudre ce problème. Il est d’ailleurs frappant de constater, sur le plan psychologique, que plus un dirigeant politique se sent fautif et responsable de cette situation, plus il cherche un « bouc émissaire ». Tout le monde marche ; les médias préféraient accuser COGEDIM, que de traiter du fond du problème. Les dirigeants politiques, en campagne présidentielle, et l’œil rivé sur les sondages, croient pouvoir dégager leur responsabilité en dénonçant l’amoralité du « vilain promoteur immobilier ». C’est plus simple et ça marche !
Victor Hugo disait que « seul, celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence, a vraiment vécu ». Il faut traverser des périodes difficiles pour comprendre la pensée de ce Grand Homme.
Rue du Dragon, il régnait en permanence, c’est-à-dire jour et nuit, une ambiance « Mai 68 ». Hormis quelques bousculades, le spectacle permanent, façon Jean-Paul Goude pour le 14 juillet, tambours, clowns, échasses, était plutôt bon enfant mais les poings levés, les drapeaux rouges et noirs, commencèrent à lasser la population locale. Un dimanche après-midi, j’observai le manège autour d’une Mercedes 600, le modèle le plus luxueux, immatriculée au Liban. A l’évidence, dans les locaux du Cours Désir, un marché de la drogue s’était installé. Je décidai de reprendre contact avec un conseiller du Premier ministre. Un jeune énarque, fraichement sorti de l’école, me reçut dans son bureau du 58 rue de Varenne. Je lui racontai ce qui se passait rue du Dragon, le trafic que les Renseignements généraux ne devaient pas ignorer, le pourrissement de la situation qui, du point de vue de l’ordre public n’était pas tolérable. « Je sais, je sais », me répondit-il. Il ne savait rien du tout, s’en moquait éperdument et ne donna aucune suite à notre entretien. « Pas de vague, pas de vague » était le mot d’ordre dans l’écurie présidentielle de Balladur qui, si tout se passait bien, se voyait déjà à l’Elysée.
Sur place, l’hôte le plus connu était Monseigneur Jacques Gaillot, devenu SDF, « Sans Diocèse Fixe », depuis que l’évêché d’Evreux lui avait été retiré. Il s’installa, avec un ami, dans l’appartement jadis occupé par la directrice du Cours Désir, un trois pièces dont les fenêtres ouvraient sur le clocher de l’église Saint-Germain-des-Prés. De cet appartement de « fonction », il accorda interview sur interview. « Je suis venu dormir et vivre ici pour rappeler que personne ne doit être exclu de cet immeuble. Depuis des années il est vide, nous l’investissons et, comme par un fait exprès, la COGEDIM, le propriétaire, en a un besoin urgent. C’est scandaleux ! Je suis actif au sein du DAL depuis cinq ans. J’ai toujours soutenu les actions de l’abbé Pierre. J’étais au quai de la Gare, j’ai investi les immeubles de la Banque de France, de la rue du Président René Coty, c’est une longue histoire. Je suis arrivé le dimanche 18 décembre vers 19heures. J’étais au courant de l’action depuis quinze jours. Je me souviens de cette première nuit, j’étais dans mon sac de couchage sur un petit matelas posé dans les gravats et j’avais froid. J’ai soufflé ma bougie, il n’y avait pas d’électricité, et, en pleine nuit, une canalisation a cédé, inondant la pièce où je dormais. J’ai cherché en vain des allumettes pour rallumer la bougie, quelle nuit ! » 7 rue du Dragon, le service d’ordre du DAL ne laissait entrer personne. « Pas de voyeurs ! Ici, c’est exclusivement réservé aux exclus ! »
Les forces de l’ordre, présentes en permanence depuis le début de l’opération, s’efforçaient d’être discrètes, mais les manifestations étaient fréquentes et menaçaient de dégénérer.
Un tract annonça l’ouverture au 52 rue de Rennes, le samedi 28 janvier 1995 à 13h30, du « Dragon du Désir », une université populaire qui sentait bon son « Mai 68 ». L’accès, par la rue de Rennes, muré par COGEDIM depuis longtemps, avait été maintenu fermé jusque-là, à la demande de la Préfecture de police, pour des raisons de sécurité. Le tract contenait donc l’intention de déroger à cette interdiction. La séance inaugurale était prévue à 15h, suivie de festivités et d’une soirée « Cabaret ». Le lendemain dimanche, il devait y avoir des débats en ateliers sur le logement, la citoyenneté, le travail, la santé etc.…suivis d’un débat sur le thème : « Quel mouvement social », de nouvelles festivités, un feu d’artifice et un bal !
C’était les Gilets jaunes avant l’heure. Nous étions en 1995, c’était beaucoup trop pour la Préfecture de police. En début d’après-midi le samedi, un millier de personnes se présenta devant le 52 rue de Rennes protégé par un cordon de CRS. Insultes, bousculades, « coups de matraque », blessés légers finirent de convaincre le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, que l’action en faveur des exclus était une chose, et l’intention d’en découdre avec la police en était une autre. Dans le quartier, ces troubles inquiétèrent. Le dimanche, la rue du Dragon fut fermée par la police de bon matin et plusieurs centaines de CRS furent pré positionnés pour dissuader toute utilisation publique des locaux de l’ancien Cours Désir. Les professeurs Albert Jacquard et Léon Schwarzenberg haranguèrent la foule, encouragèrent à « changer la société », applaudis par plus de deux cents intellectuels et créateurs artistiques de tous bords, mais l’université resta à l’état de projet. Des fresques de qualité réalisées à l’intérieur des locaux, furent les seuls témoignages de « l’échange du savoir » proposé aux Parisiens.
Le 23 avril, pour une surprise, ce fut une surprise. Lionel Jospin arriva en tête, au premier tour avec plus de 23% des voix, devant Jacques Chirac, 20%. Edouard Balladur, troisième, était éliminé. Le second tour, le 7 mai, ne fut pas passionnant, ce fut presque une formalité. Jacques Chirac l’emporta face à un candidat socialiste étonné d’avoir réussi un tel score mais résigné.
C’est à peu près à cette date que les services de l’urbanisme de la ville de Paris nous conseillèrent très vivement de changer le parti architectural de l’immeuble de la rue de Rennes, c’est-à-dire de changer d’architecte, pour calmer l’opinion et sortir de la situation inextricable dans laquelle nous étions sur le plan administratif. Fernier, architecte de grand talent, comprit notre position. C’est à Raymond Ichbiah que nous confiâmes la mission de « fondre » notre projet dans le bâti environnant. Il s’acquitta brillamment de sa tâche, comme nous le verrons un peu plus loin.
La période des vacances terminée, la Cour d’Appel de Paris rendit, le 15 septembre, un arrêt équilibré dans l’affaire de la rue du Dragon. Maître Breteau, l’avocat du DAL, salua comme une victoire la reconnaissance, pour la première fois, d’un « droit au logement », mais ajoutait que « le devoir de solidarité qu’il entraine ne peut peser que sur l’Etat et les collectivités territoriales responsables » et qu’il y avait donc lieu de « confirmer la mesure d’expulsion prononcée par le premier juge. »
Le relogement assuré, les comptes réglés, c’est un euphémisme, le Dragon fut libéré. Il ne restait plus qu’à obtenir un permis de construire définitif pour le projet de Raymond Ichbiah et entreprendre la préparation de la commercialisation des 96 appartements que comprenait maintenant ce projet. L’architecte explique très bien dans le petit livre édité à l’occasion de l’inauguration de l’immeuble en 1999, ce que fut sa démarche. « Tout en restant dans l’enveloppe du gabarit parisien du XXème siècle, j’ai souhaité couvrir le bâtiment d’un grand toit en ardoise naturelle, rompant ainsi avec les brisis voisins, et rythmer horizontalement les quatre niveaux par des corniches, dont la plus haute se devait d’être monumentale. Le deuxième étage, de grande ampleur et dont l’entourage des baies très ouvragé devait marquer la noblesse, est accentué par un balcon axé sur la composition des trois baies centrales. »
En souvenir des événements, COGEDIM demanda à l’architecte d’insérer dans la façade de la porte d’entrée du 50 rue de Rennes, un moulage de la statue du Dragon qui ornait l’entrée de l’ancienne cour, démolie au début du siècle dernier. Cette statue, réalisée en 1732 par le sculpteur Paul-Ambroise Slodtz, est exposée dans l’aile Richelieu du Musée du Louvre. Elle fut reconstituée en pierre de Saint Maximin et posée en façade.
Sur la rue du Dragon, où les immeubles sont de caractère plus modeste, Raymond Ichbiah décida de conserver la façade de brique et de construire la partie basse en pierre de taille. Entre les deux immeubles, un jardin à l’italienne de 1000 m2, fut conçu par le paysagiste, François Nicoly, avec des tonnelles, des massifs de fleurs, de beaux arbres et des allées piétonnes. Bordant le jardin, un immeuble de conception moderne relie les deux immeubles en façade.
Au cours des réunions de préparation de la commercialisation, l’idée naquit d’utiliser intelligemment la façade au-dessus du Monoprix pour faire connaître, aux très nombreux passants, les particularités de cette opération. Une immense bâche de 400 m2 fut conçue comme une page des célèbres guides touristiques Gallimard, avec des illustrations, notamment du jardin, des détails d’architecture, des légendes. L’étude de la clientèle de cette partie du VIème arrondissement, mit en évidence ses goûts, son style de vie, ses habitudes qu’il convenait de corréler avec les caractéristiques du programme. Une formule définit bien cette clientèle : « Elle aime l’art moderne et possède des meubles de famille ».
Dans les premiers jours du mois d’octobre, j’organisai une conférence de presse dans le salon de l’espace de vente. Les journalistes, la plupart étaient des amis, vinrent nombreux, impatients d’être informés avant tout le monde sur ce qui devait être, et le fut, l’événement immobilier de la rentrée.
Le 15 octobre, l’immeuble fut mis en vente. Le succès fut immédiat. Localement, la bâche avait créé l’événement. Les vendeurs, dans les jours qui avaient précédé, mobilisèrent leurs clients sur le thème de la rareté, du prix et de l’exceptionnalité d’une telle opportunité après une longue crise. Quand le bureau de vente sur place fut ouvert, après avoir laissé quelques jours aux vendeurs pour convaincre leurs clients, il fallut l’aide de la police pour canaliser la foule des clients intéressés qui firent la queue pendant des heures dans l’étroit escalier qui permettait d’accéder au deuxième étage. Chaque jour, j’augmentais les prix en prenant garde de ne pas casser la dynamique.
Le 15 novembre, soixante-dix pour cent des appartements étaient placés. Le petit monde de l’immobilier parisien ne parlait que du « Saint-Germain-des-Prés. Près de la moitié des acquéreurs était originaire du VIème arrondissement ou y avait habité dans le passé. Des étrangers, notamment des Italiens, eurent l’intuition qu’il fallait se décider rapidement pour ne pas manquer cette opportunité.
Ainsi se terminait une de nos plus ténébreuses affaires.
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